La banlieue n’est pas le « paillasson devant la ville où chacun s’essuie les pieds, crache un bon coup, passe » dont parlait Céline : on y vit. À Gonesse par exemple, au nord de Paris, dans le quartier pavillonnaire des Peupliers, des familles modestes y ont inscrit et y inscrivent encore leurs trajectoires sociales. Et parfois même, non sans tension, des formes fragiles de mobilisation. Enquête ethnographique au plus près de promotions incertaines.

Gonesse — terrain de cette recherche [1] — est une commune de près de 25 000 habitants. Elle est située aux marges du secteur de pauvreté du nord-est de l’Île-de-France (Garges-lès-Gonesse, Sarcelles et Villiers-le-Bel) et à l’orée des campagnes périurbaines qui accueillent des classes moyennes et supérieures (Écouen, Senlis…). Situation d’entre-deux qui se retrouve en son sein : on y rencontre des grands ensembles et des quartiers pavillonnaires, comme le quartier des Peupliers.

Ce quartier présente une grande hétérogénéité du point de vue de la date de construction, du type et du prix des maisons [2] : une première phase d’urbanisation s’est déroulée dans les années 1920, autour de deux « cités-jardins », puis le quartier a vu sa population tripler dans les années 1960 avec la construction d’un ensemble de pavillons mitoyens, dits « en bande » ; à partir des années 1970, de petites opérations de lotissements vont étendre le quartier, avec des logements de taille et de valeur très variables, de petites maisons jumelées jusqu’à des villas « Kaufman & Broad ». Un continuum de positions sociales, des ouvriers aux cadres, caractérise ainsi les habitants. Le coeur en est constitué depuis plusieurs générations de ménages « petits-moyens » : employés et professions intermédiaires d’origine populaire [3] . Mais, avec l’accroissement de la part des familles d’origines immigrées et venues de cités HLM, les trajectoires et origines se diversifient. Au cours des années 1990, un nombre important de familles pauvres, originaires pour la plupart de Turquie, s’installent dans les pavillons en bande. L’installation de ces familles a suscité des réactions de rejet parfois très vives et contribué à transformer les significations attachées au fait d’habiter dans ce quartier tout autant que les formes de cohabitation entre voisins. En effet, loin d’être caractérisés par l’isolement ou le repli sur soi, les pavillonnaires des Peupliers ont développé de longue date des formes de sociabilité, mais aussi des modes de mobilisation au sein d’associations, et pour certains au sein des équipes municipales (du centre, de droite puis de gauche). Ces formes de sociabilité et de mobilisation, mais aussi les conflits plus récents qui ont émergé à la suite de l’arrivée de ces nouveaux résidents dessinent les transformations de ce territoire et la fragilité structurelle d’un quartier de promotion, qui demeure potentiellement un quartier de déclassement pour les ménages « petits-moyens » aux ressources modestes ; une fragilité qui est aussi le terreau des formes de droitisation qu’on observe aujourd’hui aux Peupliers.

la « belle époque »

« Avant, les Peupliers, c’était le quartier chic. Les gens étaient propriétaires. Et puis il y avait des gens par là qui habitaient Paris et ils venaient en week-end. C’était le quartier un peu résidentiel. Et j’ai connu des gens en bas [dans le centre de Gonesse], c’était plus paysan, c’était pas si bien. Les jeunes gens du bas, les filles des Peupliers, c’était pas pour eux. Ça se disait comme ça à l’époque, les Peupliers c’était déjà un petit peu au-dessus. »

(Mme Pageot [4], employée de bureau)

« C’était recommandé par les services de l’habitat des grandes entreprises. C’est pour ça qu’à l’époque, c’était une population qui était, je dirais « intéressante », quelque part. Elle était constituée de petits cadres, des cadres moyens. Pas des gros bonnets au niveau des études, mais surtout des gens qui étaient dans une tranche de vie moyenne. »

(M. Lenormand, devenu ingénieur à EDF)

Les tout premiers habitants des pavillons en bande, coeur du quartier des Peupliers, travaillaient pour la plupart dans de grandes entreprises publiques ou privées (EDF-GDF, banques, Citroën, PTT, RATP). Quant à leur position professionnelle exacte, ils cultivent le flou : « petit cadre », « cadre moyen » sont des expressions fréquemment utilisées. En réalité, la principale profession était alors celle d’employé de bureau. Les ouvriers non qualifiés, d’un côté, et les cadres, de l’autre, étaient présents mais minoritaires. Partielle, l’image d’un quartier de « petits cadres » invite en même temps à tenir compte de la pente de la trajectoire sociale plutôt que de la seule position : l’installation aux Peupliers avait pour ces ménages le sens d’une promotion sociale qui se prolongea d’ailleurs souvent par une promotion professionnelle des hommes. Ils étaient aussi de jeunes couples avec deux, trois ou quatre enfants en bas âge. Ce point revient constamment dans les récits, assorti d’un sentiment d’égalité et de ressemblance, comme si le fait d’être parents de jeunes enfants, caractéristique immédiatement visible sur la scène résidentielle, avait éclipsé les différences de statut professionnel. D’autant que, quel que soit leur métier, ces hommes et ces femmes étaient tous d’origine populaire. Certains étaient originaires du Portugal ou d’Italie mais tous étaient nés en France. Et s’ils percevaient ce quartier neuf comme un territoire dédié à une vie nouvelle, c’est aussi qu’ils avaient quitté la province et s’étaient ainsi éloignés de leurs familles d’origine.

La variété des professions et des ressources financières était aussi gommée par le fait que tout le monde avait contracté un emprunt immobilier, en général sur vingt ans, et devait gérer un budget serré, alimenté par un seul salaire, beaucoup de femmes ayant arrêté de travailler pour élever leurs enfants. Il ne semble pas qu’on puisse affirmer, comme on le fait souvent à propos des quartiers neufs, que la nouvelle maison ait ici engendré de nouvelles dépenses dans un climat de compétition sociale [5] . L’acquisition d’un téléviseur couleur ou encore d’un téléphone, loin de susciter des jalousies, se traduisit fréquemment par une collectivisation de son usage entre voisins. Alors que dans les quartiers ouvriers anciens la possession d’un bien rare était immédiatement interprétée comme un signe de « suffisance » ou de « fierté » [6] , dans ce quartier d’employés et de cadres moyens en ascension, les inégalités de possession et de statut étaient acceptées, car perçues comme temporaires.

Si le pavillon en bande, mitoyen et standardisé, fut d’abord un choix par défaut, imposé par des ressources financières modestes dans un marché du logement particulièrement tendu en région parisienne, il devint ensuite un signe matériel d’égalité. Les copropriétés ont fonctionné pendant une dizaine d’années, les habitants se conformant à des normes collectives assez strictes : même matériau et même peinture pour les barrières donnant accès au jardinet frontal, même couleur pour les façades, etc.

Mme Samson : « Moi j’aimais beaucoup parce que tout le monde avait ses petites haies de troène. Tout était peint pareil, parce qu’à ce moment-là, il y avait une espèce de syndic, qui après a été dissout… Mais alors, il fallait que les portes de garage soient peintes avec la même peinture, les volets, tout. Moi je trouvais que ça, c’était coquet. Et puis, ben, petit à petit, y’a plus eu de syndic. Alors chacun fait n’importe quoi ! Et alors, je trouve que ça fait zone, maintenant. C’est plus ce cachet de petite cité… […] Avant, les portes d’entrée étaient grises, les portes de garage étaient vert foncé ; moi je trouvais que tout le monde était pareil […]. Lorsqu’on est en bande, tout le monde n’a pas les moyens en même temps de refaire le toit, de refaire le crépi… Alors, chacun fait à tour de rôle, et ce n’est plus les mêmes teintes, c’est plus les mêmes… Sauf que quand c’est en bande, ça demanderait d’être uniforme. »

(M. et Mme Samson, O.S. chez Citroën puis employé chez un négociant en vin, employée de bureau puis au foyer)

Les relations de voisinage qui se développèrent dans ce quartier pavillonnaire ne se caractérisèrent donc ni par la compétition sociale ni par le repli sur la maison, mais par une ambiance d’égalité : égalité non pas des conditions (telle celle des familles ouvrières que matérialisent les cités minières du Nord) mais des ambitions. Plus que la maison, c’est le quartier qui fonctionna comme espace d’interconnaissance protecteur et aussi émancipateur puisqu’il favorisa la participation heureuse à un style de vie qui n’était pas celui que ces hommes et ces femmes avaient connu dans leur enfance.

Dans ce quartier accueillant une nombreuse population enfantine et dépourvu au départ de tout équipement spécifique, les activités autour des enfants furent sources d’intenses sociabilités. Elles différaient en partie de celles de quartiers populaires, notamment pour les hommes. La sociabilité masculine se noua ici autour de l’éducation des enfants et de la maison (échanges d’outils et de coups de main, soumission collective aux règlements de co-propriété ou achat de petit matériel de jardinage entre co-propriétaires). Tout comme les hommes, les femmes évoquent avec joie l’intensité des jeux enfantins et celle des sociabilités adultes. Impossible d’associer ici travail domestique et isolement, repli sur la maison. Ces femmes au foyer tissèrent des liens extérieurs à la maison : amitiés personnelles mais aussi activités associatives liées à l’Église (catéchisme, secours catholique) ou à l’école (bénévolat à la bibliothèque, parents d’élèves). Bien entendu, ce souvenir d’une sociabilité intense entre familles cache l’existence de plusieurs réseaux caractérisés par une politisation différente, l’un plutôt conservateur, l’autre plus ancré à gauche autour de l’association des parents d’élèves FCPE, dont certains membres appartenaient par ailleurs au PS ou au PC. Mais aussi forte que fût la compétition entre militants de gauche et de droite au sein du quartier, notamment à l’occasion des élections municipales de 1971 et de 1977, où le candidat « sans étiquette » l’emporta de très peu sur la liste PC-PS, jamais elle ne déboucha sur des hostilités et des clivages dans la vie de tous les jours. La discrétion sur les préférences électorales, tout comme l’évitement des conversations politiques, garantissaient l’absence de conflits. Au-delà de positionnements politiques différents, les pionniers partageaient les mêmes normes familiales et de voisinage, une même culture domestique locale.

La confirmation de cet ancrage local collectif se lit dans le maintien (même provisoire) dans le quartier de la génération des enfants qui y sont nés, dont certains, comme le couple Heurtin, se sont même mis en ménage. Arrivés vers l’âge de 12 ans en 1968 dans les pavillons en bande, ils se sont rencontrés à l’occasion de jeux sur la place où habitaient leurs parents respectifs. Puis, en 1977, ils se sont mariés. En 1982, ils ont racheté aux parents de Mme Heurtin leur pavillon en bande et y ont vécu jusqu’en 2002.

« M. Heurtin : Il y a eu plusieurs mariages sur la place. Il y a eu nous, et il y a eu aussi le fils Mollet avec la fille Poinseau […]

— Et alors, vous vous êtes rencontrés où, sur la place Victor Cousin ?

— Absolument ! En partageant certains jeux communs. [] Qu’est-ce qu’on a joué à la balle au prisonnier, à la marelle ! Il y avait le tennis qui était derrière. Et puis après, on a grandi, on discutait tard le soir sur la place. Il y avait un esprit… Mais pas tard le soir comme maintenant, à l’époque c’était exceptionnel !

Mme Heurtin : Mais il y avait un esprit collectif. Mes frères ont joué, pareil, avec les autres enfants, parce que les familles avaient toutes des créneaux d’âge identiques. Et puis il y avait une chaleur [...]. Il y avait les goûters, les anniversaires, les boums ! Et il y a eu des noëls extraordinaires où on s’est réuni sur la place, tous les gens ! […] On sortait tous, et puis on finissait chez quelqu’un. Au nouvel an, ça se faisait également. »

les « Turcs »

Si les années 1960 et 1970 sont le plus souvent évoquées comme une période enchantée par les anciens habitants, en revanche c’est le récit d’une « dégradation » qui domine le discours sur les évolutions. L’installation de réfugiés turcs est évoquée comme l’événement majeur de l’histoire du quartier. Cette représentation est toutefois partielle, puisque c’est en réalité tout un ensemble de transformations qui mettent fin à l’« ambiance d’égalité », entraînant un accroissement des tensions entre voisins.

Les départs d’une partie des premiers habitants des pavillons en bande vers une autre commune ou vers une « vraie maison » (c’est- à-dire une maison de plain-pied non mitoyenne), puis le vieillissement de ceux qui sont restés, accélèrent la décomposition de la culture domestique locale inventée par le groupe des pionniers. Les ménages qui s’installent dans les pavillons en bande sont de plus en plus fréquemment originaires de cités HLM, souvent d’origine étrangère, et cela bien au-delà du cas particulièrement visible des familles nombreuses venues de Turquie. La cohabitation entre anciens et nouveaux habitants, aux trajectoires très diverses, ne reposant plus sur un ensemble de dispositions et de pratiques partagées, s’avère loin d’être évidente. Chez une partie des anciens, cela se traduit par des réactions de xénophobie à l’égard des « Turcs », portées par un thème récurrent dans les entretiens avec les propriétaires « captifs » des pavillons en bande, celui de « l’argent » des familles immigrées. Ils ne comprennent pas comment « les Turcs » ont pu aussi rapidement acquérir les mêmes maisons qu’eux. De sorte que la rumeur alimente sans cesse le soupçon sur « l’argent des Turcs » et creuse l’écart avec eux. L’idée que les pavillons sont payés avec l’« argent des allocs » est souvent latente.

La montée de cette hostilité à l’égard des immigrés est à mettre en relation avec l’expérience de dépossession de leur espace résidentiel qu’ont connue les premiers occupants des pavillons en bande. Les rythmes des jeunes ménages et des anciens, aujourd’hui retraités, ne sont pas les mêmes, les façons d’aménager les abords des maisons et d’utiliser les jardins non plus. Ce qui faisait le charme du quartier, aux yeux des pionniers, c’était le respect des règles de copropriété et le soin que chacun apportait à son pavillon et à son jardin. Or, les règles communes ne sont plus appliquées et les nouveaux habitants n’entretiennent pas tous avec la même rigueur leur pavillon. Beaucoup d’entre eux n’ont en effet pas les moyens de s’occuper des extérieurs de leurs maisons : les crépis des façades seraient à refaire et les barrières des jardins devraient être changées ou réparées.

Même si les familles réfugiées s’occupent de leur jardin, elles n’en font souvent pas les mêmes usages que les Français restés dans le quartier. Alors que pour ces derniers, les jardins avaient principalement une fonction d’agrément, auxquels ils apportaient un soin parfois méticuleux, les nouvelles familles les utilisent de manière différente : en de nombreux cas, les dalles de béton recouvrent désormais les pelouses et les arbres ont été coupés. Autant de fautes de goût pour leurs voisins qui se désolent de ce nouvel usage.

« Ça fait cité maintenant » disent par exemple Mme Sanchez ou Mme Samson : elles déplorent particulièrement l’installation d’une multitude d’antennes paraboliques sur la plupart des façades, ces antennes renvoyant l’image d’un nouveau ghetto immigré à l’instar de ce que sont devenus à leurs yeux les grands quartiers d’habitat social [7] .

promotions menacées

Les transformations qui suscitent des clivages dans le quartier se produisent également au-delà de la zone des pavillons en bande, dans l’ensemble des lotissements et villas construits des années 1980 aux années 2000. Cette zone, couramment appelée « les nouveaux Peupliers », est hétérogène, tant en termes de logement que de composition sociale : une minorité de cadres (informaticiens, ingénieurs, professions libérales) s’y est installée, notamment dans les villas cossues « Kaufman & Broad ». Exception faite de cette minorité de cadres, dont le passage dans le quartier est parfois transitoire, la plupart des ménages qui ont acheté dans cette zone peuvent être caractérisés comme des ménages de « petits- moyens ». Comme la génération précédente, ce sont le plus souvent des enfants d’ouvriers et d’employés, pour partie des enfants d’immigrés, devenus employés ou professions intermédiaires (agents administratifs, employés de commerce et de la fonction publique territoriale et hospitalière, chauffeurs de bus ou comptables). L’accès à la propriété pavillonnaire a souvent été coûteux pour eux. Pour ceux qui ont grandi dans les cités des environs, elle est de plus indissociable d’un désir de prise de distance avec l’univers de la cité et tous les phénomènes de stigmatisation qui lui sont désormais attachés. Pour ces pavillonnaires qui ont pu s’extraire de la cité, la crainte est grande que leur nouveau quartier puisse à son tour être affecté par des formes de dégradation et qu’il ne suffise pas à préserver leurs enfants de difficultés scolaires ou de mauvaises fréquentations. Cette crainte aiguise la perception des inégalités entre familles du quartier et alimente parfois des relations tendues au voisinage.

Karima Dhif et son mari ont acheté en 2003 un pavillon des « Nouveaux Peupliers » qui était moins cher que les maisons voisines car les premiers propriétaires divorçaient. La maison fait 80 m2, mais le jardin est assez vaste. Nadia, la soeur de Karima, vivait déjà dans le quartier. Leurs parents sont algériens (père ouvrier, mère au foyer). Karima, titulaire du baccalauréat, est agent administratif, employée de catégorie C (comme sa soeur), dans une université. Son mari, originaire du Maroc, est machiniste à la RATP. Karima a grandi dans une cité de Bondy, avant de s’installer dans une autre cité après son mariage. C’est pour « fuir la zone » que le couple s’est engagé dans l’accession à la propriété.

Le désir de respectabilité de ce couple de petits fonctionnaires a participé de l’acceptation des contraintes financières liées à l’accession du pavillon, mais il structure également le rapport de Karima Dhif au lotissement. En effet, ce dernier se situe non loin de zones d’habitat social et jouxte les pavillons en bande des Peupliers qui regroupent maintenant de nombreuses familles plus pauvres. Cette proximité nourrit une véritable angoisse chez Karima, comme chez sa soeur ou d’autres voisins aux trajectoires proches, qui redoutent d’être amalgamés, tout à la fois avec les habitants de cités et les familles « turques » des Peupliers, par leurs voisins des classes moyennes et supérieures. Ils craignent les effets d’une dévalorisation du quartier sur leur statut social et, surtout, sur l’avenir de leurs enfants. C’est particulièrement sur l’école que se cristallisent ces inquiétudes.

Karima Dhif explique ainsi qu’elle n’aurait pas hésité à placer ses enfants dans le privé si elle était restée dans sa cité. À présent qu’elle ne peut plus le faire, compte tenu des mensualités élevées de son emprunt, elle se résigne à les inscrire à l’école Victor Hugo, où sont inscrits la plupart des enfants des familles immigrées du quartier. Elle livre sa surprise à la découverte de cette école qui lui rappelle celle de la cité :

« Mon mari la première fois il m’a dit : « On est à Blanc- Mesnil ou quoi ? » Mais vraiment, c’est pas possible, dans la cour y’a que ça (en rigolant) ! 60% de Turcs, 20% de Maghrébins, après il reste… Mais dans la cour à Blanc-Mesnil, y’avait que des Blacks (en baissant la voix). Ils sont gentils, les mamans aussi, elles sont super gentilles (elle rigole). On est arrivé là : « mais c’est pas vrai mais ils sont où les Blancs ? » (en rigolant). C’est turc ! […] J’ai eu très peur, j’ai entendu des choses pas bien sur cette école… Beaucoup de gens ont demandé des dérogations pour aller justement sur l’autre école Émile Zola où il y a moins de Turcs, c’est pour ça. Mais moi depuis que je suis là-bas, je leur ai dit aux gens : Écoutez, moi je viens carrément de l’extérieur, moi aussi j’ai eu peur, mais j’ai pas fait de dérogations et je peux vous dire que vous allez pas trouver une équipe pédagogique partout comme ça ! »

Ne pouvant la fuir, elle a décidé de s’y impliquer à travers la FCPE. On retrouve dans cette conduite la stratégie des parents qui, ne pouvant échapper aux établissements scolaires mal réputés, développent une « stratégie de colonisation » de l’école, qui repose notamment sur une présence intensive et une vigilance de tous les instants [8] . Mais cette stratégie butte incontestablement sur le peu de force des parents, rares à se mobiliser dans le lotissement. Bon nombre de parents attendent l’entrée au collège pour changer leur enfant d’établissement, soit par le jeu des options, soit par l’entrée dans le privé.

Loin de l’ambiance d’« égalité » des années 1960, ce sont donc des rapports tendus qui caractérisent désormais une partie des relations de voisinage aux Peupliers : rejet des « Turcs » ou sentiment de dépossession chez les anciens pionniers ; crainte de la perte de respectabilité et d’être rattrapés par la dégradation des quartiers HLM ; angoisse de la compétition scolaire pour les plus jeunes ménages venus des cités.

Tel est le point de vue de Samira Ben M’Rad, mère de trois enfants, secrétaire de direction dans une caisse de retraite, dont le mari est employé. Commentant l’évolution du peuplement, elle dit ainsi : « On sent que ça se dégrade. Plus ça va et plus on constate que, quand il y a des départs, plus on a des… On a l’impression que les [« vieux »] Peupliers vont encore avancer ici, au fur et à mesure que les gens vont partir ». Elle-même signale dans l’entretien qu’elle est algérienne et que son propos ne saurait manifester du racisme. Mais elle tient en même temps à se distinguer des « nouveaux » qu’elle n’ose pas nommer.

Moins de sept ans après avoir acheté dans le quartier, Samira Ben M’Rad envisage ainsi d’en partir à son tour, peut-être pour se rapprocher de ses parents à Aulnay-sous-Bois où elle a passé son enfance, en achetant un pavillon dans la partie favorisée de cette commune. Elle venait de renégocier la durée de son prêt au moment où nous l’avons rencontrée, de manière à rembourser plus vite pour pouvoir contracter un nouvel emprunt. Son anticipation d’une « baisse du niveau du quartier » l’amenait à juger préférable de continuer à serrer son budget alors même qu’elle aurait pu bénéficier de marges de consommation un peu plus grandes.

mobilisation et droitisation

L’homogénéité des pionniers en termes de génération, de position dans le cycle de vie et de pente des trajectoires a été à l’origine d’une conscience précoce d’intérêts communs à défendre. Son délitement, à partir de la fin des années 1970, ne serait-ce que du fait des transformations du peuplement (départ d’une partie des anciens retournés en province ou partis vers des communes plus aisées, arrivée de nouvelles populations moins dotées, pour partie immigrées ou d’origine immigrée), s’accompagne de conflits de cohabitation et d’une montée du vote pour le Front National. Dès les élections européennes de 1984, le FN recueille 17% et 19% des voix dans les deux bureaux des Peupliers (19% également sur l’ensemble de Gonesse contre 11% en France). C’est le début d’une progression continue durant plus de 20 ans, avec des percées fréquentes au- dessus de 25%.

Des formes de mobilisation perdurent, mais elles peinent à définir une nouvelle conscience commune. Une partie des anciens, par exemple, manifeste des formes de soutien envers les nouveaux arrivés : c’est notamment le cas des Samson qui, dans la continuité de leurs investissements antérieurs, rendent régulièrement service à leurs nouveaux voisins turcs (aide aux devoirs pour les enfants, prêts d’outils). Ces relations de voisinage sont fréquemment teintées d’ambivalence, les styles de vie étant jugés trop différents pour permettre des affinités semblables à celles du passé. D’autres habitants ont investi le bureau de quartier (on y trouve des « anciens » et des habitants plus récents, arrivés dans les années 1980 et 1990) [9] : les réunions permettent tout à la fois de discuter des projets de la mairie pour le quartier, et de centraliser les doléances (nombre de discussions portent sur les problèmes de stationnement, de circulation, de petite délinquance). Ce bureau est cependant traversé par un clivage interne entre ceux qui réclament davantage de sécurité, une intervention accrue des forces de l’ordre, et ceux qui militent pour des politiques socio- éducatives. C’est notamment le cas d’Isabelle Fayard, déléguée socialiste du quartier, par ailleurs médecin scolaire : âgée d’une quarantaine d’années, issue de l’immigration italienne, ayant grandi dans une commune minière de l’Est de la France, elle s’est particulièrement engagée dans un projet de création de centre social dans le quartier, afin d’avoir un lieu permettant aux habitants de se rencontrer. L’un des jeunes d’une famille de réfugiés, Paul Günes, étudiant en droit âgé de 27 ans, s’est lui aussi investi dans le bureau de quartier, dans l’idée de lutter contre la stigmatisation dont sa communauté fait l’objet. Les pères originaires de Turquie se mobilisent d’autres manières : ils sont peu présents dans les instances de la démocratie locale, mais rencontrent parfois le maire pour évoquer les nuisances que peuvent causer certains de leurs enfants. Dès l’été 2005, à la suite de débordements lors du 14 juillet (incendies de haies), ils ont ainsi organisé des « rondes » les soirs afin de s’assurer que les jeunes ne traînent pas dans les rues. Aujourd’hui comme dans les années 1960, la vie pavillonnaire n’est donc pas nécessairement synonyme de repli sur soi, de conservatisme, d’individualisme.

L’élection présidentielle de 2007 exprime toutefois une droitisation d’une partie des petits propriétaires du quartier. Nicolas Sarkozy capte une partie de l’électorat frontiste et distance la candidate socialiste de 7 à 12 points selon les bureaux (alors qu’elle le dépasse de plus de 20 points dans la cité voisine). Si les cadres des zones les plus récentes des Peupliers penchent plutôt à gauche (cette orientation étant sans doute à mettre en relation avec le fait qu’ils se situent souvent au bas de leurs groupes d’appartenance), tout comme les agents des services publics, les employés du privé en revanche se sont nettement prononcés en faveur du candidat de l’UMP [10] . Ce vote manifeste à la fois un désir d’ordre et une condamnation des « assistés » : les petits propriétaires situés juste au seuil des classes moyennes se sont reconnus dans le discours libéral de Nicolas Sarkozy valorisant les « méritants » pour mieux les opposer aux bénéficiaires des aides sociales. Certains enquêtés interviewés bien avant la présidentielle évoquaient de manière récurrente ce thème du « mérite » pour mettre en relief leurs « efforts » pour « évoluer dans la société » et le sentiment d’injustice qu’ils ressentent.

C’est le cas de Mme Hancel, propriétaire d’une maison dans les « Nouveaux Peupliers », rencontrée en 2005, âgée de 32 ans : licenciée de son emploi d’esthéticienne, elle s’est mise en congé parental à la naissance de son troisième enfant. Son mari est technicien chez Citroën. À force d’économies, ils ont pu quitter le quartier HLM où ils s’étaient d’abord installés et accéder à la propriété (profitant d’un prêt du 1% patronal et d’un prêt à taux zéro). Mais le remboursement du crédit est venu s’ajouter aux autres dépenses — impôts fonciers et locaux, coûts de l’eau et surtout du chauffage — alors que leurs revenus diminuaient du fait de son licenciement : du coup, ils hésitent à se lancer dans des travaux d’agrandissement même si la maison est trop petite pour que chacun des trois enfants dispose d’une chambre. L’insatisfaction liée au décalage entre les ressources réellement détenues par le couple et le projet d’améliorer ses conditions d’existence, ce que Mme Hancel appelle mener « une vie normale », est au principe de son « dégoût pour la banlieue » et de son adhésion au discours de Sarkozy et à son programme. Elle se plaint très ouvertement des comportements des populations immigrées des Peupliers sans crainte de paraître « répressive » ou même « raciste ». Elle juge « anormale » la présence des « Turcs », qui forment à ses yeux « un ghetto » dans le quartier. Elle ne fait pas preuve de cette prudence verbale qu’on rencontre chez les habitants du quartier plus diplômés ou plus sensibilisés à l’antiracisme. Ses origines « mêlées » — son père est un Vietnamien qui a fui son pays dans les années 1960 — semblent l’autoriser à condamner les immigrés récents tout en la protégeant de toute accusation de racisme. Non politisée, elle vote « pour le maire » (PS) lors des municipales, mais ignore quel est son parti : « Moi, la politique… Je me force à aller voter ! Moi, ça me saoule, si ce n’est quand j’entends les impôts qui augmentent… Là, ça me révolte ! Là, vous m’entendez râler… » Son discours sur les impôts la classe plutôt à droite, de même que sa perception de l’ordre public. Deux ans avant la présidentielle, elle disait ainsi préférer Sarkozy « pour tout ce qui est sécurité ».

Ce qui peut paraître paradoxal, c’est que la population cible de ces discours, la population réfugiée de Turquie, est finalement portée au même type de positionnement dans une logique similaire : elle aussi souhaite se distinguer des « mauvais » immigrés, faire preuve de son intégration dans la société française (du fait de leur statut de réfugiés politiques, les familles originaires de Turquie ont pour la plupart demandé leur naturalisation), et lors des présidentielles, elle a majoritairement voté pour le candidat de l’UMP (certains ayant auparavant voté FN semble-t-il pour les mêmes raisons). C’est en tant que propriétaires et « gens méritants » que ces réfugiés s’opposent aux « immigrés des cités ».

En définitive, si nous refusons la thèse de la « moyennisation » de la société française, ne serait-ce que parce qu’elle euphémise les conflits de classes tout autant que l’hétérogénéité des classes moyennes, il semble indispensable de penser les transformations contemporaines de larges franges du salariat d’exécution [11] . En remontant aux années 1960 et 1970, qui ont vu se « détendre » les mécanismes de la reproduction, jusqu’à la période actuelle, marquée par leur durcissement [12] , il s’est s’agi d’analyser les conditions de possibilité et les effets variés des « petits déplacements sociaux » [13] . Étudier un quartier pavillonnaire de la banlieue parisienne, espace de résidence de plusieurs générations de « petits-moyens », permet de comprendre la manière dont la maison et plus largement le quartier peuvent être le support d’ascensions sociales modestes, voire le théâtre d’une affirmation statutaire. Contrairement à des représentations hâtives, deux éléments importants ressortent de notre enquête : d’une part, les nouveaux clivages n’opposent pas nécessairement « Français » et « immigrés », et doivent être aussi analysés en référence avec les positions et trajectoires sociales finement caractérisées. D’autre part, l’accentuation des tensions n’exclut pas de nouvelles formes de mobilisation, mais celles-ci ne parviennent pas autant que par le passé à construire une appartenance commune au-delà des différences. Si les pionniers des années 1960 étaient unis par des positions dans le cycle de vie, des trajectoires et des styles de vie relativement proches, l’hétérogénéité actuelle et l’incertitude des promotions sociales rendront plus complexe la définition d’intérêts collectifs à défendre.

Notes

[1Cet article présente des éléments d’une enquête collective sur les pavillonnaires ; celle-ci fait l’objet d’un ouvrage à paraître en mars 2008 à La Découverte sous le titre La France des « petits-moyens ». L’enquête a associé des étudiants (de l’ENS, de l’Université Paris 1, du Master Enquêtes, Terrains, Théories de l’ENS-EHESS), et des enseignants-chercheurs (outre les auteurs de cet article : Jean-Pierre Hassoun, Nicolas Renahy, Anne-Catherine Wagner, Florence Weber) pendant une période de trois ans. En partie réalisée dans le cadre du département de sciences sociales de l’ENS, elle a été financée par la Mission à l’ethnologie du Ministère de la Culture et par la Ville de Gonesse.

[2Contrairement à ce que laissent accroire les thèses sur le « séparatisme social des classes moyennes », en région parisienne les situations de mixité sociale, de cohabitation entre classes populaires et classes moyennes sont très fréquentes. Voir Edmond Préteceille, « La ségrégation sociale a-t-elle augmenté ? La métropole parisienne entre polarisation et mixité », Sociétés Contemporaines, 2006, n° 62, p. 69-93.

[3Les ménages situés entre le haut des classes populaires et le bas des classes moyennes deviennent d’autant plus nombreux que les manières de les désigner manquent. « Petits-moyens », repris d’une expression par laquelle une enquêtée se situait socialement, permet d’éviter d’« écraser » les spécificités de ces populations, ce qui aurait été le cas si nous avions repris des catégories forgées dans d’autres contextes, comme « ouvriers pavillonnaires », « petits- bourgeois », « nouvelles classes moyennes salariées », « classes populaires respectables ».

[4L’ensemble des noms a été modifié afin d’anonymiser les interviewés.

[5Selon Michael Young et Peter Willmott, c’est ce qui se passe à Greenleigh, en Angleterre, au début des années 1950 (Le Village dans la ville, CCI, 1983 [1957]). De telles observations sont aussi formulées par Jean-Claude Chamboredon à propos des grands ensembles des années 1960.

[6C’est aussi ce que décrit Henri Coing à propos d’un quartier ouvrier parisien à la fin des années 1950 : Rénovation urbaine et changement social, Editions ouvrières, 1966, p. 76.

[7Consciente de cette évolution, la commune obtient d’ailleurs l’inscription du quartier dans le « contrat de ville ». Ce dispositif de la Politique de la ville qui réunit l’État et des collectivités locales vise à mener des actions spécifiques (scolaires, économiques, en matière de sécurité, de logement) dans des zones fortement touchées par des formes de précarité ; il est en général réservé aux quartiers d’habitat social.

[8Agnès Van Zanten, L’École de la périphérie. Scolarité et ségrégation en banlieue, PUF, 2001, p. 101.

[9Le bureau de quartier est une instance de la démocratie locale présidée par une conseillère municipale désignée par le maire. Y siègent également des habitants désignés par le Conseil de quartier, ouvert à tous les habitants. Les membres du bureau se réunissent environ une fois par mois : ils préparent les séances du Conseil de quartier, discutent les projets de la mairie pour le quartier, font remonter les doléances, etc.

[10Voir l’analyse du questionnaire sortie d’urnes que nous avons fait passer auprès des électeurs d’un des bureaux des Peupliers lors du premier tour de la présidentielle (ouvrage à paraître, op. cit.).

[11Pour des synthèses récentes : « Haut, bas, fragile : sociologies du populaire. Entretien avec Annie Collovald et Olivier Schwartz », Vacarme, n° 37, Été 2006, p. 50-55 ; Gérard Mauger, « Les transformations des classes populaires en France depuis 30 ans » in Pierre Cours-Salies, Jean Lojkine, Michel Vakaloulis (dir.), Nouvelles Luttes de classes, PUF, 2006, p. 29-42.

[12Sur l’intérêt et les limites de l’approche diachronique, nous renvoyons à l’ouvrage à paraître, (op. cit.).

[13Bernard Lahire, « Petits et grands déplacements sociaux » in La Culture des individus, La Découverte, 2004, p. 411-470.