un blind test pour Elephant
par Emmanuel Burdeau
Dans un trimestriel, l’actualité de ce qui sort au cinéma ou passe à la télévision s’inscrit avec un léger retard. Ce décalage peut être la bonne vitesse. Parce qu’il offre hauteur et recul ? Parce qu’il permet au contraire de prendre en compte, en même temps qu’un film, la rumeur publique et critique qui n’a pas cessé de l’escorter. Premier essai avec Elephant, film-monstre.
Revenir aujourd’hui sur Elephant ? À quoi bon, si c’est pour en chanter après tout le monde la beauté sans laisser résonner autour d’elle la large gamme de ses ambivalences. Ambivalence de ce que le film produit, ambivalence des commentaires qui l’ont accompagné. Par chance, celles-ci trouvent un premier condensé dans le jeu des deux interprétations les plus fréquemment suscitées par le titre. L’une se réfère à la fable désormais fameuse de l’aveugle qui, promenant ses mains en divers endroits de l’animal, se trompe quand ensuite il s’agit de le nommer. L’autre, proposée par Gus Van Sant lui-même, évoque plus banalement l’entrée fracassante d’un poids lourd dans un magasin de porcelaine, aveugle au carnage qu’il y fait.
Traduction : d’un côté, le spectateur d’Elephant s’avoue contraint à une saisie seulement partielle de sa complexité, privé de la certitude apaisante d’un sens général. Mais de l’autre, le film lui-même avance sans vision parfaitement claire de sa force — opaque en particulier à la tuerie qui dévaste le collège où brillait il y a un instant encore la fragile bimbeloterie ado.
Aveuglant aveuglé, tel est donc le pedigree de la bête. Reste à déterminer, pourquoi pas en y isolant trois images, selon quelle figure croisée celui-ci imprime son curieux tatouage.
La première image est le plan que les deux tueurs, Eric et Alex, ont tracé à la main et en couleurs nombreuses du collège, de son architecture intérieure, de l’itinéraire qu’ils y emprunteront bientôt. Au matin du massacre, ils l’examinent une dernière fois, tandis que de brefs flashes forward les montrent déjà à l’œuvre — having fun, comme ils disent.
Difficile de ne pas s’en faire la remarque, ce dessin présente plus d’une familiarité avec celui que, pour Libération, GVS a esquissé des trajets des ados tout au long de son film. Ça prouve quoi ? Tout simplement qu’il n’y a pas, malgré ce qui a parfois été dit, deux régimes séparés de mise en scène dans Elephant. Un pour Elias, John, Michelle et autres créatures célestes : steady-cam, glissade sur coussins d’air, libre circulation dans les couloirs. Un pour les tueurs : immobilité, boucle qui se boucle, mortelle clôture. Utilisé au moment de leur découverte, le panoramique à 360° ne leur revient pas exclusivement, qui enrobe aussi le débat à l’Association pour la Fraternité Homos-Hétéros (ce sera notre troisième image). Surtout, cette ressemblance entre dessins rend manifeste que le massacre, loin de s’opposer de manière symétrique à la déambulation ado, en réalise absolument le programme. Purs curseurs, les collégiens font dès le départ d’idéales cibles mouvantes pour les guns vengeurs d’Eric et Alex. S’isole ainsi un aspect central d’Elephant, terrible point final à l’actuelle vogue teen-age. Si vous considérez que l’adolescence est bien cette pause hors-narration, cette stase que cinéma et télé fantasment depuis deux ou trois ans, vous avez le choix, dit grosso modo GVS. Soit elle vaque sans destination, mais alors, sublime et nulle, elle est égale au rien aérien qu’elle balade en permanence. Soit elle va malgré tout quelque part, mais alors c’est dans le mur, vers le couronnement et la destruction que son désœuvrement n’a cessé de préparer.
Il y a plus. En effet, ces croquis rappellent aussi, comme le relève Libé, ceux qu’affectionnait pour son propre travail un des dieux du contrôle et du cinéma dit classique : Fritz Lang. Ça prouve quoi ? Tout simplement qu’il faut entendre ici l’expression de mise en scène dans son acception la plus entière. On s’est demandé, par exemple, comment lire ce plan où GVS, de même que dans tel jeu de baston dont est fan Eric ou Alex, épouse le point de vue d’une mitraillette. Hommage tendancieux ou détournement ironique du video game ? C’est plus brutal que ça. L’assimilation de l’objectif de la caméra à la lunette d’un fusil n’est pas neuve, elle remonte aux débuts du cinéma, où l’équivalence filmer / viser exista tout de suite. Moins loin de nous, elle remonte à Lang toujours, et spécialement à l’ouverture de Man Hunt (1941), où Walter Pigeon tient en joue Hitler sur sa terrasse puis, in extremis, abaisse son arme.
Certes, GVS n’opère pas de tri entre personnages par les vertus autonomes du cadrage et du découpage. Mais ce n’est pas par incapacité ou refus de porter un jugement, quel qu’il soit, sur la tuerie. Et encore moins parce que son film appartiendrait à un âge postérieur à celui d’une conception morale du cinéma — un âge de la glisse et de la pure disposition horizontale, de l’ambiance et de la boucle. C’est parce qu’à l’actualité directe de Columbine, des jeux vidéos, de l’adolescence sans boussole, voire de la télé-réalité, Elephant joint une ambiguïté originelle de la mise en scène, où la distribution des corps dans l’espace et le réglage attentif de leurs déplacements, s’apparentant à une mise en grille, anticipent toujours, symboliquement au moins, leur mise à mort.
La deuxième image est le baiser qu’échangent Eric et Alex sous la douche. Ecoutez bien le dialogue qui y conduit. Un des deux chuchote : Bon, voilà, dude, je crois bien que c’est aujourd’hui que nous allons mourir. Puis l’autre : Ouais… T’as déjà embrassé quelqu’un, toi ? — Jamais. C’est alors que le brun et le blond, bras autour du cou et bouche contre bouche, etc.
Abondamment commentée, cette étreinte a été une pièce décisive à l’intérieur de la grande interrogation déclenchée par Elephant : prétend-il expliquer Columbine ? Dans l’ensemble on a répondu non, précisant que, si GVS effleure toutes les causes éventuelles — homosexualité, télé, jeu vidéo, Internet, mal-être du jeune en cours de chimie, ou encore, un plan s’y attardant : Beethoven et Shakespeare —, c’est pour mieux en esquiver le caractère forcément réducteur. Bien sûr. Mais le problème est peut-être ailleurs. Dans le mouvement de la scène de la douche, une étrange inversion fait que le baiser vient davantage comme conséquence que comme cause du massacre désormais imminent. C’est parce qu’ils savent que c’est pour la première et la dernière fois, au futur antérieur déjà, que le brun et le blond, bras autour du cou et bouche contre bouche, etc.
La radicalité d’Elephant est moins de casser le système causal de la fiction traditionnelle, que de ne ménager aucun intervalle entre le détail glorieusement élu et la grande fin finale, la mort au bout du couloir. Tourné autrement : GVS décrète entre liaison et déliaison une tragique équivalence de règne. La liaison domine, puisque tout circule et bifurque, tout se noue et se renoue sans arrêt, dans l’espace comme dans le temps. Mais la déliaison idem, par l’enfermement superbe de chaque ado en lui-même, par le suspens dont fait cadeau le ralenti, par la tuerie enfin. Au fond, Elephant est pareil à l’am-stram-gram par quoi il feint de se clore, dans la chambre froide où Alex tient l’unique couple du collège sous le respect de sa mitraillette. Bien que chaque pas ou syllabe n’y sonne que pour lui-même, solitaire, absurde peut-être, l’ensemble égrène un compte à rebours, une série dont le terme s’annonce très tôt fatal. C’est cette singulière musique à deux temps, rappelez-vous, qui sur votre siège vous a simultanément ravi et écrasé.
On voit bien quelle question se profile alors. Comment extraire un événement des schémas sociologico-psychologiques, comment le rendre à sa puissance de surgissement sans le verser dans le ravin inverse de l’inéluctabilité ? Il n’est pas dit que GVS échappe totalement à cet écueil. C’est pourquoi un légitime souci transparaissait des propos de ceux, rares mais tenaces, qui l’ont attaqué au prétexte qu’il balaie toute velléité d’explication de Columbine par la seule ampleur de son geste d’art. Un besoin de causes naît en effet à la vision d’Elephant, parce qu’elles seules, suppose-t-on, introduiraient du jeu entre le strict pas à pas de la marche et le monstre qui attend sur la ligne d’arrivée. Ce besoin n’est pas ennemi de l’esthétique. Plutôt qu’un verrou, il réclame un peu de possible afin de percer l’édifice circulaire où, sous la douche comme ailleurs, cause locale et conséquence ultime paraissent s’entre-appartenir de toute éternité.
Tissée de mots, la troisième est comme promis la discussion à l’Association pour la Fraternité Homos-Hétéros. L’enjeu du jour y est de déterminer si, dans la rue, un homo se reconnaît à certains signes distinctifs : tenue, démarche… La parole tourne, la caméra avec elle. Jody soutient que certains signes ne mentent pas, Bobby que leur diversité est trop riche, Johnny qu’il n’y en a pas sur quoi s’appuyer sans équivoque. Du colloque, rien de solide ne ressort, sinon ceci : si l’homosexualité se dérobe au déchiffrement, ce n’est pas par neutralité ou même ruse, mais parce qu’elle baigne intégralement dans une économie généralisée que définit un double excès, des signes et des lectures qu’ils autorisent.
Cette scène, la seule d’Elephant où un authentique discours cherche à se formuler, y tient une place évidemment capitale. Elle traduit dans le langage de ce que la mise en scène ne cesse par ailleurs d’effectuer dans l’espace et dans le temps : une égalité montée en spirale du différent et de l’indifférent. Par là, elle porte la difficulté sur un terrain plus spécifiquement politique. Frappe alors à nouveau une espèce de flottement ou de vacance, comme si en tout domaine GVS avait soin de s’afficher sans opinion, suisse ou normand. La réunion congédie toute prise de position marquée, y compris celle, gentiment progressiste, qui défendrait un épanouissement de l’homosexualité loin des réseaux trop rigides de signification.
Que faire d’une polémique si minutieusement dégonflée ? D’abord y lire un plaidoyer tacite de GVS en faveur des ados qu’il piste amoureusement. S’il est vrai que leur errance les voue d’emblée au pire, le cinéaste caresse l’ambition folle de les faire apparaître et exister dans un plein rayonnement de signes qui, pour autant, les laisse vierges de la moindre estampille. Certains ont parlé d’un étalage de joliesse publicitaire, mais Elephant va plus loin. Il imagine que, par la collection célibataire de ce que chacun arbore (coiffure, tee-shirt, bracelet…), John, Elias, etc. puisse n’être le totem ou la mascotte que de lui-même, temporairement soustrait, plus encore qu’à la mort, à la contagion propre aux signes du monde.
Ensuite l’entendre pour ce qu’elle est sans doute, une adresse au spectateur ou au critique. Avec cette scène, GVS paraît d’avance barrer la route à quiconque voudrait tirer leçon de son travail. Cette réserve indique pourtant de manière transparente que l’objet du cinéaste est le commun, ce qu’une communauté tire du regard qu’elle jette sur elle-même. C’est en ce sens qu’Elephant constitue une sorte de défi au commentaire. Parce que, traitant du politique, il s’emploie à en paralyser les codes. Et parce que sa beauté ne se sépare pas d’un pessimisme (même la main hésitante du père dessoûlé sur l’épaule de son fils est un mouvement de désarroi, davantage que de refondation), alors qu’il est tellement plus facile de superposer son enthousiasme à celui qu’un film diffuse spontanément.
Sur ce point, deux remarques pour finir. Un : ce coup-ci encore l’étiquette de chef-d’œuvre a permis de rabattre sans effort une multiplicité sur une perfection supposée. Et deux : c’est précisément la profusion et en dernière instance le silence des signes dans Elephant qui démontrent, si l’on en voulait confirmation, la nécessité d’une ouverture et d’un dépli critiques.