dialogue entre l’adolescent et l’homme
Pour Michel Valensi
Ce que dit l’adolescent : Je sens en moi deux hommes, un qui veut le plaisir, l’autre le bien. Comme je satisfais tantôt l’un, tantôt l’autre, ma vie est partagée.
Ce que dit l’homme : Mais le bien est-il agréable ou non ?
L’adolescent : Certes, sans quoi il ne serait pas le bien.
L’homme : Et le plaisir qu’est-ce que c’est ?
L’adolescent : C’est la possession des choses plaisantes.
L’homme : Quand tu as donné satisfaction à ton « je » qui veut le plaisir, il ne te manque donc plus rien alors ?
L’adolescent : Si, parce que tout ne se réalise pas d’un seul coup.
L’homme : Alors le « je » qui veut le plaisir ne veut pas toujours la même chose mais tantôt l’une, tantôt l’autre ?
L’adolescent : Certes.
L’homme : Pourquoi alors ne parlerions-nous pas des « jes » [1] et non du « je », s’il arrive que celui-ci soit différent. Veux-tu que nous disions ainsi ?
L’adolescent : Disons-le.
L’homme : Ces « jes » sont toujours tous insatisfaits sauf un : celui qui se satisfait.
L’adolescent : D’après ce que nous avons dit.
L’homme : Et celui qui se satisfait est aussi le même jusqu’à ce qu’il ne soit plus satisfait ?
L’adolescent : C’est sûr.
L’homme : Et une fois satisfait, il ne parle plus de sorte que l’on peut dire qu’il a de la voix tant qu’il n’est pas satisfait.
L’adolescent : Oui.
L’homme : Alors une seule est la voix des « jes » : l’insatisfaction, même quand tu fais ton possible pour les satisfaire.
L’adolescent : Il semble.
L’homme : Et le bien satisfait un seul de ces « jes » ou peut-il tous les satisfaire ?
L’adolescent : Tous, s’il est le bien.
L’homme : Et alors la voix de tous ces « jes » s’accorde non pas à réclamer ce qui satisfait l’un ou l’autre des « jes », mais à réclamer le bien.
L’adolescent : Il semble.
L’homme : Et alors cette voix est la même que celle de l’autre « je » que tu disais le meilleur, celui qui, justement, voulait le bien.
L’adolescent : Cela semble ainsi.
L’homme : Alors, de la multiplicité de tes « jes » qui croient se satisfaire différemment et ne le peuvent pas, s’élève une seule voix qui, niant chaque fois les satisfactions particulières illusoires, réclame le bien qui les satisfait tous. De même que c’est dans ce bien que tu deviendras un, ainsi ta personne toute entière n’est que volonté d’être un homme.
(traduit de l’italien par Gilles A. Tiberghien)
Post-scriptum
Carlo Michelstaedter, né à Gorizia en 1887, s’est donné la mort en 1910 à l’âge de vingt-trois ans au moment où il mettait la dernière main à ce qui devait être sa thèse de Laurea, publiée après sa mort et traduite sous le titre La Persuasion et la rhétorique par Marilène Raiola aux éditions de l’Eclat en 1989. Le texte qui suit est un court dialogue extrait du volume Il dialogo della salute e altri dialoghi, paru chez Adelphi, fin 1988, et écrit en 1910.
Notes
[1] Michelstaedter crée le mot « ii » comme pluriel de « io » ; aussi en français avons-nous, sur le même modèle, mis un « s » à « je » pour traduire ce pluriel.