Vacarme 26 / cahier

La suppression annoncée du lundi de Pentecôte, mélange d’ardeur idéologique et d’incohérence économique, risque fort d’amener le gouvernement , non seulement à se contredire, mais à illustrer la versatilité de ses principes libéraux.

« L’avenir de la France n’est pas d’être un immense parc de loisirs » (Jean-Pierre Raffarin, le 21 septembre 2003). « Notre prospérité viendra d’abord du travail plutôt que des loisirs. Combien de dizaines de points de base de croissance en plus si chaque Français troquait une demi-heure quotidienne de télévision contre une demi-heure de travail supplémentaire » (Michel Pébereau, le 6 octobre 2003).

Le 26 août 2003, Jean-Pierre Raffarin, devançant Jacques Chirac, annonce la suppression d’un jour férié en solidarité avec les personnes âgées. « Ceux qui travaillent donneront une journée de travail. Les entreprises donneront une journée de profit ». Cette belle symétrie des contributions du capital et du travail dissimule une contradiction : la suppression d’un jour férié, c’est non seulement du travail gratuit offert aux entreprises, mais aussi une taxe nouvelle pour les entreprises qui voient augmenter leurs cotisations sociales. Or, dans une perspective authentiquement libérale, confiante dans les mécanismes du marché, nul besoin de doubler la journée de travail supplémentaire d’une nouvelle taxe : les gains de production qui découlent de la baisse du coût du travail doivent se traduire immédiatement via les impôts sur la production, en rentrée supplémentaire pour l’État. Seulement, il ne s’agit pas d’une mesure libérale. C’est pourquoi on peut à la fois entendre les syndicats protester contre la baisse du coût du travail (pour un salaire inchangé, le temps de travail annuel augmentera de 0,45%, passant de 1 600h à 1 607h), et le Medef craindre la hausse du coût du travail (consécutive à une cotisation patronale supplémentaire correspondant à 0,3% de la masse salariale). Cette contradiction ne sera levée que si la suppression d’un jour férié engendre des gains de production, seuls à même de justifier l’augmentation des cotisations patronales.

Ce projet n’a sans doute de vérité qu’idéologique. Il y a dans ce projet « quelque chose de plus ou moins romantique qui nous plaît » : « cette démarche redonne sa noblesse au travail » (Guillaume Sarkozy, numéro 3 du Medef, le 29 août 2003). Contre la civilisation des loisirs, contre les travailleurs fainéants, contre la torpeur des mois de mai à septembre, il faut donc « réhabiliter la valeur-travail » en instaurant une journée de travail gratuit. Cette dimension idéologique est à peine dissimulée par la référence à l’Allemagne, qui joue traditionnellement dans le discours public français la figure de la raison économique. La rhétorique de la charité (il s’agit de « donner un peu de soi-même » selon les termes de Jean-Pierre Raffarin dans le discours officiel de présentation du projet) ne saurait pas plus la masquer. Mais dans cette grande charge idéologique à demi assumée, il nous semble que le gouvernement prend des risques plus importants qu’il ne le croit, faute d’avoir construit une réelle politique économique.

Argument 1 : tournant anti-libéral

Cette réforme marque un tournant anti-libéral. Il s’agit de la reconnaissance implicite que la satisfaction de certains besoins passe par la socialisation des dépenses et l’augmentation des prélèvements obligatoires. Cependant, au lieu de réfléchir à une assiette et à un montant qui eût assuré une certaine neutralité sur le niveau des emplois existants, le gouvernement a opté pour un bricolage qui ne permet ni d’assurer une demande supplémentaire, ni véritablement d’augmenter la compétitivité des entreprises. On comprend alors que, passée la joie incontrôlée d’Ernest-Antoine Seillière (aveuglé par son obsession anti-35 heures), le Medef ait sur la question assuré le service minimum (un communiqué de presse de 9 lignes) avant de faire part de sa circonspection par l’intermédiaire de Guillaume Sarkozy, influent président de l’Union des Industries Textiles. Il y a d’ailleurs fort à parier que lors des débats parlementaires les députés ultra-libéraux (les « réformateurs » dans la novlangue de l’UMP) essaieront d’amender le projet et de faire peser sur les seuls salariés le coût de cette mesure (dans l’hypothèse actuelle, les revenus financiers devraient aussi être taxés) en arguant de la nécessaire préservation de la compétitivité des entreprises.

Argument 2 : destruction d’emplois

Le retour à la stricte logique libérale peut se faire en aval si, au lieu de produire davantage, les entreprises choisissent de licencier et se séparent de la main d’œuvre rendue inutile par la libre-disposition de l’ensemble des salariés un jour supplémentaire. La différence entre le nombre de ces licenciements et les créations d’emplois (induites par l’affectation de la taxe de 0,3% au financement des services aux personnes âgées) pourrait se traduire par la destruction de dizaines de milliers d’emplois (d’après la Lettre de l’Observatoire Français des Conjonctures Économiques du 24 octobre 2003) ; il y aura au mieux stagnation de l’emploi, au pire (dans le cas d’une baisse de la production), destruction de 100 000 emplois, et selon l’hypothèse « la plus réaliste », destruction de 30 000 emplois. Ce qui serait un singulier retournement de situation : depuis des années, la plupart des analystes s’accordent en effet pour affirmer que les services aux personnes (et en particulier aux plus âgées d’entre elles) devraient être le gisement d’emplois des prochaines décennies.

Argument 3 : gains de production incertains, gains de productivité improbables

Le gouvernement a pour projet de « faire reposer le financement de la dépendance sur la création de richesse ». Or il ne suffit pas de travailler plus, quand bien même ce travail serait gratuit, pour créer mécaniquement des richesses nouvelles. De la même manière qu’il ne suffit pas de réduire le temps de travail pour augmenter mécaniquement le nombre d’emplois. Le projet de suppression d’un jour férié peut à ce titre être lu comme le double inversé de la réforme des 35h : mêmes incertitudes sur leurs modalités techniques et application variable au final. Toutefois, la loi Aubry disposait d’un atout dans sa justification économique : la hausse de la productivité horaire que la réduction du temps de travail ne manquerait pas d’entraîner. C’est donc là que la comparaison s’arrête : il est en effet beaucoup plus facile de réaliser des gains de productivité en réduisant la durée du travail qu’en l’augmentant. Dans un contexte qualifié de « récessif » par le gouver-nement, il n’est pas absurde de penser que ce 221ème jour de travail dans l’année ne permettra pas à la production d’augmenter. Dans certains secteurs, les carnets de commande sont déjà peu remplis et un raisonnement économique ne peut prétendre occulter la question de la demande et celle des débouchés de la production. Le secteur du tourisme proteste déjà contre le manque à gagner qui résultera de la suppression d’un week-end de trois jours. D’un point de vue strictement économique, on ne peut donc qu’abonder dans le sens du Medef quand il déclare : « avant tout prélèvement nouveau, il faut s’assurer que cette journée de travail supplémentaire dégage bien de la richesse en plus. Sans quoi les entreprises seraient pénalisées » (Denis Gautier-Sauvagnac). C’est cette incertitude sur la relation entre l’augmentation de la durée annuelle de travail et la création de richesse qui a conduit les partisans de la suppression du lundi de Pentecôte à recourir à deux figures obligées : la référence à la Croissance d’un côté, référence un peu magique, quasi-incantatoire, qui célèbre sa venue d’on ne sait où (des États-Unis ou d’ailleurs, qu’importe) sans s’interroger sur ses déterminants ; la référence au « long terme » de l’autre. Le gouvernement comme le Medef en sont persuadés : « la conjoncture va repartir », la croissance ne manquera pas d’arriver et d’assurer le succès de cette mesure. C’est donc à long terme seulement que l’on pourra mesurer les effets de ce recours au travail gratuit. Et à long terme, plus de doute : la suppression d’un jour férié sera source de profits et de prospérité. On pourrait évidemment objecter à cela qu’à long terme, nous serons tous morts, selon la fameuse phrase de Keynes, mais cela aurait quelque chose d’indécent : le projet du gouvernement s’offrant déjà comme une réponse aux morts à trop court terme de l’été 2003.

Le lundi de Pentecôte ne sera pas supprimé en 2004. Le premier ministre veut « laisser le temps » — à la négociation, aux accords de branche, à la féria de Nîmes, etc. Il le sera en 2005. On se prend alors à rêver que la droite et son idéologie du travail viennent se heurter aux réalités économiques. Il suffirait pour cela qu’une journée de travail gratuit ne suffise pas à compenser la perte des profits que générait une journée de congés payés. On découvrirait alors avec stupéfaction combien les loisirs peuvent être source de profit pour l’économie, un peu à la manière dont on a « découvert » au mois de juillet dernier les millions que rapportaient les intermittents du spectacle à la ville d’Avignon. Le gouvernement risque de faire malgré lui la démonstration implacable que le temps libre rapporte plus que le travail, quand bien même ce travail serait gratuit. Ainsi, à trop vouloir réhabiliter le travail, le gouvernement pourrait bien le dévaloriser radicalement.