la voix de jean-luc
par Rodolphe Burger
Écrire sur une voix. mieux : la faire entendre. Dresser un portrait à travers elle. ou plutôt : faire le portrait de cette voix. Un pari de musicien. Et la première d’une série de chroniques à lire à voix haute.
Jean-Luc Nancy n’est pas seulement une des très grandes voix de la philosophie d’aujourd’hui (accentuer le est). Jean-Luc Nancy a (accentuer le a) une voix. Faire son portrait ce serait d’abord faire entendre sa voix. On sait la tâche impossible. Une voix, toute voix, est indescriptible. Plus singulière que le visage (ici faire entendre la voix de Jean-Luc citant Deleuze disant La voix est très en avance sur le visage, très en avant… ), que le regard, que les empreintes digitales (comme il le rappelle dans « Vox clamans in deserto »), une voix ne se laisse pas saisir, aucun adjectif ne l’épuise (pas même « sombrée » qui lui irait bien, et que le Littré indique comme opposé de « blanche »).
Il n’en reste pas moins qu’une voix s’entend. Depuis bientôt trente ans, celle de Jean-Luc sonne et résonne pour moi comme la voix même de la philosophie, et si j’osais je chanterais sa louange, si je pouvais je prononcerais son éloge, je dirais comment je l’entends, par exemple et éminemment lorsqu’il parle de la voix :
(Ici mettre en boucle et appuyer sur « play » Il ne suffit pas de faire un discours sur la voix. Il faut savoir avec quelle voix le prononcer. Quelle voix parlera de la voix ?)
Une vocation philosophique se détermine sans doute toujours à partir d’une voix singulière. Dans mon cas ce ne fut pas celle de Jean-Luc, qui ne fut jamais à proprement parler mon professeur. La voix qui me fit entendre la philosophie, je tiens à la nommer, est celle de Gilbert Rémy (ici faire entendre un enregistrement de la voix de Gilbert prononçant le mot même de « philosophie », avec sa curieuse accentuation sur phie, ce qui donnait presque « philosofille »). Jean-Luc fut la deuxième voix philosophique que j’entendis à Strasbourg. En même temps que celle de Philippe Lacoue-Labarthe. Leurs deux voix dans ces années n’en faisaient qu’une, partagée, et leur dialogue était comme une extraordinaire stéréophonie de la pensée. Je n’entends jamais depuis la voix de Jean-Luc (en « solo ») sans y percevoir l’écho de ce partage et de cette stéréophonie.
(Faire entendre ici en simultané la voix de Philippe lisant L’écho du sujet et celle de Jean-Luc lisant Le partage des voix, tel passage du Ventriloque, ou tel autre d’Ascoltando : La sonorité forme sans doute plus qu’un modèle privilégié pour ce renvoi qui précède et qui forme tout envoi d’un sujet, d’un sentant (accentuer sentant) en général. La sonorité résonne (accentuer résonne) essentiellement : elle est en elle-même résonance. On pourrait dire que l’écho fait partie du son, qu’il appartient à son immanence —
… La résonance est dans le son lui-même : un son est à lui-même sa chambre d’écho…)
Cette stéréophonie est devenue (ou l’était-elle depuis toujours ?) interne (accentuer interne). La voix de Jean-Luc est comme dédoublée en elle-même.
Elle n’est pas seulement grave, profonde, ample, chaude, comme il est évident. Elle laisse résonner en permanence une harmonique basse, medium-basse (baryton-martin ?), qui paraît doubler, sous-tendre plus exactement, l’« autre » voix, la « philosophique », la claire et distincte (clarté de l’élocution, distinction de la prononciation). Une basse continue forme le contrepoint sensible de la haute et intelligible voix qu’il fait entendre. On pourrait croire à un effet spécial (ici faire entendre un exemple de voix passée à l’« harmonizer »), ou à une sorte de prodige inspiré de la technique vocale Pygmée ou Mongole (ici comparer grâce à un logiciel d’analyse approprié les spectres de la voix de Jean-Luc et d’un chanteur « poly-harmonique »).
Mais le vrai prodige est dans l’absence totale de prodige, dans le parfait naturel de cette voix qui, simplement, fait entendre la voix dans la voix, c’est-à-dire, ici je le laisse parler : La voix qu’on ne peut pas dire parce qu’elle est une précession de la parole, une parole infante qui se fait entendre en deçà de tout parler, jusque dans le parler lui-même : car si elle est infiniment plus archaïque que lui, en revanche il n’y a pas de parole qui ne se fasse entendre par une voix.
La voix de Jean-Luc effectue, je dirais matériel-lement, dans son grain même (faire ici entendre la voix de Barthes décrivant la voix de Panzera), cette logique de la précession rétroactive qu’il fait entendre, lui, dans toute voix. Il n’y a pas d’arrière-voix comme il n’y a pas d’arrière-pensée (c’est A. qui me souffle cette vérité à propos de Jean-Luc : un homme qui peut tout penser parce qu’il est totalement dépourvu d’arrière-pensée — lui irait jusqu’à dire de conscience), aucune autre voix à faire entendre que celle qui parle (sans parler) à même toute voix.
De là son calme. Cette voix dit tranquillement (accentuer tranquillement à la façon d’Augustin au téléphone) que l’on peut se tenir là, à même cette immanence—transcendance de la voix qu’on est quand on l’a. « La voix de son être » pourrait être le parfait slogan de cette nouvelle façon de parler/penser avec sa voix.
De là qu’elle soit si facilement dialoguante, ouverte à toutes les autres voix, celles de toute l’histoire de la pensée et de la non-pensée. De là ce ton doux et ferme jusque dans le polemos, l’absence totale de pathos guerrier, de ressentiment intellectuel, de phobie philosophique. Tout est bon pour la pensée, semble-t-elle dire, la sollicitude peut devenir la meilleure des armes, la plus terrible peut-être pour les ennemis de la pensée (ici faire entendre la voix de Ponge à propos de Groethuysen, et de Granel à propos de Derrida).
Cette voix est son propre diapason. C’est d’ailleurs en ces termes qu’elle reformule ladite « question du sujet » : Le sujet, un diapason ? Chaque sujet, un diapason différemment réglé ? réglé sur soi — mais sans fréquence connue ?
Nouvelle traduction pour le Dasein : l’être-la comme l’être qui se donne à lui-même le la. Mais ce la sans mesure tonale qu’il se donne, il le reçoit aussi bien. Et ce n’est rien d’autre que l’équivalence d’un se donner et d’un recevoir que dit le là (accentuer l’accent sur la) du Dasein. Ce diapason à fréquence inconnue qu’est le sujet est à faire résonner avec ceci, qui concerne le monde : Un monde… est un réseau de renvois à cette tenue. En cela il ressemble à un sujet…Il y ressemble seulement : le monde ne se présuppose pas : il est seulement coextensif à son extension de monde, à l’écartement de ses lieux entre lesquels jouent ses résonances.
Dans la tenue de la voix résonne la question de la tenue en général. Question d’un « se tenir » dans le monde, d’un tenir la note à partir duquel toute justesse, toute justice aussi bien, peuvent être repensées.
Comment une voix parvient-elle à faire entendre ainsi sa propre résonance ? Il lui faut pour cela pratiquer la retenue. Pas de résonance sans retenue. (Faire entendre ici du silence : celui, très léger gap, laps, qui précède en général toute prise de parole de Jean-Luc) La parole prend son élan, elle ne se lance pas sans se rengorger d’abord légèrement. Ou bien elle use de ces petits gimmicks à fonction archi-rythmique qui précèdent la prononciation d’une pensée (faire entendre ici les gimmicks de Jean-Luc, les « bon », « alors », qui syncopent sa parole, et les mixer avec les « mm » et les « hein » de Lacan, les « ben oui » et les « alors là » de Deleuze, ajouter les montées dans l’aigu de Derrida). Nulle afféterie dans ces effets, mais la plus haute nécessité. C’est ainsi qu’une pensée se donne son propre tempo, son timing spécial. C’est ainsi qu’elle se met en branle (faire entendre ici Montaigne cité par Jean-Luc : Le branle mesme de ma voix tire plus de mon esprit que je n’y trouve lors que je le sonde et employe à part moy). La voix se machinant elle-même (Deleuze) ouvre l’espace-temps, le spacement même de la pensée. Chez Jean-Luc, c’est le « festina lente » de l’intuition qui se retient en elle-même et impose le rythme
de son propre devenir-concept. Chez Miles Davis, c’est tantôt un silence qui dure avant la première phrase qui ouvre le concert, tantôt la phrase brève de trompette qui marque un changement de vitesse de son vaisseau musical. Ces gestes sont archi-rythmiques parce qu’ils pré-cèdent et rendent possible le rythme lui-même, le temps toujours spécial qu’il faut se donner pour penser/jouer.
Une fois le la donné, le tempo indiqué, la voix se fait entendre, posée, régulière, presque monodique, et se met en branle la pensée-Nancy. Cette pensée peut faire feu de tous bois. Elle ne re-doute aucun objet, elle aime jouer au tac au tac (mais c’est elle qui règle le métronome). Elle n’a pas par hasard la tautologie pure pour horizon. Et s’il ne s’agissait que de cela ? De reprononcer à nouveaux frais, à nouveau rythme et à nouveau ton, tous les noms de la philosophie, tous les concepts sans exception (et s’il n’y en avait pas de mauvais, à bien y regarder, à bien s’attacher à les prononcer comme il convient ?). Les mots les plus lourds, les plus inemployables, sont relustrés par cette pensée, par cette voix qui ose tranquillement les dire (création, sens, liberté, et tous les noms de Dieu pendant qu’on y est… Quelle autre voix pourrait ?), et refait à chaque fois, avec une jubilation tranquille, tout le chemin. Toutes ces analyses, toute cette philologie, toute cette histoire et toute cette géographie, toutes ces lectures, citations et récitations, tout cela vise au résultat le plus simple : produire à nouveau l’A=A à chaque fois autre de la pensée qui se tient toute entière dans ce qu’elle dit.
Je me serai permis d’appeler tout au long Jean-Luc par son prénom. Nulle familiarité à entendre là, en dépit de l’immense amitié que je me sens pour lui.
C’est la voix qui se prénomme. Et l’opération générale de cette voix pourrait être décrite comme une pré-nominalisation de tout ce qu’elle énonce et prononce. La voix qui dit relègue tout contour : elle fait se lever toute chose comme à l’appel de son prénom.
Post-scriptum
Ce texte a d’abord été publié dans le numéro de L’Animal, (n°14-15, été 2003) consacré à J.-L. Nancy.