terra incognita entretien avec François Ansermet

Clinique de l’origine [1], écrit par François Ansermet en 1999 est un plaidoyer pour la clinique en tant que « méthode de construction d’un savoir ». « S’étonner de ce qui n’étonne pas » et ne pas oublier que « personne ne peut connaître le bien du sujet avant lui » : pour aborder les questions posées par les interventions de la science dans la procréation et la différence des sexes, c’est là son exigence.

Comment, alors que vous exercez comme psychanalyste et psychiatre d’enfants et d’adolescents, en êtes-vous venu à travailler dans le champ périnatal, avec des praticiens des biotechnologies appliquées à la procréation ?

C’est avant tout une histoire de rencontres. Ce champ — où se développent des techniques biologiques ou génétiques nouvelles — s’est révélé le lieu d’un appel, comme en urgence, à la psychanalyse. Lorsque la médecine intervient sur la réalité de façon inédite, sans pouvoir encore mesurer les effets subjectifs qui en découlent, sans pouvoir anticiper sur ce que les sujets vont en faire, les patients, les médecins, les biologistes et les généticiens se trouvent pris à défaut de représentations. Ils touchent aux limites du traitement par la parole, aux limites du traitement symbolique et imaginaire de cette réalité. L’espace qu’ils arpentent est hors repères, hors normes, hors langage, hors du monde connu. Comme les navigateurs à l’époque des grandes traversées à la Renaissance, ils se lancent là où le monde finit. Comme tous ceux qui sont confrontés à ce type de vertige, j’étais en défaut de pensée — même si, dans une sorte de malentendu, on supposait au psychanalyste que je suis une certaine pensée sur ces questions. C’est ainsi que, dans ce lieu qui paraît si loin du cabinet analytique, surgissent certaines des questions les plus complexes de la psychanalyse : où commence le sujet ? quel est ce « reste », cet incurable fondamental d’où l’on provient que Lacan appelait « la dimension du réel »  ? Or, dans le champ des biotechnologies, c’est ce réel qui s’impose, et qui survient au milieu de la scène.

Comment répondre à la demande qui vous était faite, dès lors que vous étiez vous-même en défaut de savoir ?

Face à cette demande, la théorie « classique » n’était pas d’un grand secours. Il fallait mettre en place un travail avec ceux qui la formulaient, qu’ils soient patients ou médecins. Je tiens de la psychanalyse la conviction que le savoir est chez l’autre. Dans le vertige que tous éprouvent, il y a un enseignement très important à tirer. C’est pourquoi il importait de se « sourcer » à ce qu’ils disaient, et de chercher ensemble dans le particulier des discours le général qui permet de penser. On retrouve là l’un des fondements de la méthode clinique : l’idée que le sujet est ce qui fait exception à l’universel, même si en même temps, il ne peut se repérer sans un accès à cet universel. Un patient, par ce qu’il présente, peut objecter à tout ce qui était su jusque-là. Un vrai clinicien se trouve donc dans la contradiction définie par Lacan : il faut « savoir ignorer ce que l’on sait ». Tout savoir préétabli s’arrête au lit du malade. La clinique, dans cette acception, est encore pratiquée par des psychanalystes et par des médecins généralistes. Dansl’hôpital universitaire, en revanche, on assiste à un déclin de la clinique : les universaux de la science moderne et les technologies ont tendance à y remplacer le colloque singulier avec le patient, qui est le propre de la relation médecin-malade. Des normes réglementées, dont les critères sont économiques, définissent le traitement-type de telle ou telle pathologie. C’est pourtant paradoxalement dans ce lieu des technologies de pointe — le plus éloigné de la rencontre clinique — que le recours à cette méthode s’imposait plus que jamais.

Qu’entendez-vous par « patients » ? Dans le service de pédopsychiatrie que vous dirigez, la demande est formulée par des enfants en souffrance. Dans le champ périnatal dont nous parlons, elle est le fait des parents et des médecins.

Il s’agit évidemment d’un travail différent. Par ma formation, je suis un praticien de « l’après-coup » : je reconstruis, après coup, ce qui était « de l’avant » — c’est ce que j’appelle le « futur antérieur ». Au fond, les psychanalystes sont des prédicteurs du passé : c’est avec des fictions — qui sont presque des malentendus — qu’on peut permettre au sujet de faire d’autres choix. Mais ce n’est possible que si le sujet parvient à se décoller de ce qui le cause trop, c’est-à-dire du traumatisme qu’il a vécu. Mon travail consiste donc à identifier cette détermination excessive, ce piège de la causalité, pour qu’il puisse s’en séparer, et se reconstruire selon ses propres inventions, au-delà des contraintes impliquées par tout ce qui a précédé, et dont il « jouit », au sens lacanien du terme : dont il souffre et dont il pâtit. Ce travail, je l’effectue avec des enfants déjà là, et avec leurs parents.

Quand on aborde le monde des biotechnologies périnatales, des procréations médicalement assistées (PMA), du diagnostic prénatal ou de la médecine prédictive, on n’est plus dans l’après-coup : on est confronté à la question de l’émergence du sujet. Je passe donc d’une psychanalyse de l’enfant comme sujet à la psychanalyse de l’émergence du sujet. Cette question n’est pas neuve : elle anime tout particulièrement la théorie lacanienne. Chez Lacan, pour qu’advienne un sujet, il faut dans un premier temps logique qu’il s’aliène à ce qui était là, puis qu’il s’en sépare en lui opposant ses propres choix. Il n’y a donc pas de sujet libre : le sujet se libère. Mais pour qu’un sujet se libère, il faut d’abord qu’il soit aliéné. L’exemple le plus caractéristique est celui de l’entrée dans le monde du langage. La façon dont chacun s’arrime au monde du langage qui lui préexiste, et y fait son propre chemin, est une question très présente dans la psychanalyse, de Freud à Lacan.

Ce qui m’intéresse, c’est la façon dont cette question théorique centrale est concrètement reposée par les biotechnologies les plus high tech. Prenons un exemple simple. Deux embryons sont conçus simultanément. L’un est implanté et donne un enfant. Quatre ans plus tard, le second est à son tour implanté et naît un autre enfant. Cet enfant est donc le faux jumeau de son frère ou de sa sœur, à quatre ans d’intervalle ? Qu’est-ce que cela représente du point de vue de la filiation et du lien fraternel ? Est-ce que ça a de l’importance dans le processus de subjectivation ? Est-ce que cela n’en a pas ? C’est ce type de questions que nous sommes amenés à nous poser collectivement.

Quels types de réponses à ces questions peuvent être dégagées, avant qu’un travail soit possible avec les enfants eux-mêmes ?

Il s’agit moins d’apporter des réponses que de parvenir à formuler les questions autrement, et de se débarrasser d’un certain nombre de préjugés.
Travailler avec des praticiens des PMA permet d’apporter un éclairage neuf sur les processus à l’œuvre dans la subjectivation. Après tout, sur le plan subjectif, nous sommes tous nés de procréation médicalement assistée : l’enfant « classique » de la vie « classique » dénie la sexualité de ses parents ; il construit des théories sexuelles qui court-circuitent complètement la pratique sexuelle : des théories produites par son activité de recherche sur l’origine, où l’on retrouve les mythes et les romans familiaux. C’est le bébé apporté par une cigogne, ou l’enfant entré par la bouche et ressorti par le nombril ou par la cuisse. La seule chose que l’on n’imagine pas, c’est d’être le fils ou la fille de ces deux-là, avec la tête qu’ils ont, avec le corps qu’ils ont ! Quelle que soit la façon dont on a été conçu, on s’affronte toujours à la question de savoir d’où viennent les enfants. En ce sens, les biotechnologies appliquées à la procréation dévoilent le fait qu’il n’y a pas — subjectivement — de coïncidence entre la sexualité et la procréation.

Mais alors, quelle est la spécificité des problèmes posés par les PMA ? Ce que vous dites ne revient-il pas à dissoudre le vertige dont vous parliez tout à l’heure ?

Il n’y a de problèmes que si on en fait des problèmes. Il y a quelques années, une campagne avait été organisée en Suisse pour interdire les PMA. Elle devait se conclure par un vote — puisqu’en Suisse, tout est soumis au vote. Une association de parents ayant eu recours à la PMA, intitulée Azote liquide, s’était alors mobilisée. Le Temps avait à cette occasion interviewé l’un de leurs enfants, qui avait tout simplement répondu « Content d’être là » ! Que peut-on dire de plus du fait d’être là ? Qu’on soit là par PMA ou par l’antique conception artisanale, on doit quoi qu’il en soit subjectiver le fait d’être là.

Cela n’empêche pas toutefois que les médecins et les parents puissent éprouver un vertige. On est passé au cours du siècle qui vient de s’écouler d’une sexualité pour la procréation à une sexualité sans procréation grâce à la contraception pour arriver à la possibilité d’une procréation sans sexualité. Du fait qu’elles réalisent une conception sans passer par la voie sexuelle, les PMA provoquent à la fois une forclusion de l’origine sexuelle et un retour cru de la sexualité dans l’imaginaire parental, touchant à l’absence de représentation du rapport sexuel du couple père-mère, qui reste au noyau de l’inconscient. Cela force à éclairer l’énigme de l’acte sexuel qui s’attache à l’origine des enfants et provoque des constructions fantasmatiques tout aussi étonnantes que les constructions infantiles.

Ainsi la PMA ouvre sur le vertige du côté des parents : d’avoir recours aux biotechnologies, certains se sentent des parents artificiels au regard de parents « naturels » ; d’autres, face à cet enfant qu’ils ont tellement voulu, ressentent un écrasement de leur désir — vouloir et désirer ce n’est pas la même chose… Du côté du médecin, le vertige peut autant surgir d’un non-savoir radical auquel le renvoient ses patients — le bien de l’enfant ou de ses parents, il ne le connaît pas — que de l’affrontement au réel logé au cœur de sa pratique. Les technologies avancées et les possibilités d’intrusion technique dans le corps, la responsabilité des gestes médicaux à accomplir dont les conséquences sont incalculables, peuvent provoquer un vacillement face à la demande. En janvier dernier, la revue Medical ethics a rapporté le cas d’un couple de lesbiennes sourdes qui avait décidé de concevoir un enfant sourd. Pour en être sûres, elles sont passées par une procréation médicalement assistée. Elles sont donc allées chercher le sperme d’un donneur sourd lui-même issu de cinq générations de sourds. Un enfant sourd est né, qui a aujourd’hui cinq ans. Passons sur le problème de la sélection du sperme ; ce qui me semble ici important, c’est la demande d’avoir un enfant sourd. Ces deux femmes voulaient surtout avoir un enfant qui appartienne à leur culture. Et, si on y réfléchit bien, cette demande n’est en rien différente de celle de tout couple « normal ». Lorsque j’ai abordé cette idée à l’occasion d’un colloque, j’ai senti qu’il y avait des résistances…

Et cela vous étonne ? Dans ce domaine, l’effroi est plutôt monnaie courante…

En travaillant dans le champ des biotechnologies et de la médecine périnatale, on entre dans un monde qui fait aller au-delà des frontières du connu, qui provoque l’effroi et laisse sans mots. Mais tout du vivant ne peut pas passer par la parole. Je trouvais là une réalité qui correspondait à des questions que je me posais : celle des limites de la parole, de la dimension du réel et de l’incurable dans la psychanalyse, qu’on appelle aussi l’impossible. Est-ce que c’est une catastrophe, ou bien au contraire, est-ce que cet impossible est l’occasion d’une possible liberté, d’un lieu ouvert pour permettre au sujet d’aller au-delà de ce qui le détermine et d’inventer ? C’est à partir de cette question que nous avons organisé avec Éric Laurent, à Lausanne en 1997, un séminaire, intitulé Psychanalyse et médecine périnatale, qui a été l’occasion de s’aventurer dans cette voie sans être pris par une tentation conservatrice.

Comment expliquez-vous qu’une certaine psychanalyse ait ainsi versé dans cette tentation conservatrice, au point d’apparaître comme gardienne et garante de la norme ?

Face au vertige des avancées de la science, une certaine psychanalyse conservatrice peut être tentée de se replier sur les « idéaux analytiques » de l’ « authenticité », l’indépendance et l’accès à une sexualité génitale. Plutôt que de faire face à un impensé, la psychanalyse peut chercher à ramener le sujet dans un univers indexé, par exemple, par la figure de la mère idéale, du sujet harmonieux et de la « bonne nature », qui peut sembler viser une norme. Lacan a pourtant montré que cet « être authentique » est divisé, puisque, dès son arrivée au monde, il est pris entre une jouissance primordiale et le fait de l’Autre. Cette jouissance du vivant peut angoisser (l’enfant, c’est ce truc qui a besoin de lait, d’air, d’eau…). Elle va être traitée par la « police des pulsions », c’est-à-dire l’éducation. C’est depuis l’autre que s’ordonne le trajet de la pulsion (d’abord à partir des orifices du corps — la bouche et la zone anale — et plus tard par le regard et la voix) et c’est comme cela que le sujet se construit, en se prenant au monde de l’autre. Il arrive qu’on ne se réveille jamais et qu’on meure sans s’être aperçu qu’on était vivant ! Il arrive aussi qu’on dise non, et qu’alors le sujet se construise en objectant à ce qui est. Il y a d’ailleurs ceux qui disent énormément non, ce sont ceux qui intéressent Vacarme…

Prenons, si vous le voulez bien, des cas particuliers qui provoquent cet effroi écologique dont vous avez parlé. Le clonage est souvent invoqué à propos des biotechnologies de la procréation…

En perspective de la peur qui accompagne les PMA il y a en effet toujours l’idée du clonage : un retour au mythe de l’autochtonie originelle dont a très bien parlé Nicole Loraux dans Nés de la terre. Si le clonage était réalisé, ce serait le court-circuit de l’autre, un court-circuit de la question sexuelle, supposé produire un être immortel qui se reproduirait de même en même. Dans la reproduction sexuelle, un vient de deux. Dans le clonage, un vient de un. Sauf que “ un vient de un ” ne veut pas dire « un égale un ».

Je ne dis pas que je suis favorable au clonage. Mais ce que je sais, c’est que si un clone venait en consultation chez moi, il ne serait évidemment pas du tout le même que son modèle d’origine. Comment, dans la presse et dans les discussions éthiques autour du clonage, a-t-on pu dire que les clones seraient « les mêmes », alors que les jumeaux univitellins — qui sont le seul modèle de clone humain que l’on connaisse actuellement —, s’ils sont situés dans des situations différentes, évoluent différemment parce que les facteurs épigénétiques, l’expérience vécue, l’histoire, se marquent sur le sujet au-delà de toute détermination génétique ! Ils seront semblables pour certaines maladies monogéniques, qui représentent moins de cinq pour cent des maladies, mais pour le reste — y compris le cas de maladies polygéniques à traitements complexes, ils ne seront pas identiques. D’autant plus que l’histoire viendra de toute façon laisser son empreinte et les identifications, mais aussi la filiation, l’énamoration, le choix d’objet, l’homosexualité, l’hétérosexualité…

Vous rendez justice à l’effroi, au vertige et à la surprise, et pourtant, vous ne donnez pas le sentiment d’avoir peur, contrairement à beaucoup de ceux qui versent dans la réaction conservatrice…

Non, je n’ai pas peur de ça. C’est la moindre des choses qu’un analyste soit prêt à toutes ces éventualités. Elles sont déjà toutes présentes dans la clinique du délire mais aussi dans les mythes qui surpassent en invention les biotechnologies ! Et les lectures de Foucault, de Barthes, de Lévi-Strauss, ont contribué à briser des représentations figées. Mais surtout, ma pratique clinique m’a amené à rencontrer des sujets qui ont inventé au un par un leur réponse avec un incroyable talent, y compris dans les situations les plus extrêmes. C’est pourquoi il me semble impossible d’avoir une position réactionnaire, résistante et fermée. Les ressources du sujet sont si grandes qu’elles apprennent à ne plus avoir peur. Et puisque nous parlons de clonage, notons tout de même que le « clonage psychologique », l’assujettissement à la représentation que l’autre a de l’enfant — par exemple les idéaux rigides de la famille qui caricature la différence des sexes et des générations — est un clonage pervers encore plus intrusif que le clonage biologique… Finalement, quand les gens ont un désir qui donne une place à l’autre, chaque sujet peut s’en sortir, même dans les situations les plus bizarres de « kamasoutra procréatif », comme disait Axel Kahn.

Les médecins sont-ils surpris par ce genre de discours ? Eux se trouvent dans la position de pouvoir presque tout faire aujourd’hui…

C’est vrai qu’ils ont les moyens de faire délirer la réalité ! L’analyste, lui, est plus habitué à ce que ce soit le sujet qui délire. Contrairement aux médecins qui disposent des moyens techniques leur permettant, sinon de tout faire, du moins de faire beaucoup, l’analyste, lui, ne fait rien, il est plutôt amené à répondre à coté du point où on le convoque, et c’est alors paradoxalement le malentendu qui ouvre un espace dans lequel le patient peut trouver sa réponse.

Cela dit, les conséquences des avancées des connaissances en matière de médecine prédictive et de biologie préimplantatoire sont telles qu’il est parfois difficile aux médecins de ne pas s’en effrayer — sont-ils des Faust, des Frankenstein ? Pour faire face à cette peur, il y a des barrages, des comités d’éthique, des lois. Tout le monde aime les comités d’éthique, c’est le lieu des questions impossibles. Pourtant, le problème des comités d’éthique c’est qu’ils produisent, dans le consensus, des modèles universalisants. Or il me semble que les questions qui se posent aujourd’hui doivent aussi être versées à un travail clinique de rencontre, que la psychanalyse peut permettre d’orienter. Dans son petit livre sur l’éthique, Badiou écrit qu’il n’y a d’éthique que du particulier : je suis d’accord. Comprenez-moi : je ne suis pas en train de témoigner d’une mégalomanie médicale ou psychanalytique qui consisterait à dire que le sujet étant une exception, tout doit être réglé dans le colloque singulier. Mais assujettir tout cela à des universaux propres aux démarches consensuelles serait signer la mort de la clinique.

Dans ces conditions, quelle place réservez-vous aux lois ?

Quelque chose doit bien sûr être traité par des lois, ce qui n’empêche évidemment pas de les interroger dans leurs attendus. J’ai eu l’occasion de participer à un débat avec les patients atteints de mucoviscidose et leur famille sur leur position par rapport au diagnostic périnatal. Il y avait ceux qui voulaient le faire, ceux qui ne voulaient pas le faire, ceux qui l’avaient fait et avaient avorté, ceux qui l’avaient fait et avaient refusé l’interruption médicale de grossesse, qui avaient décidé en toute connaissance de cause d’avoir un enfant avec une mucoviscidose. Ceux-là disaient : « Si on a déjà un enfant qui a la mucoviscidose et qu’on interrompt la grossesse pour le second, quel message envoie-t-on au premier ? » Après un débat très vif, ces familles et ces patients, soutenus par les médecins présents, ont écrit au Conseil fédéral que le diagnostic prénatal et la médecine prédictive pouvaient ouvrir sur une tentation eugénique. Il a été finalement tranché que la décision revenait à chacun. Voilà un exemple d’articulation entre loi et politique. Ces patients me disaient : « Écoutez, au départ, avec la mucoviscidose, on vivait 4-5 ans, maintenant avec les traitements, on vit 20, 30, 40 ans, parfois plus longtemps. Mais moins longtemps que les autres. Vous espérez vivre 80, 90 ans, mais au fond qu’est ce que ça vous ferait s’il y avait des gens qui vivaient 140 ans ? » Qu’un individu soit atteint dans son organisme ne dit pas quel sujet va s’en déduire. La malformation, la maladie, la maladie génétique sont aussi pourvoyeuses de sens nouveau.

Dans ce champ des biotechnologies et de la périnatalité, vous travaillez aussi sur le cas des enfants qui présentent une ambiguïté génitale à la naissance : les « pseudo-hermaphrodites ».

Ces enfants, ambigus génitaux, nous confrontent à des situations où le corps sort du sillon, où la nature délire. Face à cela, on intervient aujourd’hui chirurgicalement le plus tôt possible en assignant le sexe anatomique le moins susceptible de varier au moment de la puberté. Face à une anatomie dans le désordre, on met de l’ordre. Or cette attitude est aujourd’hui questionnée par le fait que de plus en plus de ces enfants corrigés à la naissance décident au moment de l’adolescence, ou comme jeunes adultes, de se faire opérer et d’aller vers l’autre sexe, à l’encontre de celui qui leur a été assigné.

Dans ce contexte, des groupes se sont formés, particulièrement aux États-Unis, qui militent contre l’intervention chirurgicale initiale. Laissez, disent-ils, ces gens tranquilles, avec leur anatomie ambiguë — et s’ils le veulent, ils décideront plus tard de leur sexe. Leur argumentation s’appuie entre autres sur les thèses de biologistes féministes, comme par exemple Anne Fausto-Sterling, qui estime qu’entre le sexe masculin et le sexe féminin, il n’y aurait pas de frontière nette, mais un continuum où les hermaphrodismes auraient leur place. Selon eux, assigner un sexe à la naissance serait donc une pratique abusive répondant à un impératif social : celui du maintien de deux sexes, une sorte de police du sexe. Or le collègue chirurgien avec lequel je travaille sur ces questions est troublé par ce discours. Il se demande, en substance, si ce qu’il fait, c’est de la police du sexe.

Cette contestation de l’intervention chirurgicale vient-elle aussi, comme c’est aujourd’hui le cas chez un certain nombre de personnes transgenres, d’un refus de la mutilation d’organes ?

Il semble en effet que pour beaucoup cette contestation vienne de problèmes concrets de jouissance d’organe : leur protestation, c’est d’avoir des clitoris mutilés, des pénis inefficaces, des scrotums cicatriciels, des vagins insensibles… En ce sens, ils interrogent le fait que des chirurgiens privent les enfants et plus tard les adultes de certaines sensations corporelles, les sacrifient à une certaine image du sexe. Cette façon-là de poser la question me paraît incontestable. Je suis beaucoup plus réservé, en revanche, sur les fondements théoriques de la contestation de l’assignation d’un sexe anatomique à la naissance. Ceux qui militent dans ce sens disent qu’il faut laisser une place à l’indéterminé. Or si je suis convaincu qu’il faut laisser au sujet la liberté de se déterminer — j’y reviendrai — je ne crois pas qu’on laisse une place à l’indéterminé en n’opérant pas un enfant qui a une anatomie « monstrueuse ». J’ai une patiente qui est née sans anus, sans utérus, sans vagin, sans méat urinaire, donc avec tout le bas du ventre complètement ouvert, et qui est de type féminin, alors qu’elle est XY. Pardonnez-moi d’avancer un cas aussi extrême. J’en ai néanmoins besoin pour suggérer que, si on laisse une telle anatomie en l’état, on empêche justement le sujet d’inventer, parce qu’il va rester traumatisé, sidéré par quelque chose d’insupportable. Il faut savoir que les enfants qui ont ce genre de problème n’osent pas se montrer, qu’ils portent parfois des couches, qu’ils n’osent pas aller à la piscine. Canguilhem disait le monstre est là pour nous enseigner l’ordre. Ce que montre le monstre, c’est tout l’ordre dont il est privé. Selon moi, l’anatomie malformée contribue beaucoup plus à la mise au pas d’un monde ordonné qu’une anatomie plus ou moins ordonnée. En tout cas, l’assignation chirurgicale d’un sexe à la naissance offre paradoxalement au sujet la possibilité de faire un choix à un moment donné sur la base d’autres critères que ceux de la supportabilité de l’anatomie.

L’hypothèse d’une réversibilité, consécutive à un choix du sujet de son sexe anatomique, est-elle prise en compte par les chirurgiens ?

Il ne faut pas mythifier la possibilité de choix. Souvent, la réalité s’impose très fortement. Par exemple, les risques de dégénérescence maligne des testicules ou des ovaires obligent à procéder à une ablation, et donc à faire une substitution hormonale. L’une de mes patientes a découvert, à la suite de tests génétiques que sa famille a du faire au moment de la naissance de sa petite sœur, qu’elle était XY. C’est une splendide jeune fille de seize ans, sans aucune ambiguïté génitale visible. Le médecin lui dit : « Il faut enlever ces testicules, à cause du risque de dégénérescence ». Et elle répond : « mais j’ai des testicules ? ». Elle a des seins, elle est formée, cette découverte vient comme une poutre dans sa construction, une blessure. Elle est soumise à un message insensé de la médecine sur son corps. La réalité de son corps la désavoue, elle bascule d’un coup dans un monde sans repères, au point de ne plus savoir ce que parler veut dire. On ne peut pas laisser un sujet complètement ballotté par son corps sans participer avec lui de quelque chose.

Vous disiez tout à l’heure que le cas particulier des PMA éclairait d’un jour neuf le processus de subjectivation. En va-t-il de même pour le cas des enfants pseudo-hermaphrodites ?

Ce que j’ai voulu interroger à travers la question posée par ces cas, c’est le dispositif plus général de construction, par un sujet, de sa propre sexuation. Qu’est-ce qui établit le sexe d’un sujet ? Le cas des pseudo-hermaphrodites montre que le sexe d’un sujet ne se réduit ni au sexe biologique, ni au sexe morphologique, ni au sexe génétique, ni au sexe endocrinien, ni au sexe d’assignation, ni aux identifications, ni au genre, ni à la détermination sociale. En un sens, la clinique des enfants pseudo-hermaphrodites permet de mettre à l’épreuve les conceptions de la sexuation. Or la majorité de ces conceptions sont des théories sans sujet. Elles écartent la dimension de la construction du sujet, et l’espace de son choix. C’est le cas, bien sûr, de toute espèce de déterminisme biologique : les endocrinologues peuvent vous dire que si vous élevez un enfant biologiquement tout à fait « normal » en lui assignant une identité de genre différente de son sexe biologique, ses caractéristiques endocriniennes en seront modifiées — il y a une plasticité du système endocrinien par forçage identificatoire. Mais il me semble que la théorie de l’assignation d’un sexe d’attribution et de l’identité de genre procède du même type de déterminisme. Quand Stoller, dans les années 1950, affirmait que « quels que soient les déterminants biologiques du sexe, on devient membre du sexe qu’on vous a assigné », il passait à côté de l’assomption subjective du sexe. Je ne dis pas, bien sûr, que le genre n’est pas important, que l’identification n’existe pas — tout cela joue un rôle immense. Mais je dis que tout de la sexuation ne passe pas par là.

Pouvez-vous préciser alors ce que vous entendez par le « choix du sujet », en matière de sexuation ?

J’en reviens là à Lacan et à la tripartition qu’il propose avec le réel, l’imaginaire et le symbolique. Le réel, c’est celui du corps qui pose question — le réel de l’organisme, c’est quelque chose qu’on n’arrive pas à saisir, et qu’on n’arrive à recouvrir ni par l’image, ni par le langage. L’imaginaire, c’est ici l’identité de genre. Et le symbolique passe par la différence des sexes et des générations. Le choix du sujet suppose donc que chacun s’aménage, à sa manière, avec la différence sexuelle, alors même qu’on ne sait pas elle est — si ce n’est peut-être dans le langage même. Qu’elle ne soit pas situable, pas assignable, n’empêche pas qu’elle soit nette et c’est parce qu’elle est nette que chacun peut se situer de façon complexe et mixte en une série d’identifications ou de choix. Ces choix sont liés à ce que j’appelais tout à l’heure le « choix de jouissance ». Du côté masculin des êtres parlants, le choix de jouissance serait caractérisé par ce qui est de l’ordre du phallus, « en avoir ou pas ». Cette jouissance phallique se trouve aussi bien chez le garçon que chez la fille, par exemple chez l’hystérique. Du côté féminin, il y a ce que Lacan repère comme une autre jouissance, jouissance qui évoque quelque chose d’irreprésentable. Il y a donc division entre la jouissance phallique et cette jouissance autre, insaisissable, non nommable, qu’on rencontre dans la psychose, chez les mystiques, et aussi dans des cliniques très émouvantes comme celle de la frigidité — l’idée d’une jouissance tellement forte, tellement infinie, que finalement le sujet ne peut éprouver l’émotion que son corps lui procure. Se construire dans sa sexuation, c’est faire avec la différence sexuelle, qui elle est nette, alors que les choix de jouissance se composent de manière complexe, variable au gré de l’aventure du sujet — lequel devient un mixte de parts masculines et féminines.

La clinique avec les enfants pseudo-hermaphrodites éclaire cette question du choix du sujet quant à sa sexuation. Ce dont souffrent ces enfants, c’est paradoxalement d’un manque d’ambiguïté à cause de cet autre sexe qui les habite sous le signe de la certitude. Cet autre sexe obsède parfois tellement leurs parents qu’ils ne peuvent supporter quoi que ce soit d’ambigu chez l’enfant. Ils l’éduquent en forçant le trait, en les poussant à être totalement masculin ou totalement féminin. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est ce forçage qui menace la différence des sexes — si tant est qu’elle soit en danger — et certainement pas les avancées biotechnologiques en tant que telles, comme on l’entend si souvent dire. Dès 1925, Freud disait : « la plupart des hommes demeurent bien en deçà de l’idéal masculin et tous les individus, à la suite de leur constitution bisexuelle et de leur hérédité, possèdent à la fois des traits masculins et des traits féminins si bien que le résultat des constructions théoriques de la masculinité pure et de la féminité pure reste incertain ». Il n’y a rien là qui dirait qu’il y aurait un vrai sexe, un vrai masculin, un vrai féminin. Par contre il y a une vraie différence, mais où est-elle ? Personne ne le sait…

Notes

[1Payot Lausanne, 1999.