« Ainsi la légende que la peinture s’est faite de sa propre origine — l’histoire grecque de la jeune fille qui trace sur le mur le contour de l’ombre de son fiancé partant pour la guerre — ne doit pas être comprise comme une parabole de la représentation. Cette fille ne cherche pas à reproduire, pour se la remémorer, l’image de celui qui ne sera plus là : mais elle fixe l’ombre, la présence obscure qui est là dès que la lumière est là, le double de la chose — de toute chose — et son fond invisible, que la peinture ne rend pas visible, mais qu’elle met invisible en lumière, qu’elle porte et emporte invisible dans les pigments et dans les plis de son enluminure. » Jean-Luc Nancy, Visitation

Le travail interdisciplinaire élaboré autour de la clinique de l’origine à l’hôpital de Lausanne se poursuit dans une nouvelle recherche en cours de construction avec trois historiennes de l’art, Véronique Mauron, Marie André et Francesca Cascino. Se saisir de l’irreprésentable de la procréation (c’est le titre du projet) en passant par une réflexion sur certaines œuvres.

Pas question ici de boucher la brèche ouverte par les avancées scientifiques, pas question de rabattre l’irreprésentable, l’indicible ou l’impensable de la PMA et du mystère de l’origine sur une « réponse » dont la peinture ancienne ou contemporaine serait pourvoyeuse. Plutôt, mettre en résonance des champs qui ont toujours entretenu des liens étroits, qui ont toujours été travaillés l’un par l’autre — la science et l’art. Et faire un pari : celui du détour par la peinture où l’énigme de l’origine, prise dans l’épaisseur de l’œuvre qui la travaille et qu’elle travaille, nous regarde. Il s’agit d’interpeller l’image sacrée du Quattrocento comme l’art contemporain du XXeme siècle en tant que processus à l’œuvre, en tant que « corps vivant » (VM), « ce qui est représenté étant inévitablement travaillé par quelque chose qui pousse à la figuration » (FA&MA). Cette recherche de la figuration fait pour François Ansermet « lien avec l’expérience de la PMA et la façon dont les gens inventent — même de façon précaire — pour se représenter, ou pour aménager ce qui leur arrive. Il s’agit, non pas d’archétypes, mais de processus : celui qui consiste à chercher des solutions. »

La peinture sacrée de la Renaissance italienne traite le mystère de l’Incarnation dans le registre visuel au travers des Annonciations et des Visitations. Comment figurer une origine sans sexualité ? Comment figurer un court-circuit du temps ? « Ces images montrent sans montrer, puisqu’elles montrent l’impos-sibilité de montrer. On va donc trouver dans ces tableaux des éléments qui ne sont pas sans rapport avec le rêve : non pas des représentations, mais des condensations et des déplacements [1] ». Ainsi,
précise Francesca Cascino, des signes souvent ambivalents, obscurs, traversent les toiles : « l’escargot, par exemple, chez Francesco del Cossa, être hybride, est à la fois signe de procréation et signe mort. Toute une série de dimensions irreprésentables sont concentrées dans une image représentable. »

Du côté de l’art contemporain, Véronique Mauron s’intéresse aux artistes qui travaillent à partir du corps : « Il y a ceux qui postulent que le corps est à la fois représentable et objet de la représentation, qu’on peut l’ouvrir, le disséquer, le mettre en morceaux, en montrer les composantes, les viscères. C’est le cas de Kiki Smith, Jake et Dinos Chapman, Mike Kelley… Et il y a ceux qui, au cœur de leur œuvre, ont l’idée qu’on peut montrer quelque chose du corps, mais qu’on bute sur une impos-sibilité qui est de l’ordre de l’infigurable de ce corps : il s’agit, particulièrement, d’artistes qui travaillent avec la vidéo, comme Bill Viola ou Gary Hill. » Dans certaines œuvres, la transparence et l’invisibilité rappellent des modes de représentation de la PMA ; d’autres sont traversées d’interrogations liées à la médecine prédictive, aux hypothèses de clonage, au différentiel générationnel et sexuel, aux avancées biotechnologiques. « Ainsi, Patricia Piccini a présenté cette année dans le pavillon australien de la Biennale de Venise des êtres sans sexe, ou des clones sous forme d’enfants marqués précocement par des signes de vieillissement. Quant à Matthew Barney, il s’intéresse à l’origine de la création — de l’humain, du vivant, de l’image — et donne à voir un processus créatif qui va jusqu’à la création d’une créature. »

Bien sûr, en travaillant sur ces deux époques, il ne s’agit pas de forcer l’analogie, prévient Véronique Mauron. « Ces images appartiennent à des cultures distinctes. Pourtant si les réponses à la question de l’infigurable diffèrent complètement d’une époque à l’autre, cette question persiste. » La définition de l’image comme mise en présence de l’absence rejoint la problématique du sacré — d’où l’intérêt pour les images du Quattrocento. « Ce rapport au sacré ne se pose pas dans les mêmes termes aujourd’hui, parce que l’image ne se veut plus sacrée — au moins dans le sens religieux du mot. » Pourtant, conclut François Ansermet, « la question du rapport au sacré n’est évidemment pas absente de certaines expériences de la modernité. Pour Marie-José Mondzain [2], l’image sacrée exige un vide au cœur de la visibilité. Or même s’il faut éviter les anachronismes, cette réflexion est somme toute assez proche du travail par exemple de Lucio Fontana, avec ses monochromes fendus, dont il dit que “l’infini passe par la fente, par l’entaille ” ». Le chas de l’aiguille.

Post-scriptum

Lire aussi : au service des PMA.

Notes

[1« Eve dans Marie. L’énigme de la procréation » par François Ansermet et Marie André in Mélanges offerts à Charles Méla, Honoré Champion, Paris, 2002.

[2Voir Marie-José Mondzain, Le commerce des regards, Seuil, 2003.