Vacarme 24 / arsenal

le SRAS et la coalition des réticents

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Sur fond d’épuisement de la lutte contre le sida, le SRAS mobilise l’émotion internationale. On peut parier néanmoins qu’on retrouvera les mêmes réticences à inclure les populations les plus pauvres dans les programmes de santé publique. Les réponses se joueront dans les mois qui viennent : répétition ou sursaut ?

Au cours des derniers mois, une nouvelle épidémie, le syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS), est venue perturber notre triste planète. Très vite, on a su que cette nouvelle maladie se transmettait par voie aérienne et qu’elle était causée par un coronavirus ayant tendance à muter ; qu’elle prenait des proportions épidémiques dans certaines parties de la Chine, à Hong-Kong, au Viêt-nam et au Canada. Le monde entier en a été averti. Quoique cette nouvelle maladie ne soit pas aussi mortelle que beaucoup d’autres « maladies infectieuses émergentes » (selon le jargon du jour), son impact économique et social est énorme : moins de 500 personnes sont officiellement décédées du SRAS (chiffre à comparer avec les 8 500 qui meurent chaque jour du sida), mais ses conséquences sur le tourisme et le commerce font clapoter l’économie mondiale. Des esprits chagrins prévoient que le SRAS, et la panique qui s’ensuit, coûteront 30 milliards de dollars à ladite économie.

Le SRAS nous rappelle une fois de plus que le capital – tout comme l’information, la désinformation et la peur – se déplace encore plus vite que les virus dans l’air. Il est possible qu’Haïti – qui n’est pas, à ce jour, envahi par le SRAS – ne soit pas le meilleur endroit d’où parler de cette maladie. Mais il est instructif à divers titres d’observer la dissémination d’une nouvelle épidémie depuis un pays déjà accablé par l’énorme poids d’une mortalité excessive.

Tout d’abord, il est peut-être plus facile de constater à partir d’ici que le SRAS a émergé sur la ligne de démarcation entre une région à faible revenu qui connaît une abrupte privatisation des soins (la Chine) ; et une région à hauts revenus dotée d’une santé publique et d’hôpitaux d’assez bonne qualité (Hong-Kong). Ensuite, le SRAS est considéré comme un problème critique parce qu’il affecte des régions où les échanges économiques sont intenses, alors que sida et tuberculose sont perçus comme des menaces pour des populations qui ne sont ni « connectées » ni assez riches pour « compter » vraiment.

Chaque nouvelle maladie infectieuse nous donne l’occasion d’entonner en chœur la même chanson : « Nous sommes tous dans le même bateau. » Lorsqu’en 1946 la constitution de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) vit le jour, elle s’en fit l’interprète, nous avertissant qu’ « un développement inégal selon les pays de la promotion de la santé et du contrôle des maladies, particulièrement des maladies transmissibles, constitue un danger pour tous ». Mais l’OMS n’a pas réalisé ses grandes ambitions : répartir les richesses, et surtout la richesse scientifique, dans le monde entier. Aujourd’hui plus que jamais, le monde est divisé entre ceux qui ont droit aux soins médicaux et ceux qui n’y ont pas droit. D’une façon ou d’une autre, les agents pathogènes infectieux exploitent de telles inégalités sociales. Ceci vaut spécialement pour les cas où l’on découvre de nouveaux vaccins et traitements sans qu’il existe un « plan d’accès équitable » ou des structures sanitaires susceptibles de garantir que tous ceux qui ont besoin de ces vaccins et traitements les reçoivent effectivement. À cause de ces inégalités, nous n’avons pas encore éradiqué la polio ni la rougeole ; à cause d’elles, le sida disparaît chez les enfants américains alors qu’il tue un nombre toujours croissant d’enfants en Afrique et dans les régions les plus pauvres d’Asie.

Mais les inégalités sonnent le glas avant même qu’apparaissent vaccins ou thérapies. Symptôme du déclin des infrastructures de santé publique, la faiblesse du système de surveillance en Chine nous a empêchés de savoir quand et où le SRAS est initialement apparu, et de prendre la mesure du problème qu’il pose. Le manque de soins et de soutien est tel que de nombreux patients risquent davantage de mourir du SRAS alors que d’autres seront sauvés parce qu’ils bénéficieront de soins intensifs dans d’excellents hôpitaux.

Il y a eu ensuite les problèmes désagréables que posent les réponses sociales à toute nouvelle maladie : d’abord les évaluations plus ou moins honnêtes que proposent les politiques, plus inquiets de l’image médiatique de la maladie que de la maladie elle-même. En Asie comme ailleurs, maires et ministres du Commerce ou du Tourisme font plus d’audience que les médecins et spécialistes de santé publique. Et ceci non seulement dans un pays autoritaire comme la Chine mais aussi – incroyable mais vrai ! – à Toronto, que l’on imaginait plus civilisé.

À une époque où les puissants ont tous les droits, où l’unilatéralisme est la règle, l’OMS a été correcte, voire très courageuse en publiant ses conseils aux voyageurs. Ayant perdu l’un des siens – le Dr Carlo Urbani, qui est allé à Hanoï pour enquêter sur la nouvelle maladie, qui a sonné l’alarme, qui a évité que la nouvelle maladie ne se propage au Viêt-nam, mais qui en est mort le 29 mars – l’autorité mondiale en matière de santé a dû perdre des amis influents en avertissant le monde entier et en désignant chaque nouveau foyer épidémique. D’autres se sont moqués de ces spécialistes qui déclenchaient la panique, faisaient surgir des préjugés et portaient atteinte à l’économie mondiale. Et pourtant le travail de l’OMS et des praticiens de santé publique en général consiste à protéger la santé des hommes plutôt que le tourisme ou les marchés financiers.

Peut-on tirer des leçons d’une épidémie aussi récente ? Hélas, la plupart des leçons sont celles qu’on aurait pu tirer des autres épidémies infectieuses émergentes. Les virologues, épidémiologistes et médecins qui soignent les victimes du SRAS apprendront beaucoup sur les caractéristiques spécifiques de cette maladie. Mais, pour nous autres, trois leçons principales sont à retenir.

Chaque nouvelle maladie soulève des questions de proportion, d’échelle. L’OMS a fait convenablement son travail, mais des acteurs infiniment plus puissants – certains gouvernements, les institutions financières internationales, les médias privés, les titans de l’industrie – tirent les cordons de la bourse et conditionnent par ailleurs les réactions sociales face aux épidémies. L’un de mes collègues en Chine, qui travaille sur un projet de recherche dans la province de Hu-nan, considère le SRAS comme « un désastre national sans précédent ». Son travail sur la tuberculose, cette autre maladie à transmission aérienne qui a certainement tué beaucoup plus de citoyens chinois que le SRAS, pourrait être interrompu, écrit-il dans un récent e-mail, parce qu’ « à tous les niveaux, des équipes professionnelles s’engagent dans le combat contre le SRAS et s’approchent de la victoire ». Il serait honteux que, en vertu de cette approche à somme nulle des maladies infectieuses, on reporte en totalité contre le SRAS l’argent de la lutte contre des tueurs majeurs qui, eux, n’ébranlent pas les marchés internationaux ni ne perturbent les itinéraires des touristes.

Deuxième leçon : si nous laissons s’éroder les infrastructures de santé publique, c’est à nos risques et périls. Apparu il y a bientôt trente ans, le slogan rassembleur « Des soins pour tous en l’an 2000 » a progressivement disparu. Des plaisantins se demandent même si ce slogan ne reposait pas sur une erreur typographique : ne fallait-il pas lire « l’an 3000 » ? La Chine, qui s’est engagée dans la voie de la privatisation accélérée, assiste à l’érosion de ses infrastructures de santé publique. Érosion qui a déjà atteint son nadir dans la plus grande partie de l’Afrique, où – à la stupéfaction générale – la situation est pire qu’à l’époque coloniale. En Chine comme dans d’autres pays, il est encore temps de préserver et de renforcer ces infrastructures, mais un peu partout dans le monde la privatisation des soins est encouragée, à l’initiative non pas de l’OMS mais d’agences internationales infiniment plus puissantes et des gouvernements qui les contrôlent. Parfois ces changements passent sous l’étiquette « réforme du système de soins ». Mais vues de plus près, les réformes préconisées s’avèrent indissociables de coupes budgétaires sur les soins destinés aux pauvres et sur le système de surveillance nécessaire pour dépister et réagir à de nouvelles menaces.
Déçus par d’aussi maigres résultats, les spécialistes en santé publique ont un moral de chien battu. Nous sommes tellement habitués à gérer la pénurie que parfois nous n’usons plus de représailles lorsqu’on nous demande de faire toujours plus avec toujours moins. Le sida – le plus grand tueur d’adultes de toute l’histoire des maladies infectieuses – confère à ces débats une étrange clarté. Pendant dix ans, on a demandé à ceux d’entre nous qui travaillent sur le sida dans les pays pauvres de choisir entre prévention et traitements. C’est depuis un an seulement que ce choix est dénoncé comme illusoire, pour ne pas dire pire. Mais ce changement intervient trop tard pour les dizaines de millions de personnes qui sont déjà mortes, ou orphelines, du sida.

Troisième leçon à tirer du SRAS : la surveillance sanitaire et les autres réponses aux épidémies doivent être coordonnées et « transnationales », comme le sont les épidémies elles-mêmes. Nos réponses ne peuvent être ni unilatérales ni bilatérales. Si nous habitons un village planétaire, alors nous devons réactiver la vision énoncée, en 1946, par la constitution de l’OMS. Or, du fait d’inégalités sociales aussi courantes que grotesques, si les agents pathogènes traversent les frontières sans la moindre difficulté, les traitements restent souvent immobilisés à la douane. Ce qui est insupportable, ce ne sont pas les mesures agressives de santé publique, ce sont ces inégalités-là. Les banquiers et commerçants de Hong-Kong-la-cossue et de l’opulent Canada, ou ceux qui règnent sur une économie chinoise en rapide expansion, le savent. Ils vont engloutir de l’argent dans le SRAS dès qu’il verront celui-ci s’attaquer à leurs comptes bancaires. Ils sont peut-être nuls en épidémiologie, mais ils sont forts en maths.

Pour avoir le courage de diffuser des conseils sanitaires aux voyageurs, de déclarer « l’état d’urgence » sanitaire, comme l’ont fait l’OMS et le Dr Urbani, nous devons nous assurer que les financeurs consacreront à la lutte contre les nouvelles épidémies de l’argent, et non des rebuffades ou des punitions. Mais il ne suffit pas de proclamer « l’état d’urgence » pour voir aussitôt apparaître le cash-flow. Voici dix ans que l’OMS et d’autres organismes ont proclamé « l’état d’urgence » à propos de la tuberculose et du sida, mais il a fallu dix ans et des campagnes activistes ininterrompues pour mettre sur pied des mécanismes de financement novateurs, tel que le Fonds mondial pour le sida, la tuberculose et la malaria. Quoique tardif, ce Fonds est une importante victoire, et l’une des réponses authentiquement multilatérales aux urgences sanitaires. Mais déjà on apprend que le Fonds a du mal à trouver de l’argent et ne pourra peut-être pas honorer ses futurs engagements – à cause des réticences des nations donatrices, les plus riches, celles qui disposent de tous les soins nécessaires.

Le SRAS nous rappelle dès aujourd’hui qu’il nous faut énormément réfléchir à la dichotomie « unilatéralisme » contre « multilatéralisme » en matière de santé planétaire. Une coalition des réticents ne saurait répondre de manière satisfaisante aux grandes pestes de notre époque (pour l’heure, le SRAS n’entre pas encore dans cette catégorie). Si les pays riches laissent le Fonds mondial et d’autres initiatives multilatérales se dessécher sur la branche, s’ils ne soutiennent pas l’OMS et les institutions similaires, alors on peut être sûr d’une chose : la réponse au prochain SRAS sera moins coordonnée et nous devrons patauger dans un marécage idéologique et médiatique avant de savoir qui est en train de mourir et pourquoi.

Le sida nous a déjà appris à quelle vitesse un nouvel agent viral pathogène peut se disséminer dans le monde entier. À son tour, le SRAS nous rappelle à quel point les liens entre humains sont intimes, malgré les profondes divisions linguistiques, culturelles et de classe. À propos d’une épidémie de fièvre typhoïde, un médecin anglais de l’époque victorienne exprimait cela plus poétiquement. William Budd nous lançait, en 1874, cet avertissement : « Il n’est pas rare que la maladie s’attaque aux riches, mais elle prospère parmi les pauvres. Cependant, en raison de notre humanité commune, nous sommes tous, riches ou pauvres, plus apparentés que nous ne le croyons. En réalité, les membres de la grande famille humaine sont liés les uns aux autres par mille liens secrets, dont le monde imagine à peine l’existence. Et celui qui n’a jamais encore établi, par des actions charitables ou par amour, une relation avec un voisin plus pauvre que lui, pourrait bien découvrir un jour, quand il sera trop tard, qu’ils sont liés par un lien qui pourrait les amener aussitôt, tous les deux, à une tombe commune. »

Post-scriptum

Paul Farmer, professeur à l’École de médecine de Harvard, est clinicien.
Il partage son temps entre Boston et Haïti. Il a publié dans le numéro 19 de Vacarme un article intitulé « Un pilote en Haïti » sur son expérience de distribution de multithérapies antivirales dans les pays dépourvus d’infrastructures sanitaires.

Traduit de l’américain par Anne Guérin