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« Bien public » au Nord, la mer est, au Sud, privatisée. Les états ne possèdent pas les ressources et les techniques nécessaires pour protéger leurs eaux territoriales, et encore moins pour les exploiter. La mer est donc largement concessionnée aux groupes de pêche, de tourisme et, surtout, pétroliers. Dans le golfe de guinée, les frontières maritimes ont ainsi été réorganisées pour accommoder l’exploitation des hydrocarbures.

Ce sont des zones ambiguës, qui n’apparaissent pas sur les cartes. Situées à cheval sur les frontières maritimes de deux États, elles épousent les contours de réserves pétrolières identifiées. Certaines ont des noms de hangars — « Zone Unitive », « Joint Development Zone », etc. —, d’autres des noms de code. Le permis pétrolier qui chevauche la frontière maritime entre l’Angola et le Congo-Brazzaville a ainsi été baptisé « Structure K ». C’est ChevronTexaco qui a identifié des réserves d’hydrocarbure dans cette partie de l’off-shore — la société est présente dans les eaux angolaises —, et qui a suggéré aux gouvernements de Luanda et de Brazzaville de former la « Structure K ». Au terme de deux ans de négociations entre les deux pays, l’existence de la zone a été officialisée par un traité, et le pétrolier américain a été nommé opérateur, en association avec Total, présent lui dans les eaux congolaises.

Des groupes pétroliers ont même été jusqu’à délimiter, pour des États, l’étendue exacte de leurs eaux territoriales. C’est ce qui s’est passé pour Sao Tome e Principe, une petite île de moins de 200 000 habitants au large du Gabon, essentiellement connue pour ses plages, son pavillon de complaisance, son cacao et ses timbres à l’effigie de Marylin Monroe. Au milieu des années 1990, l’américain ExxonMobil et un petit groupe texan, ERHC, se sont intéressés à l’off-shore de l’île, vite identifié comme prometteur, et ont, séparément, signé un accord avec le gouvernement de Sao Tome. Des experts des deux groupes sont ensuite allés à l’ONU préciser, pour le compte du gouvernement, le tracé exact des frontières maritimes de l’île, notamment la partie nord de l’off-shore, contiguë au Nigeria. Selon les études sismiques menées par ExxonMobil et EHRC, cette zone recèlerait en effet d’importants gisements. Rapidement, Sao Tome a entamé des discussions avec le Nigeria et une « Joint Development Zone », à cheval sur l’off-shore des deux pays, a été mise en place. Les deux sociétés qui exploiteront ce bloc seront EHRC et ExxonMobil. Même scénario entre la Guinée-Bissau et le Sénégal : une seule société, l’australienne Fusion Oil & Gas, est active dans l’off-shore commun aux deux États. Même si elle s’est récemment associée à l’américaine Amerada Hess, Fusion Oil reste la principale interlocutrice de l’Agence de Gestion et de Coopération entre le Sénégal et la Guinée-Bissau (AGCSG), l’autorité inter-étatique qui gère la zone.

La création de blocs pétroliers transfrontaliers — dans le seul Golfe de Guinée, on n’en compte pas moins de six — est devenue l’alternative aux conflits maritimes entre États. Durant la décennie 1990, l’activité pétrolière dans le Golfe de Guinée a été freinée par un bras de fer entre le Nigeria et le Cameroun, qui se disputaient la péninsule de Bakassi, dont l’extrémité est riche en pétrole. Les deux pays se sont d’abord opposés militairement, puis ont porté leur différend devant la Cour Internationale de Justice de La Haye. Au bout de cinq années de plaidoiries, la Cour a rendu son verdict, et a attribué tout l’off-shore de la péninsule au Nigeria, le Cameroun n’obtenant que les terres, qui ne recèlent aucune réserve pétrolière. Tous les gouvernements de la région ont alors préféré s’entendre plutôt que s’investir dans une longue procédure judiciaire qui, comme cela a été le cas pour le Cameroun, pouvait se retourner contre eux. Les « zones unitives », entre le Nigeria et la Guinée Équatoriale, entre Sao Tome et le Nigeria, etc., se sont alors multipliées.

Mais redessiner les frontières maritimes ne suffit pas : pour les pétroliers, le prochain objectif est de les étendre vers le large. Actuellement, la Zone Économique Exclusive (ZEE), c’est-à-dire l’étendue des eaux territoriales exploitables par un pays, est de 200 miles marins (370 kilomètres). Une série de résolutions votées par l’Assemblée générale des Nations Unies permet cependant de faire passer ce chiffre à 350 miles marins, soit 650 km. Pour obtenir une extension de leur ZEE, les États doivent déposer, avant 2009, un dossier auprès de l’ONU prouvant que leur plateau continental s’étend, en mer, au-delà de la limite des 200 miles. L’enjeu est essentiellement pétrolier : il s’agit de mettre la main sur les gisements ultra-profonds, encore inexploitables avec les techniques parapétrolières actuelles, mais qui feront l’objet de l’essentiel des campagnes d’exploration dans dix ans.

Sans surprise, ce sont les pays occidentaux qui sont les plus en pointe sur le problème de l’extension des ZEE. Les Instituts de la Mer français et anglais ont ainsi proposé leurs services aux pays africains pour mener les études sismiques et géodésiques nécessaires à la constitution d’un dossier, et ont multiplié les colloques. Une de ces rencontres, organisée par l’Institut du Droit Économique de la Mer monégasque, l’Institut Français de la Mer et l’Institut Français du Pétrole, a eu lieu en mars dernier à Monaco et rassemblé une vingtaine de pays africains et asiatiques autour d’une « étude de cas fictif ». La carte présentée aux participants rassemblait toutes les caractéristiques de la côte du Golfe de Guinée : zones transfrontalières, îles, delta, etc. Un an auparavant, c’était l’Oceanography Center de l’Université de SouthHampton qui avait réuni une trentaine de pays pour leur proposer ses services.

Dans le Golfe de Guinée, la concession de l’off-shore au privé est d’abord la conséquence du manque de ressources : parmi tous les pays de la région, seul le Nigeria dispose d’une marine nationale, même si celle-ci ne dispose pas de l’équipement nécessaire pour remplir son rôle. À plusieurs reprises, ce sont des pétroliers qui ont prêté à l’armée nigériane des équipements — bateaux, hélicoptères — pour mener des opérations de « pacification » dans le delta du fleuve Niger. Dans cette région, où sont concentrés les principaux champs pétroliers du pays, les relations entre les sociétés occidentales et les communautés locales sont extrêmement tendues. Les majors pétrolières font régulièrement l’objet de prises d’otages et de tentatives de sabotage de la part des habitants, chacune de ces opérations étant immédiatement suivie de raids de la marine nigériane dans les villages du delta. Pour avoir indirectement participé à des raids particulièrement meurtriers, deux majors, RoyalDutch/Shell et ChevronTexaco, font actuellement l’objet de procès aux États-Unis.

Même lorsqu’un pays dispose, grâce aux revenus pétroliers, de moyens suffisants pour mettre en place un corps autonome de garde-côtes, il préférera confier la surveillance de ses frontières au privé. La Guinée Équatoriale, ancienne colonie espagnole devenue, en moins de dix ans, le troisième producteur de pétrole africain devant le Gabon, a ainsi signé un contrat avec Military Professional Resources Incorporated (MPRI), une société fondée par des anciens du Pentagone pour assurer la protection de son off-shore. Spécialisée dans les « services militaires », MPRI a conseillé au début des années 1990 l’armée croate dans son offensive contre les forces serbes et elle est, aujourd’hui encore, l’un des principaux sous-traitants du Pentagone. Malgré un lobbying forcené auprès du gouvernement américain, le groupe n’a pourtant jamais pu mener à bien son contrat de protection des eaux territoriales équato-guinéennes, le Département d’État ayant, au dernier moment, refusé de lui fournir l’autorisation de travailler avec un régime jugé « trop brutal ». C’est finalement une société portugaise qui a obtenu le contrat.

Les pétroliers ne sont pas les seuls bénéficiaires de la privatisation de l’off-shore en Afrique de l’Ouest. Au large de la Mauritanie et du Sénégal ce sont les bateaux de pêche russes, japonais et européens qui règnent en maîtres sur les eaux les plus poissonneuses du monde. Mais ce sont les industriels du tourisme qui ont développé les pratiques les plus radicales. En Afrique de l’Est, cette fois, de nombreuses îles sont ainsi devenues propriétés d’hôtels ou de centres de vacances. En Tanzanie, au large de la grande île de Zanzibar, l’îlot de Mnemba appartient ainsi aux promoteurs sud-africains d’un hôtel de luxe, le Mnemba Island Lodge. Ce sont cependant les Seychelles qui restent l’archipel le plus privatisé de la région. Sur les cent quinze îles que compte le pays, près d’une vingtaine appartiennent à des sociétés privées, et sont inaccessibles aux habitants. Ainsi, l’îlot de Darros appartient au prince Sheram Palavi, neveu du défunt shah d’Iran, tandis que l’île Cousine est la propriété du millionnaire sud-africain Fred Keely. Les îlots de Frégate et de Platte sont contrôlés par des sociétés de tourisme suisse et allemande, qui y ont implanté des hôtels cinq étoiles, celui de Marianne par le brasseur Guiness PLC. Entre autres.

Loin d’être un phénomène marginal, ou une survivance coloniale, le mouvement de privatisation à l’œuvre dans l’off-shore africain pourrait rapidement gagner les côtes. La multiplication des zones franches, la privatisation des parcs naturels en Afrique Australe, la concession de zones de plus en plus vastes au secteur minier pourraient, à terme, générer les mêmes effets qu’en off-shore. Avec des conséquences politiques et sociales plus lourdes, étant donné qu’en haute mer il n’est pas nécessaire de gérer les populations.