le mouvement des marées
par Philippe Mangeot
De marée noire en marée noire, les techniques des militants anti-pollution se sont aguerries, les savoirs se sont affûtés, les fronts se sont diversifiés. Mais quel que soit l’angle d’attaque, tous butent sur l’irresponsabilité juridique des pétroliers. Description d’une prise d’otage.
Deux ans après le naufrage de l’Erika, la France a réformé le plan POLMAR, qui organise les actions à mettre en œuvre en cas de marée noire. La version précédente était inadéquate, l’Erika l’avait démontré : le navire était en danger, mais l’hypothèse de l’accueil dans un port, qui eût pu circonscrire la pollution, avait été écartée. Ironie, un scénario semblable s’est reproduit en Espagne en novembre dernier. Le Prestige était en détresse au large des côtes galiciennes, deux solutions se présentaient : le remorquer jusqu’à la côte où sa cargaison eût pu être vidée à l’abri des courants marins, ou l’acheminer vers le large et pomper ses cales. Dans El Pais, l’écrivain Luis Sepulveda résumait le choix des autorités espagnoles : « On imposa mordicus que le bateau “aille au diable et que [les Portugais] se le farcissent” ». Un pêcheur galicien, ajoutait-il, aurait prévu qu’un bateau remorqué dont la coque unique était fissurée ne résisterait pas à une navigation en haute mer. Le Prestige se brisa en plein large, cinq jours après qu’une voie d’eau s’y fut ouverte. Le nouveau plan POLMAR venait d’être élaboré pour éviter que se reproduise en France le scénario de l’Erika, mais à chacun ses eaux territoriales, et qu’importe si le fuel ne connaît pas ces frontières.
Ceux qui se sont attelés à sa rédaction avaient eu du pain sur la planche : les ratés s’étaient multipliés à l’occasion du naufrage de l’Erika. Dans sa version précédente, le plan ne prévoyait pas qu’il se présentât des bénévoles pour nettoyer les plages. Ils n’existaient pas sur le papier, on se garda de leur signaler la toxicité du produit qu’ils ramassaient. Le nouveau POLMAR en prend acte, mais en fait trop : il salue « l’enthousiasme » observé lors des précédentes marées noires, et prévoit que les volontaires soient encadrés par des professionnels de la dépollution.
Quand le pétrole du Prestige commença d’arriver sur les côtes de Galice, des milliers de bénévoles vinrent offrir leurs services. Mais la mémoire n’est pas soluble dans l’eau de mer et « l’enthousiasme » se fatigue dans la répétition : en France, beaucoup de ceux qui avaient participé à d’autres opérations de dépollution, ainsi que la quasi-totalité des associations écologistes ou professionnelles, choisirent de ne pas être au rendez-vous. Bruno Rebelle (directeur de Greenpeace France), Benoît Bonnel (président du Collectif citoyen anti-marées noires de Saint-Nazaire), Gibus de Soultrait (co-fondateur de la Surf Rider Foundation), emploient les mêmes termes pour s’en expliquer : « À produit industriel, réponse industrielle ». Ils disent comment la sollicitation du bénévolat accrédite l’idée que les naufrages de pétroliers sont imputables à la fatalité : les colères de l’océan ont bon dos, si c’est pour masquer l’incurie des pouvoirs publics, les points aveugles de la réglementation internationale, les impasses du droit, l’organisation de la filière du transport maritime qui, précarisant la flotte, multiplie les risques de la mer. Pierre Alferi vivait à Groix quand le fuel de l’Erika arrosa les côtes de l’île : « Pourquoi céder, écrivit-il alors dans Libération, lorsque, après vous avoir chié dessus, on vous demande de nettoyer ? N’est-ce pas une technique d’humiliation classique chez les gangsters ? » [1]
Des gangsters : à chaque marée noire on apprend leurs méthodes. Échoué sur le sable en boulettes de mazout ou navigant par nappes à la surface de l’eau, le pétrole échappé de l’Erika, du Prestige et autres Amoco-Cadiz vient signifier concrètement le fonctionnement d’un système dont il est le reste. Il confisque aussi aux professionnels de la mer leur outil de travail. Le Code civil de 1804 définissait un « bien » comme un objet sur lequel un propriétaire règne en maître, dans la mesure où il concentre l’exercice exclusif de son usage, de sa jouissance et du droit qu’il a de le détruire : usus, fructus et abusus. La mer, l’air et la lumière restaient en marge de cette définition : « choses sans maîtres, […] [elles] n’appartiennent à personne et leur usage, commun à tous, est réglé par la loi. » Les compagnies pétrolières ne l’entendent pas de cette manière.
mobilisations
Il y eut donc, à chaque fois, des manifestations de colère. Elles enflent avec la répétition des accidents. Longtemps localisés sur les lieux les plus touchés, recrutant d’abord chez les gens de la mer, les mouvements se déplacent aujourd’hui près des lieux de pouvoir. Les premiers naufrages de pétroliers, à la fin des années 1960, avaient suscité une émotion où la solidarité avec les victimes s’accompagnait le plus souvent de l’expression d’un écologisme sentimental. À partir des années 1990, la rhétorique de ces mouvements emprunte à l’écologie politique et, plus récemment, à l’altermondialisme. L’économiste et ancien capitaine François Lille, dont le petit livre Pourquoi L’Erika a coulé [2] figure en bonne place dans les bibliothèques associatives, est membre du conseil scientifique d’ATTAC et président de l’association BPEM (Biens Publics à l’Echelle Mondiale). Quelques militants du Collectif citoyen anti-marées noires de Saint-Nazaire étaient à Annemasse à l’occasion du contre-G8.
Biologiste marin de formation, Benoît Bonnel est conchyliculteur au Croisic. C’est d’abord à ce titre qu’il s’est retrouvé aux premières réunions d’information quand, le jour de Noël 1999, le fuel de l’Erika est arrivé sur Saint-Nazaire. Il dit s’être alors souvenu d’un documentaire, Les Pétroliers de la Honte — ou la loi du silence. L’auteur, Patrick Benquet, y prédisait la multiplication des naufrages de pétroliers dans les années qui suivraient. « J’ai téléphoné à la direction de FR3 pour que le film soit rediffusé et qu’un débat public s’ensuive. Faute de réponse, j’ai invité Benquet à venir présenter son film à la Maison du peuple de Saint-Nazaire. » Ce fut la première action d’un collectif qui choisit de signifier dans son intitulé, par le pluriel de maréeS noireS, qu’il ne s’arrêterait pas à la catastrophe de l’Erika.
Au Collectif, on tâche d’inscrire le naufrage de l’Erika dans une série noire, sur laquelle on aurait plus de prises : « Nous avons aussi fait venir à la Maison du peuple René Vautier, dont le film Marées noires, colères rouges, tourné immédiatement après l’Amoco-Cadiz, avait été censuré ». On parie sur l’émotion suscitée par les marées noires pour attirer l’attention sur les pollutions chroniques, plus graves encore : « Les pollutions pétrolières maritimes ne proviennent qu’à 4% des marées noires. Une broutille en regard des opérations de “manipulation” des plate-formes off-shore, des dégazages sauvages et des rejets d’origine terrestre. Rien que les dégazages représentent chaque année l’équivalent de dix Erika au large des côtes françaises. Pourtant, si les gens ne réagissent pas au moment des marées noires, ils ne le feront jamais. » Aujourd’hui, le Collectif se retrouve dans le mouvement Nunca Máis.
Nunca Máis : « Jamais plus » en galicien. Il faut dire que la Corogne a vécu cinq marées noires en trente ans. « Une tradition voudrait qu’en Galice, on ne conteste pas, on émigre », raconte Bonnel. Les Galiciens ont décidé de faire mentir la tradition.
Nunca Máis n’est pas un groupe, mais une campagne qui fédère des associations, des institutions, des partis, des syndicats, des confréries de pêcheurs, des collectifs d’artistes, etc. Chacun reprend le mot d’ordre à son compte et lance des initiatives avec ses propres modes d’action. Nunca Máis a fait des petits, comme cette Burla Negra — « la blague noire » — constituée d’artistes et de gens de l’audiovisuel qui appellent une marée noire une marée noire, à l’encontre des euphémismes officiels : les « nappes d’huile » déplorées par Aznar. Très vite, la Burla Negra s’est chargée de produire les images et les symboles du mouvement, organisant des chaînes humaines de plusieurs dizaines de milliers de personnes sur la côte souillée, ou plantant sur les plages des centaines de croix noires. Partis de la côte, les manifestants de Nunca Máis se sont retrouvés à Madrid, où un million de personnes a défilé avec eux. Le 14 juin, ils marcheront à Bruxelles entre la Halle aux poissons et les bâtiments des institutions européennes. Leur texte d’appel a du panache : « Suivez le mouvement des marées, ne vous arrêtez pas. »
Où porter ses efforts, si l’on veut inscrire le mouvement des marées dans la durée ? On peut grossièrement distinguer trois fronts : celui de l’information et de la contre-expertise, celui de la prévention et de la détermination des causes, celui de l’indemnisation et de la réparation des dommages.
information
De naufrage en naufrage, le schéma s’est reproduit presque à l’identique : une minimisation initiale de l’ampleur des dégâts par les pouvoirs publics ; une volte-face tardive, où l’on voit les autorités courir après un mouvement démarré sans elles, et parfois contre elles ; un effort appuyé, enfin, pour signifier dès les premiers beaux jours un retour à la normale.
Le CEDRE (Centre de documentation, de recherche et d’expérimentation sur la pollution accidentelle des eaux), créé en 1978 après le naufrage de l’Amoco-Cadiz, bénéficie d’une confiance d’autant plus mitigée qu’il a entretenu l’incertitude sur la nature de la pollution de l’Erika, contribuant à alimenter la suspicion sur l’indépendance d’une expertise menée sous la tutelle du ministère de l’Environnement et financée par les compagnies pétrolières. C’est pourquoi la majorité des groupes ad hoc nés d’une marée noire se sont d’emblée pensés et présentés comme des médias : il s’agissait de collecter et de produire en temps réel une information sur l’état de l’épave, la progression des nappes, la direction des vents, les résultats d’analyses chimiques ou biologiques de produits prélevés sur les plages, les consignes de sécurité en cas de ramassage, les visites de personnalités à accueillir ou à refouler, les observations rassemblées par des travailleurs et des usagers de la mer, etc. Pour ne citer que lui, le Collectif de Saint-Nazaire s’est doté d’un journal, Ras le fuel, d’une Radio Erika et d’un site internet.
C’est aussi la stratégie mise en œuvre à plus long terme par la Surf Rider Foundation européenne, créée en 1990 sur le modèle du groupe américain du même nom. « Les surfeurs sont des usagers de la mer susceptibles d’être physiquement exposés à la mauvaise qualité de l’eau », explique l’un de ses fondateurs, Gibus de Soultrait, « mais ils en sont également des témoins privilégiés : ils sont parfois les premiers à repérer les rejets des stations d’épuration, les nappes d’hydrocarbures à la surface, les résultats d’un dégazage au large ». La première vocation de la Surf Rider Foundation est donc de fournir un service communautaire de mutualisation des informations. Elle publie chaque année une carte des « Pavillons noirs », concurrente des officiels « Pavillons bleus » [3], avec pour seul critère la qualité de l’eau. La Surf Rider Foundation collecte des données auprès d’organismes officiels comme les DDASS, mais aussi et surtout d’un réseau de clubs de surfeurs qu’elle a mis en place, les « gardiens de la côte », qui préfigure ce que pourrait être un observatoire du littoral. Située à Biarritz, elle a été en première ligne pour rendre compte de la progression du pétrole du Prestige sur la côte aquitaine. À l’approche de l’été 2003, elle peut se retrouver en porte-à-faux avec des élus de communes côtières, qui multiplient les déclarations rassurantes pour sauver la saison : « La situation n’est pas dramatique, mais des boulettes arrivent encore sur les plages, note Gibus de Soultrait. Le navire est au fond, du fuel continue de s’en échapper, et on ne sait rien du chantier à venir. »
prévention
Tous le répètent : la conjonction de hasards et de malchances qui produit un accident ne suffit pas à conclure aux mauvais coups du destin. Et si quelques naufrages résultent d’erreurs objectives de l’équipage, la faute ne peut être comprise que référée au système pousse-au-crime du transport maritime.
Le Prestige appartenait à une entreprise grecque, il était armé par une autre entreprise, grecque également, et était immatriculé à Panama. Depuis sa construction en 1976, il était suivi par une société de classification américaine, qui lui délivrait chaque année un permis de naviguer au terme d’un contrôle technique. Il était assuré par une compagnie anglaise. Pour son dernier voyage, il avait été affrété en Lettonie par un courtier en énergie membre d’un conglomérat russe. Il s’acheminait vers Singapour, où sa cargaison devait être réceptionnée par un client dont le courtier n’a pas souhaité dévoiler l’identité.
Le cas du Prestige est monnaie courante : le transport maritime a été précurseur en matière de globalisation, de délocalisation et d’externalisation. Après un accident, l’identification des acteurs est une tâche nécessaire et presque impossible. Tous — du propriétaire du navire à celui de la cargaison, en passant par l’armateur, les courtiers, les sociétés de classification — peuvent être sujets à caution, titres fantômes, sociétés écrans. À la multiplicité des acteurs correspond en outre la multiplicité des juridictions dont dépend chacun d’eux. Au cœur du système gît donc l’impossibilité d’apprécier avec précision les niveaux de responsabilité.
La raison de cette impossibilité a un autre nom : la complaisance, qui régit une large part de la filière. Complaisance d’abord, de certaines sociétés de classification, qui peuvent délivrer des certificats de navigabilité douteux. L’Erika, par exemple, avait fait jouer la concurrence à son avantage : le navire avait essuyé plusieurs contrôles négatifs avant de trouver un bureau plus arrangeant.
Complaisance, surtout, des paradis fiscaux qui délivrent des pavillons du même nom. Leur histoire commence au début du XIXème siècle avec l’interdiction de la traite des Noirs dans certains pays européens. Des négriers français et portugais s’en allèrent immatriculer leurs bateaux au Brésil pour continuer leurs activités. Un siècle plus tard, l’exemple fut suivi par la mafia, qui immatricula des casinos à Panama, en limite des eaux territoriales américaines. Les armateurs américains, puis européens, s’en souviendront après la seconde guerre mondiale, quand ils chercheront à contourner les contraintes sociales et fiscales de leur pays d’origine, ainsi que les obligations des employeurs en matière de droit du travail. On estime aujourd’hui que deux tiers du tonnage des flottes maritimes en trafic international seraient immatriculés dans des paradis fiscaux.
La dissémination des intermédiaires, l’opacité de la filière, le régime de la complaisance et la rudesse de la concurrence dans le transport maritime ont, entre autres conséquences, affecté la sûreté des navires. Le contrôle de l’exploitation et de l’entretien de la flotte s’en est trouvé considérablement assoupli, tandis que la durée d’activité moyenne des bateaux s’allongeait : selon un rapport de l’OCDE, elle serait passée en deux décennies de quinze à dix-neuf ans. L’Erika en avait vingt-cinq et le Prestige vingt-six. Enfin, les conditions de travail des équipages se sont dégradées : parmi les intermédiaires, il faut désormais compter sur les manning agencies qui placent des marins — et les bradent parfois — auprès d’armateurs qui les exploitent dans des conditions minimales de protection sociale et de rémunération. Conséquence logique : l’insécurité des marins redouble celle des navires.
Les groupes engagés contre les mécanismes à l’œuvre dans la précarisation de la flotte et des équipages s’efforcent à la pédagogie : il s’agit d’expliciter la logique du système, d’en démonter les rouages et d’en éclairer les failles. Cela suppose qu’ils aient accès à toutes les informations. Si Greenpeace ou Jo Le Guen [4] recourent régulièrement au dispositif, par ailleurs sans espoir, de la « plainte contre X pour pollution maritime », c’est parce qu’elle seule permet d’avoir accès à l’ensemble des dossiers et d’en diffuser abondamment les pièces.
Le savoir ainsi accumulé et l’émotion levée par chaque nouvelle catastrophe fournissent les armes d’un travail de lobbying sur les institutions afin de faire évoluer les réglementations. Lesdites institutions ont l’esprit de l’escalier, et les étapes de l’évolution des droits nationaux, communautaires et internationaux en matière de pollution des mers suivent le rythme des marées noires : rien d’étonnant à ce que les dernières modifications réglementaires en matière de transport maritime dans les eaux européennes s’intitulent « paquets Erika 1 et 2 ». Ces mesures prévoient entre autres un contrôle accru des sociétés de classification et des navires « à risques », le bannissement progressif des mers européennes des pétroliers à simple coque (comme le Prestige) au profit des navires à double coque (ce qui réduit les dangers sans les annuler : l’Erika avait lui-même été réaménagé en ce sens), et la création de ports-refuges susceptibles de recevoir des navires en difficulté.
Si les associations se félicitent de ces mesures, elles n’en pointent pas moins l’incapacité de certains États à les faire appliquer. La France fait figure de lanterne rouge, avec un nombre notoirement insuffisant d’inspecteurs des Affaires maritimes [5], que ne suffira pas à pallier l’annonce tardive, après le naufrage du Prestige, du recrutement d’une quarantaine de nouveaux inspecteurs. Cette inadéquation entre les règlements et les moyens de leur mise en œuvre est régulièrement dénoncée par Greenpeace, qui se mêle à son tour d’inspection dans des actions dont le groupe a fait sa marque de fabrique. Bruno Rebelle : « Après le naufrage du Prestige, nous sommes allés bloquer un bateau du même type dans le port de Rotterdam, le Byzantio. Nous avons obtenu qu’il interrompe son voyage et s’en retourne aux Pays Baltes d’où il était parti. »
Le durcissement des directives, s’il permettra de mieux prévenir les dangers au large des côtes européennes, ne revient-il pas toutefois à transférer les risques dans les pays du Sud ? Toutes les associations ont en tête le modèle protectionniste américain, dont se rapproche progressivement l’Europe. Après le naufrage de l’Exxon Valdez en Alaska, les États-Unis se sont dotés d’un règlement si sévère que les navires les plus fragiles, désormais interdits des eaux américaines, sont allés croiser en Europe, en Afrique ou en Asie.
Bruno Rebelle tempère cette inquiétude : « 60 à 70% du trafic maritime mondial concerne l’Europe et l’Amérique du Nord. Si on obtient une amélioration des flottes qui irriguent le système commercial, on peut parier sur un effet d’entraînement pour l’ensemble de la flotte mondiale. »
Pour François Lille, une telle politique ne constitue pourtant qu’un aménagement nécessaire, qui ne remet pas fondamentalement en cause le système de la complaisance. Il insiste particulièrement sur la nécessité, pour les mouvements de citoyens, d’agir en sorte que leurs États interdisent l’accès ou retiennent dans leurs ports les navires « dont les États pavillons n’ont pas signé les conventions de l’Organisation Internationale du Travail relatives aux conditions de vie des marins, jusqu’à la mise en conformité », et ceux « dont il est impossible de prouver le “lien véritable” avec l’État dont il bat le pavillon, conformément aux obligations de la Convention de Genève des États maritimes » [6].
Faut-il porter le fer au niveau de l’Organisation maritime internationale elle-même, qui édicte les normes du transport maritime mondial en matière de sécurité de la navigation et de prévention de la pollution ? Difficile, répond Rebelle. Car c’est justement dans cette institution que se referme le cercle vicieux de la complaisance. « À l’OMI, le montant des cotisations des pays membres et les pouvoirs auxquels elles donnent droit dépendent du tonnage de leur flotte commerciale, ce qui revient en fait à privilégier les pays dans lesquels sont immatriculés le plus grand nombre de super-tankers — ces pavillons de complaisance qui n’ont aucun intérêt dans le durcissement des normes. Cinq ou six États peuvent donc tenir en otage l’OMI. »
Cette prise d’otage s’exerce tout spécialement à l’encontre de l’une des exigences les plus unanimement partagées dans les associations : le changement de régime de responsabilité. Pour le comprendre, il faut revenir au début de l’histoire des marées noires. En mars 1967, la communauté internationale découvre, à l’occasion de l’accident du Torrey Canyon, un risque jusqu’alors négligé. Elle met en place les premiers dispositifs juridiques susceptibles de prévenir la pollution accidentelle, mais aussi de remédier à ses dommages. Il fallait statuer sur la responsabilité civile de quatre acteurs potentiellement impliqués : le propriétaire du navire, son armateur, le propriétaire de la marchandise et son destinataire. Au terme d’un important lobby de l’industrie pétrolière, la Convention de Bruxelles de 1969 trancha en canalisant la responsabilité vers le propriétaire. C’était faire barrage à l’application du principe du
« pollueur-payeur ». Depuis lors, ce régime n’a pas changé : en cas de naufrage, la responsabilité juridique d’une compagnie pétrolière et d’un courtier en blé est rigoureusement la même : nulle.
Les compagnies pétrolières ont vite compris l’avantage qu’il y avait à tirer de cette faille du droit. Elles avaient été longtemps propriétaires de leur flotte, elles s’en débarrassèrent. De responsables objectifs, elles devinrent les complices introuvables d’un système dont l’opacité était le premier avantage.
L’industrie des hydrocarbures étant protégée par le droit maritime international, c’est donc dans une autre arène que doivent jouer les militants : celle de l’opinion publique. Sur ce point, les angles d’attaque et les cibles diffèrent en fonction des naufrages et des navires. Crown Ressources, l’affréteur du Prestige n’a pas le poids symbolique et économique du propriétaire de la cargaison de l’Erika, TotalFinaElf : on s’en prit donc en premier lieu à la gestion du gouvernement espagnol. Dans l’affaire Erika, Total fut au contraire explicitement désigné comme le fauteur de trouble. Bruno Rebelle : « Dès l’instant qu’il a été clair que l’Erika allait couler, un bras de fer s’est engagé avec Total afin de l’acculer à reconnaître sa responsabilité. Quand le pétrole est arrivé sur les plages, Greenpeace en a prélevé 300 kilos et les a déversés à la Défense devant la tour de la compagnie. »
réparation
La question de la responsabilité est au cœur du problème de l’indemnisation des victimes. Sur ce front, Jo Le Guen est devenu un mouvement social à lui tout seul. Le rameur solitaire a d’abord créé l’association Keep it blue, et a été admis à ce titre aux séances publiques du Fipol (Fonds international d’indemnisation pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures) :
« Je n’avais pas le droit d’intervenir : avec les représentants des États, seuls les “observateurs” peuvent participer aux débats. La plupart appartiennent au milieu maritime — des industriels du transport, des compagnies pétrolières, des avocats. Deux places seulement sont réservées à des ONG — l’Union pour la conservation de la Nature et Les Amis de la Terre International. Ces derniers négligeaient les séances. J’ai obtenu d’eux qu’ils me mandatent.
« Le Fipol a toujours exercé sans aucun contre-pouvoir — ce qui lui a permis de prendre des libertés avec ses propres conventions. Je crois aujourd’hui être l’un de ceux qui en connaissent le mieux les règles, avec Mans Jacobsson, son administrateur. En général, on commence à s’intéresser aux mécanismes de l’indemnisation à l’occasion d’un naufrage, c’est-à-dire dans l’urgence. L’idée était donc de mettre le Fipol sous une surveillance permanente, et de communiquer toutes les informations que je récoltais. Je n’ai aucun pouvoir de changer les règles du Fonds, mais je prétends obliger ses membres à se plier à celles qui existent. »
Ces règles ont une histoire, dont on peut tenter de résumer à grands traits les étapes. Elles dessinent en même temps le fonctionnement du Fonds.
La Convention de Bruxelles, où l’on décida de la responsabilité exclusive du propriétaire du navire naufragé, posa pour la première fois la question de l’indemnisation des dommages. Le propriétaire, s’il était relativement plus facile à identifier que d’autres acteurs de la chaîne, avait l’inconvénient d’être, dans la quasi-totalité des cas, financièrement incapable de réparer l’intégralité du préjudice. La Convention de Bruxelles stipula donc l’obligation de souscrire une assurance auprès d’un club très fermé d’assureurs, le P&I Club (Protection and Indemnity Mutual Insurance Club). Ce mécanisme permit de déterminer un fonds d’indemnisation dont le montant, limité, était fonction non de l’étendue des dégâts, mais de la taille du navire.
L’ampleur des coûts engendrés par le naufrage d’un pétrolier mit toutefois rapidement en évidence les limites du strict recours à l’assurance, sauf à lester considérablement le prix de l’acheminement des hydrocarbures, ce qui n’a jamais été la politique des compagnies pétrolières. Ce fonds est aujourd’hui encore le premier à se mettre en branle lorsque survient une marée noire. Mais il est insuffisant : 12 millions d’euros pour l’Erika, pour un montant total des dommages estimé à 550 millions d’euros ; et 24 millions d’euros pour le Prestige, quand le préjudice s’élève à un milliard d’euros.
Aussi imagina-t-on en 1971 le dispositif complémentaire du Fipol, dont une première mouture fut mise en place en 1975, avant de trouver sa forme actuelle en 1992. Créé à l’initiative de l’industrie pétrolière, le Fipol est une agence inter-gouvernementale liée à l’OMI, dont le budget est alimenté par les compagnies importatrices d’hydrocarbures, en proportion de la quantité importée dans chacun des États parties. En cas de marée noire, le mécanisme du Fipol est déclenché quand l’étendue du dommage dépasse la somme forfaitaire versée par le fonds d’assurance du propriétaire. Mais la contribution du Fipol est statutairement plafonnée : quand le montant des dommages subis dépasse la somme plafond, l’enveloppe disponible est répartie proportionnellement entre les victimes. Ce qui ne fait pas lourd : les victimes espagnoles, portugaises et françaises du Prestige ont récemment appris qu’elles ne toucheraient que 15% de l’estimation totale des dommages subis. Et ce qui prendra du temps, les victimes devant attendre que l’intégralité des demandes de remboursement aient été déposées et accréditées par le Fipol pour commencer à recevoir leurs indemnités.
Depuis 1992, la somme plafond du Fipol est de 135 millions de « Droits de Tirage Spéciaux » (1 DTS=1,223 euros en mai 2003) soit 165 millions d’euros au cours actuel du DTS. En 2000, dans la foulée du naufrage de l’Erika, le Fipol a consenti à porter le plafond d’indemnisation à 203 millions de DTS (148 millions d’euros), mais cette augmentation n’entrera pas en vigueur avant novembre 2003.
Chaque nouvelle catastrophe rend plus criant le décalage entre les ressources plafonnées du Fonds et le préjudice subi. Aux victimes du Prestige qui s’inquiètent de ne toucher qu’un sixième de la somme correspondant à leurs pertes, le Fipol demande de patienter : il ne s’agirait que d’un premier versement. Et d’invoquer l’exemple de l’Erika, dont on a appris en mai 2003 que les victimes seraient finalement intégralement remboursées.
C’est, explique Le Guen, qu’« il faut distinguer entre trois catégories de victimes de l’Erika : les privées — dont le dommage est estimé à 191 millions d’euros, l’État français — qui réclame une somme équivalente — et TotalFinaElf, qui attend 170 millions d’euros pour sa prise en charge du pompage des cales et du chantier de dépollution. Or l’État et Total ont accepté de “passer leur tour” afin que les “privées” soient les premières à bénéficier d’une indemnisation — faute de quoi, ces dernières n’auraient reçu, en vertu du plafonnement, qu’un tiers de la somme qu’elles étaient en droit d’attendre. Mais comme l’État n’est pas remboursé, cela revient à faire peser sa créance, non sur les compagnies pétrolières, mais sur le contribuable. »
Quel que soit le scénario retenu, il a tout de même fallu attendre près de quatre ans aux victimes de l’Erika pour arracher au Fipol la promesse d’un remboursement intégral : assez de temps pour faire banqueroute, dans bon nombre de cas. Le temps des compagnies pétrolières n’est pas celui des victimes des marées noires.
Depuis l’Erika, l’Union Européenne a engagé un bras de fer avec les compagnies pétrolières pour obtenir un relèvement du plafond, qui s’est conclu en mai dernier par la création d’un Fipol-bis : un fonds complémentaire qui prendra en charge les indemnités dépassant le plafond du Fipol 92 et jusqu’à 750 millions de DTS (1 million d’euros).
Ce relèvement du plafond constitue incontestablement un progrès, mais il laisse intact le problème des règles de fonctionnement du Fonds. Ces règles sont caractérisés par deux traits dominants : l’arbitraire et la prise d’otages.
Arbitraire. Il revient exclusivement aux experts du Fipol de déterminer quels préjudices peuvent donner droit à remboursement, et d’en évaluer le montant. Une victime a certes le droit de contester devant un tribunal les estimations des experts, mais aucune n’est encore parvenue à ces fins. En la matière, les régions touchées fourmillent d’anecdotes accablantes. D’autant que les critères d’admissibilité du Fipol sont spécialement dissuasifs, tant ils exigent de preuves parfois impossibles à produire : comment chiffrer la perte d’exploitation de professionnels du tourisme, de commerçants qui en dépendent, de pêcheurs ou d’ostréiculteurs ? Comment démontrer le lien entre la raréfaction des poissons et des visiteurs et la marée noire ? Après le naufrage de l’Erika, nombre de pêcheurs bretons abdiquèrent devant des formulaires qui ne reconnaissaient de préjudice qu’à la condition que les bateaux aient été interdits de sortie par des barrages anti-pollution. À croire le Fipol, tout prétendant victime est un fraudeur potentiel. Une preuve ? cette assignation en justice des paludiers de Guérande, que le Fipol soupçonnait d’avoir délibérément sacrifié la récolte de sel de l’an 2000 pour toucher sans trop d’efforts des indemnités.
Chantage. Les victimes ne peuvent bénéficier d’une indemnisation qu’à condition de renoncer à toute espèce de poursuite à l’encontre du propriétaire et de l’affréteur. De même que le versement du Fonds d’assurance exonère le propriétaire, le dédommagement du Fipol vaut blanc-seing pour les transporteurs et les compagnies pétrolières. Les délais et la parcimonie du Fipol ont pu inciter certaines victimes à envisager, à défaut de l’indemnisation, la voie judiciaire, mais elles l’ont fait jusqu’à présent en pure perte. Quadrature du cercle : comment faire appliquer le principe du pollueur-payeur, quand il apparaît que le pétrole échoué, mélangé à du sable, n’est plus juridiquement du pétrole, et ne peut plus être considéré comme propriété du navire : ainsi en a décidé récemment la Cour d’Appel de Rennes. Or cette décision faisait suite à une demande en référé formulée au nom d’une commune par le cabinet Huglo-Lepage contre TotalFinaElf. Il s’agissait de faire reconnaître le statut de déchet de la cargaison de l’Erika, afin de soumettre directement la facture de nettoyage de la municipalité à la compagnie pétrolière, au nom de la loi sur les déchets de 1975. Alexandre Moustardier, du cabinet Huglo-Lepage : « Cette demande, rejetée par le Tribunal de commerce de Saint-Nazaire, a été suivie par la Cour d’Appel de Rennes, qui a reconnu qu’un mélange de pétrole et de sable constituait un “déchet a
posteriori”, dans la mesure où il était désormais non commercialisable. La demande en est toutefois restée là : la même Cour exonère Total de la responsabilité de ces déchets. »
Les conventions contestables du Fipol et l’insatisfaction qu’elles génèrent auraient pu inciter les États de l’UE à suivre la Commission européenne, qui avait proposé, dans le paquet Erika 2, de sortir du système international en mettant en œuvre un fonds propre dont le financement eût repris le principe de celui du Fipol, mais sur la politique duquel les compagnies pétrolières eussent eu moins de prise. Après tout, les États-Unis ne font pas partie du Fonds international : après l’échouage en Alaska de l’Exxon Valdez, ils se sont retournés contre la compagnie pétrolière et ont obtenu l’indemnisation la plus complète de toute l’histoire des marées noires. Par ailleurs, ils ont mis en place un Fonds indépendant et non plafonné.
Les États européens ont pourtant décidé de rester dans le giron du Fipol. Faute de pouvoir conclure sans preuve aux pressions amicales des compagnies pétrolières, on peut espérer qu’un principe de solidarité internationale a joué dans cette décision. La création d’un Fonds européen eût fusillé le Fipol en le vidant de la moitié de sa substance, correspondant à l’apport des pays de l’Union. Les pays pauvres n’auraient eu qu’à se débrouiller en cas de catastrophe. Notons toutefois que le Fipol-bis sera réservé aux pays assez riches pour s’acheter une assurance supplémentaire. La conception qu’a l’Union Européenne de la solidarité Nord/Sud reste parcimonieuse : ses États membres ont proposé que l’entrée dans le nouveau protocole soit conditionnée à une cotisation minimale correspondant à l’importation d’un million de tonnes d’hydrocarbures, ce qui exclut de facto deux tiers des États adhérant au Fipol 92. Aux pauvres l’indemnisation des pauvres.
On l’aura compris, la distinction, parmi les mouvements, entre ceux qui privilégient les questions de prévention des risques de pollution et ceux qui font porter leurs efforts sur l’indemnisation des victimes était artificielle. Car si les lieux d’intervention sont différents, les deux angles d’attaque butent sur le même système, qui avalise avant toute autre chose l’irresponsabilité des industries du pétrole. Le fonctionnement du Fipol « garantit l’impunité pour tous les acteurs de la chaîne », dit Le Guen. Il est « un filet de protection pour les compagnies pétrolières, qui leur permet de ne pas se soucier de trop près des conditions d’exécution de telle ou telle action », poursuit Rebelle. Il revient en fait à « un permis de polluer », conclut Bonnel.
Notes
[1] Pierre Alferi, Libération, 31/12/1999
[2] François Lille, Pourquoi l’Erika a coulé. Les paradis de complaisance. L’Esprit frappeur, 2000
[3] Le « pavillon bleu d’Europe » est un label décerné chaque année aux communes du littoral par la Fondation pour l’éducation à l’environnement en Europe.
[4] Le Guen a fondé il y a trois ans l’association Keep it Blue. Le droit des associations ne permettant pas d’ester en justice avant une durée minimum d’existence, il a créé un syndicat professionnel, le SPAMM (Syndicat pour l’assainissement du monde maritime) rassemblant une dizaine d’adhérents : « Il ne s’agissait, explique-t-il, que de me doter d’un instrument juridique. »
[5] En 2001, la France avait été rappelée à l’ordre par la Commission européenne : elle n’avait contrôlé qu’un huitième des navires de passage dans ses ports, au lieu
du quart requis.
[6] François Lille, op. cit.