Faire des histoires entretien avec Philippe Artières

Faire des histoires

Septembre 1968 : en l’espace d’une saison, les pavés sont couverts de pages. Dans une France redevenue silencieuse, la mémoire de mai suscite déjà un raz-de-marée éditorial, au point que Michel de Certeau note dans La prise de parole  : « Le flux de l’écrit correspond au reflux de la parole. La lecture privée succède aux assemblées publiques ». Dans ces lignes écrites voici presque quarante ans perce une triple inquiétude : inquiétude de voir l’événement se monnayer en livres, sa singularité se perdre dans la variation indéfinie des mêmes thèmes, images et slogans. Inquiétude symétrique à l’idée que tous ces écrits, masse de livres pour lecteurs seuls, rapatrient l’irruption collective de mai vers la quiétude privée du salon de lecture. Inquiétude, enfin et surtout, à l’égard de l’écriture elle-même, qui sous couvert de donner à comprendre, vient transir les paroles contestataires du printemps précédent et assourdir leur irruption sonore.

Mars 2008. Alors que l’anniversaire de mai fait lever une nouvelle vague de livres — et même de revues —, ce sont avec ces soucis en tête que nous sommes allés rencontrer Philippe Artières, historien, co-directeur avec Michelle Zancarini-Fournel d’un fort volume intitulé Mai 68 — Une histoire collective (La Découverte). En premier lieu, ce livre semblait déjouer tant la menace de solitude (en convoquant, au chevet d’un événement pluriel, un collectif d’historiens) que les séductions d’une écriture en surplomb, refermée sur quelques icônes muettes : ponctué de portraits et d’images que la répétition n’a pas encore usés, ce récit à plusieurs voix bruisse aussi de celles qui, alors, firent l’histoire. Mais il nous semblait aussi, pour avoir lu quelques-uns des nombreux travaux antérieurs de Philippe Artières, que son approche du métier d’historien donnait une réponse décalée et joueuse à la triple inquiétude évoquée par Certeau. L’entretien le confirme : contre la posture de l’auteur, contre le tête-à-tête du lecteur et de l’œuvre, Philippe Artières préfère se faire montreur d’archives ou co-producteur de textes, de sorte d’aménager la discussion au foyer même des livres. Le livre des vies coupables qui rassemble neuf autobiographies de criminels, et la biographie, co-signée avec Dominique Kalifa, du tueur de femmes Henri Vidal se proposaient ainsi exemplairement de déplacer les enjeux d’une histoire du crime au début du XXe siècle pour saisir la société de l’époque à travers les discours que celui-ci suscite. Par ailleurs, loin de juger que la masse des travaux historiques finira par recouvrir les faits, il affirme, jusqu’au vertige — pourquoi ne pas tenter une histoire de la ceinture ? —, la multiplicité des approches et la nécessité de Rêves d’histoire. Enfin, plutôt que de lire dans l’écriture de l’histoire une contradiction tragique où la voix nue des acteurs serait vouée à se perdre dans le texte qui la consigne, il préfère souligner combien l’écriture traverse déjà le vif des événements eux-mêmes, prend la contestation dans ses mailles, ses mains-courantes et ses rapports, mais lui offre du même coup des armes et des prises. Avant de s’afficher en devanture des librairies, 68 après tout s’écrivit sur les murs.

Votre travail semble régulièrement osciller entre deux pôles : d’un côté, l’intérêt que vous portez au « marmonnement du monde », à ces individualités qui restent habituellement extérieures au discours historiographique, qui glissent entre les pages. Mais de l’autre côté, dans votre traitement de l’archive, vous ne cessez de montrer que l’écriture n’est pas seulement la trace d’une voix, mais un objet qui doit être étudié pour lui-même. Comment en êtes-vous venu à ce double regard, visant à la fois la matérialité des textes, et ceux qui se tiennent derrière eux ?

Il me semble que ce qui m’a donné envie de faire de l’histoire sont des objets qui émergent précisément en 1968, l’année où je suis né. Ces objets sont moins ceux qui apparaissent dans la discipline historique que ceux qui surgissent dans la rue, notamment par cette « prise de parole » soulignée à l’époque par Michel de Certeau. Des discours relativement inédits se font alors entendre : il y a bien sûr la parole des ouvriers en grève, celle des femmes, mais aussi des discours plus singuliers avec des témoignages sur l’homosexualité ou la condition carcérale. L’émergence de cette parole-là a largement pesé sur la discipline historique, qui a cherché à articuler ce qui était en train de se passer et ses objets de recherche. Je pense par exemple au parcours exemplaire de Michelle Perrot, qui s’est intéressée pour commencer à l’histoire du mouvement ouvrier pour se tourner après vers l’histoire des prisons puis enfin vers celle des femmes. Au départ, j’avais envie de travailler sur une histoire très contemporaine, plus particulièrement sur des écritures prisonnières et spécifiquement sur celles d’Action directe. Mais le moment était à un certain retour à l’archive, et on m’a dit, sans doute par bienveillance : « Vous savez, il y a des fonds d’archives du XIXe siècle très intéressants » !

Il faut rappeler que pour ma génération, le livre d’Arlette Farge, Le Goût de l’archive, a été essentiel dans notre appréhension des matériaux pour l’histoire. Il l’a été à la fois comme déclencheur pour aller vers les archives et en même temps, comme en réaction, pour s’en méfier. Ce qu’elle nous a dit c’est « Regardez, derrière ces murs, il y a des vies qui vous attendent et vous tendent les bras ; et ces vies, il faut les saisir. Toutes ces voix tues, toutes ces douleurs sont là et nous l’ignorions. Partons à la découverte du peuple des archives ». Je crois vraiment que c’est comme cela que je suis allé voir les textes des prisonniers du fonds Lacassagne à la bibliothèque de Lyon : j’y partais pour « voler ces vies violentes » qui incarnaient une sorte d’altérité radicale à mes yeux. Il s’agissait de les faire exister et de cheminer avec elles. Il y a là, je l’avoue, tout un côté romantique de l’archive, une vision proche de celle de la catégorie « art brut » : l’archive renfermerait une parole absolument inédite. De ce point de vue, je me suis inscrit — au moins pendant un temps mais cela a beaucoup compté — dans le mouvement de valorisation de l’autobiographie initié par Philippe Lejeune. Pour lui, écrire est une forme d’hygiène, une pratique de soi au sens des Anciens. Quand on écrit, on se libère. L’expérience de lecture que j’ai eue du fonds Lacassagne a largement démenti cette hypothèse. Les archives ne sont pas le lieu d’un moi intact. Il y a certes des individus qui se mettent à parler spontanément, mais leur présence dans les archives s’explique surtout par des dispositifs sociaux. Si soudain il y a eu des existences graphiques, c’est qu’elles ont été prises dans les mailles du pouvoir et elles rendent compte d’abord de ces mailles, plus que des parcours d’individus. Et quand cela témoigne malgré tout d’individus, il s’agit de mouvements de subjectivation par rapport à ce dispositif, comme ces hommes enfermés qui intègrent, jouent, déplacent les savoirs qu’on porte sur eux. Ainsi, l’archive n’est pas une simple documentation mais un objet de recherche à part entière.

Quelles nouvelles interrogations cela fait-il naître ? quelles réalités cela fait-il apparaître ?

Dans mon livre sur le tueur de bergers Joseph Vacher, j’ai poursuivi l’idée de documenter les écrits complets de quelqu’un qui n’était pas un écrivain. Il se trouve que Joseph Vacher, par son parcours, avait été l’objet de nombreux regards et qu’il avait été à plusieurs reprises en rapport avec les dispositifs du pouvoir : la caserne, l’hôpital, l’asile, la prison. Grâce à ces « pièges écrits », j’ai pu rassembler une grande partie de cet étrange corpus. Je trouvais passionnant de pouvoir suivre tous ces usages stratégiques de l’écrit : sur son bâton — Joseph Vacher était un chemineau qui sillonnait la France à pied — ; sur les pancartes qu’il montra lors de son procès ; sur les lettres écrites en prison ; sur celles écrites à sa bien-aimée. Son recours à l’écrit était très politique. Il avait compris plein de choses sur ce que l’écrit pouvait produire sur ses contemporains. L’enjeu était donc de constituer un corpus et de le livrer à un siècle de distance à une communauté de lecteurs. J’ai adopté la même démarche en publiant des graffiti de prisonniers ou bien des tatouages dans Vivent les Voleurs ! et À fleur de peau. Dans tous les cas, la matérialité de l’écrit est essentielle. Dans ce sens, j’ai retravaillé sur les lettres de menace que Jean Maitron avait déjà étudiées dans les années 1970. Il s’agit d’un corpus de plus de 3 000 lettres envoyées à tous les Parisiens dans les années 1890. Pour Maitron, ce sont des paroles anarchistes. Pour moi, ce sont des bouts de papier, avec un certain nombre de signes écrits, des enveloppes, dont certaines avaient été déposées, d’autres postées, d’autres écrites au crayon. C’est la variété d’actes dans l’écriture qui m’importait. La question centrale est celle-ci en somme : peut-on, à partir de ces chaînes d’actes, définir des périodes, des moments de ruptures, repérer des événements d’écriture ? Dans cette mesure, la période 1880-1914 est passionnante parce que ce sont les dernières années du grand moment disciplinaire. Comment passe-t-on à la société de contrôle que décrira Deleuze ? Pendant ces années, les choses bougent et les actes d’écriture sont des indicateurs précieux pour analyser ce passage. Il suffit de penser à la grande affaire de l’époque : l’affaire Dreyfus est d’abord une histoire d’encre et de papier. D’une certaine manière, Dreyfus devient coupable parce qu’il a écrit quelque chose, et transmis un écrit à quelqu’un d’autre. Une nouvelle culture de l’écrit émerge alors progressivement et dans laquelle nous sommes sans doute encore pour partie.

Vous affirmez dans Rêves d’histoire que votre impulsion de faire de l’histoire « survient du présent ». Quelles sont les formes de sollicitations de l’histoire et de l’historien par le présent ?

Entre la production d’un savoir historique et le rapport qu’il prétend entretenir avec le présent, il peut y avoir des liens très différents. À un moment donné, en tant qu’historien, on peut être conduit à mobiliser ses savoir-faire. Par exemple, lorsque le GISTI a fêté ses 20 ans, Danièle Lochak — alors présidente du GISTI — m’a demandé des clés pour organiser cette mémoire ; elle sortait des vifs débats qui avaient agité la Ligue des droits de l’homme et elle souhaitait qu’avec Liora Israel nous l’aidions à distinguer histoire et mémoire. Comme l’historien a un savoir-faire sur les archives, il peut également servir d’intermédiaire avec les fonds d’archives, tel qu’a pu le faire Michelle Zancarini-Fournel pour l’énorme fonds constitué sur 1968 à la Bibliothèque de Documentation Internationale Contemporaine, à Nanterre. C’est un peu ce que nous avons pu faire avec Daniel Defert autour du Groupe Information Prison (GIP) avec un fonds spécifique à l’Institut Mémoires de l’Édition Contemporaine. Une autre forme de sollicitation répond aux situations où l’on a l’impression d’être le témoin d’événements qui risquent bien de tomber dans les oubliettes de l’histoire. Sida-Mémoires a eu pour moi ce sens. On savait que des archives allaient être conservées : un peu dans les associations, un peu au ministère de la santé, un peu dans la recherche… Mais rien n’était prévu autour des archives personnelles des principaux intéressés à savoir les personnes atteintes et leurs proches. En outre, il arrive que le présent rattrape l’historien. De ce point de vue, 1996 demeure pour moi un souvenir historique très fort. Le gouvernement avait alors saisi le Conseil national du Sida, où j’étais rapporteur, avec une question : « S’il y a pénurie de traitements, que recommandez-vous ? » J’ai pu observer tout ce qui se passait : les enjeux politiques, les organisations de fuite, les propos des laboratoires… Le fait d’être contemporain de cet événement m’a donné un rapport très fort à l’histoire et à l’impératif de l’écrire. Cela a aussi constitué un rapport très intense au politique. Et c’est en travaillant à cette nécessité de produire des traces que je me suis intéressé à la notion, importante pour moi, d’archives mineures. Écrire ce qui n’était pas écrit, à propos des luttes collectives en particulier : devenir scribe, rassembler ces discours pour permettre à d’autres de s’en emparer. Si nous ne le faisions pas, cela risquait de disparaître pour toujours.

Il y a enfin le cas spécifique, où l’on se trouve dans une « absence d’histoire ». La fonction de l’historien peut être de mettre à disposition de quoi — précisément — faire histoire. Si j’ai travaillé sur des archives d’invertis du XIXe siècle, c’est parce que ce dont on disposait alors autour de l’histoire de l’homosexualité était une histoire culturelle au mauvais sens du terme, faite à partir de Proust et d’Oscar Wilde, et non une histoire des pratiques et des discours. D’un côté, il existait des archives auxquelles les historiens avaient un accès privilégié. De l’autre, il existait une demande, si ce n’est d’une communauté, au moins de personnes qui individuellement avaient envie de connaître cette histoire. Le « rapport au présent » a été, dans ce cas, de faire un travail d’édition scientifique d’archives. Le tout premier texte que j’ai établi s’intitulait État mental et psychologie d’un inverti parricide. Je l’ai publié chez un éditeur lillois militant, les Gai Kitch Camp parce que cela devait être publié là, à un moment où aucune grande maison d’édition ne s’y intéressait. Après, j’ai présenté le livre au Centre Gay et Lesbien de la rue Keller, ce qui a pu donner lieu à des confrontations un peu dures, sur le mode : « Qu’est-ce qu’un historien vient faire-là dedans ? En quoi ça te regarde ? » Puis il y a eu les premières assises de la mémoire gay qui ont permis de constituer un champ de recherches presque académique ; il me semble rétrospectivement que ce travail de passeur d’archives vers le présent est un aspect essentiel de mon travail de recherche depuis quinze ans. C’est l’idée de donner à lire des archives, non pas brutes, mais en les entourant d’un appareil critique qui ne soit pas seulement un travail de contextualisation, mais qui fournisse des clés permettant d’en avoir une lecture précise, afin d’éviter la valorisation d’une parole qui serait soi-disant l’incarnation de ce qui s’est passé. C’est donc paradoxalement une histoire contre les témoins.

En retour, comment le travail de l’histoire peut-il déformer et reformer les questionnements sur le présent ?

Je prendrai l’exemple du livre qu’on a écrit avec Dominique Kalifa autour de Vidal, un criminel tueur de femmes dans le sud de la France à la toute fin du XIXe siècle. Cela se voulait une biographie sociale et tentait de produire un objet qui puisse avoir des effets sur le présent de deux manières. Tout d’abord par le sujet — une biographie d’un criminel qui s’en tienne à l’histoire des discours : on a rassemblé l’ensemble de ce qui a été produit sur lui à partir du moment où il est désigné comme criminel en 1901 jusqu’à aujourd’hui. La presse, les juges, les médecins, les gardiens, tous se sont mis à écrire sur lui. Nous voulions rappeler que, quand on parle des criminels, on est toujours dans une histoire des discours. Finalement — et on le voit très bien maintenant quand on se replonge dans le cas de Mesrine —, on est dans la construction d’une figure qui va non seulement jouer un rôle social mais qui en est le produit discursif. L’autre effet sur le présent se logeait au cœur de la discipline historique, et particulièrement contre l’omniprésence de la biographie comme genre. On tentait une sorte d’attaque puisque nous avions choisi d’éditer le livre chez Perrin, le temple de la biographie historique. En faisant cette biographie, on espérait un peu faire voler en éclats cette représentation de l’histoire comme somme de biographies illustres. Le Vidal n’est pas en cela un livre sur les tueurs de femmes, mais sur le monument de papiers qui a pour nom Vidal. De même que mon Livre des vies coupables n’est pas un livre sur le crime, mais sur les discours — autobiographiques ou non — qui l’entourent. L’objet qui m’intéresse, c’est en somme ce qui se cache derrière la tapisserie. C’est peut-être pour cela qu’aucun de mes livres n’a marché au sens où les éditeurs le pensaient.

Cet attentat contre la biographie historique s’inscrit dans une volonté de faire voler en éclats une histoire faite par et pour les « grands hommes ». Des éclats qui, en retombant, révèlent d’autres histoires individuelles et collectives : des itinéraires discontinus, des parcours fragiles… Comment ces trajectoires résonnent-elles avec votre propre biographie ?

Chaque historien a un parcours individuel, une histoire personnelle de laquelle ce serait un leurre de penser qu’il peut s’extraire l’après-midi de 14h à 17h lorsqu’il est en bibliothèque. On ne fait pas d’histoire sans ses névroses. Il y a là un rapport non seulement à son présent, mais aussi à son passé, à ses morts. Tout historien a un rapport à « ses » morts. En l’occurrence, je devrais dire à « mon mort ».

Depuis le début des années 1990 — le moment où je commence à faire de l’histoire — mon rapport à l’histoire a beaucoup évolué et j’ai l’impression peut-être d’arriver au bout de quelque chose avec le volume collectif sur mai 68 que je viens de co-diriger. Au départ, l’envie de faire de l’histoire part d’une enquête sur soi. Et en l’occurrence sur « mon mort », ce frère dont la disparition précoce a été suivie par l’absence totale de discours dans mon enfance. J’ai été élevé dans cette double absence de ce mort qui était pourtant partout, autour de nous, sous forme de photographies en noir et blanc, dont on ne savait rien si ce n’est qu’il était mort un jour de l’année 1965. Le seul discours que j’ai entendu sur ce mort était celui de ma grand-mère, qui affirmait quand je l’interrogeais, et sans se soucier le moins du monde de ce que cela pouvait engendrer dans mon esprit d’enfant, que si ce frère était mort, c’était « à cause » de mon père. Mon travail d’une certaine manière a été la quête et la tentative de production d’un discours qui ne soit pas un discours de l’affect mais un discours rationnel sur quelque chose qui par essence ne l’est pas forcément. J’ai conçu le savoir comme recours contre le silence. Évidemment, à un moment donné, au bout du Livre des vies coupables, j’ai eu le sentiment d’arriver — de le croire au moins — à mettre complètement à distance cette histoire. Une chose alors importante pour moi dans cet étrange processus fut la pratique essentielle de la transcription. Être devant une archive, non avec son ordinateur, mais avec son crayon et recopier. J’en ai des cahiers entiers de ces moments d’incarnation. Quand on écrit, surtout quand on travaille sur des cahiers autobiographiques, on écrit « je » tout le temps. Vous imaginez combien ce qu’on éprouve alors est singulier : on se retrouve dans et avec un passé qui n’est pas le sien. C’est dans ce décalage-là que j’ai compris que ce qui m’avait obsédé, c’était à la fois être ce mort et être vivant. À chaque fois qu’un visiteur disait « Ah ! c’est toi sur les photos », j’étais dans la situation curieuse d’être là, et en même temps à l’égard de mon père notamment, d’être quelqu’un d’autre et pas forcément celui qu’on attendait. Ce travail très long, très physique, très besogneux qui consiste à recopier, fait vraiment partie du travail d’historien pour précisément mettre à distance tout cela. C’est pourquoi le travail en archives est si important, non pas sur le mode « d’un fétichisme pour les papiers jaunis », mais parce que l’activité de recopier des archives invariablement passe par des moments pénibles, où l’on se sent mal physiquement, où la tête tourne, où cela nous sort par les yeux… Cette expérience de proximité est absolument nécessaire. Cela m’est apparu très fortement dans le dernier cahier que j’ai trouvé après la publication du Livre des vies coupables : c’était le cahier de Jean, un jeune garçon de 17 ans qui a tué un de ses jeunes camarades en le décapitant. Ce jeune homme raconte son envie de tuer depuis l’enfance et fait le récit de ce crime abominable et en même temps tellement évident. Je n’ai pas pu continuer à le transcrire.

Par ailleurs, si j’ai travaillé sur des morts intimes, j’ai aussi travaillé sur d’autres morts comme, par exemple, les acteurs de luttes dont j’ai fait le portrait dans le livre sur mai 68. Je pense à Pierre Overney qui est tout à la fois une figure célèbre et un grand inconnu. Je l’ai découvert : je pensais que c’était un militant intello de la Gauche Prolétarienne, la « Gépé », alors que c’était un ouvrier, venu de province à Paris, qui avait été mis à la porte et qui militait. Il y a aussi ces prisonniers sur les toits à Nancy, pendant la mutinerie de la prison Charles III, en janvier 1972 qui portent la banderole où ils ont inscrit à la peinture noire « on a faim » ; ou bien encore ces jeunes gens sur un bateau qui part vers le bagne à la fin des années 1890 et qui se révoltent pendant la traversée contre l’horreur de leur condition. Ce sont d’autres figures, mais qui sont peut-être tout aussi intimes bien qu’elles relèvent de ce que je désignais en commençant par l’altérité radicale. Dans tous les cas, la perspective se veut fondamentalement non héroïque. S’agissant des prisons par exemple, la flambée de 1971-1972 n’a pas eu d’effets importants à l’époque. Il me semble pourtant qu’il est du devoir de l’historien de faire entrer tous ces combats très ordinaires dans les manuels d’histoire.

Votre approche de l’histoire ouvre le compas au maximum. Mais en allant jusqu’à proposer des « rêves d’histoire », ne devient-elle pas vertigineuse, infinie ?

C’est ce vertige que j’ai éprouvé quand je me suis retrouvé avec des centaines de photos d’anonymes rassemblées dans un sac plastique, achetées par Jean-François Laé et qu’il m’a données avant de partir une année au Canada. Je défends souvent l’idée que devant tout document, on peut constituer une histoire et finalement faire exister des fragments d’existences qui dessinent une histoire sociale. Mais il me faut bien reconnaître que cela relève parfois du rêve d’histoire ; aussi intéressantes soient-elles, ces photos témoignent surtout d’un trop plein de mémoire et souligne un risque que courent les historiens qui sont de plus en plus sollicités, et ce jusque dans les tribunaux. Je trouve qu’on est assez démuni face à cette demande. Entre deux postures — se tenir à l’écart et plonger dans la mêlée — on a bien du mal à dessiner une ligne qui ferait accord. On ne peut pas accepter la position de Pierre Nora qui dit se tenir au-dessus du monde et comme grand savant va nous dire ce que c’est l’histoire. Aujourd’hui comme toujours, la mémoire intervient et on doit la prendre en compte. On a pourtant aussi du mal à penser que l’historien devrait être un auxiliaire de mémoire et viendrait régulièrement nourrir les injonctions mémorielles de tel ou tel groupe parce que, dans ce type de rapport, on n’est plus en mesure de produire un savoir clair. Dans les Rêves d’Histoire, j’ai dénoncé cette tendance mémorielle, mais ce livre visait surtout à dire qu’il n’y a pas d’objets d’histoire illégitimes. La légitimité naît de ce que la discipline produit. Si on n’avait pas ouvert des portes, il n’y aurait jamais eu d’histoire des femmes.

Quelle écriture de l’histoire tout cela détermine-t-il ? Vous êtes une figure d’historien-éditeur qui souvent publie des archives plus qu’il n’écrit un livre d’histoire de facture classique. Et vous n’écrivez que rarement seul, comme si vous cherchiez le bon partenaire pour chaque livre.

Il est vrai que j’ai écrit peu de livres en mon nom seul, excepté Clinique de l’écriture, et que l’essentiel même de mon travail est publié dans des revues de sciences sociales. Il y a plusieurs raisons. D’une part, j’ai souvent conçu les livres comme l’occasion de donner à lire des textes d’acteurs du passé. Je défends l’idée qu’écrire en historien n’est pas seulement produire des textes. Sinon c’est comme si l’on considérait que le cinéma n’était qu’une somme d’images ; or, c’est aussi du montage. Je crois que c’est également le cas pour un historien. On peut avoir diverses écritures de l’histoire. Il y a tout un moment où j’ai fait beaucoup de documentaires radio pour France-Culture ; c’était une manière de poursuivre ce travail de recherche. J’ai même eu la tentation de partir complètement dans une écriture faite de sons. Pour cela encore, je rêve un jour de pouvoir tenter une expérience avec des archives cinématographiques. Mais pour ne m’en tenir qu’au livre, il offre de multiples possibilités à commencer par un montage organisé de textes d’archives, même si pour certains de mes collègues, cette opération ne relève pas du travail historien. Je suis persuadé du contraire.

Pour ce qui est du fait de ne pas signer seul la plupart de mes livres, je crois que le travail de recherche est un travail de discussion. Le champ de la recherche est tellement concurrentiel aujourd’hui que si les discussions scientifiques ne sont pas organisées, elles n’ont pas lieu. Bien sûr, il y a l’espace des revues : en soumettant un article, on entre en dialogue. Mais c’est souvent très limité ; aussi l’idée d’« écrire avec » provient d’abord du souci de provoquer la rencontre avec les risques qu’elle suppose. Par exemple, j’ai conçu un livre avec le sociologue Jean-François Laé [1], qui a failli ne pas paraître parce qu’on était en conflit : ce n’était pas un conflit entre deux individus mais entre deux approches. On a travaillé sur une correspondance d’un an entre une femme et son fils emprisonné qui se sont échangés 200 lettres. Jean-François Laé, en sociologue, a voulu retrouver ces gens, retracer une trajectoire individuelle. Or, pour moi, il s’agissait, à travers cet objet, d’interroger un monde à un moment donné perçu par ces personnages-là. Je cherchais à comprendre ce qui se passe à un moment d’intensification de l’écriture. Qu’est-ce que l’écrit permet ? Pour y répondre, il ne m’importait pas de savoir ce que les gens étaient devenus. Toutefois, dans la confrontation de nos approches différentes, il y avait la quête de méthodes, d’outils et d’approches autres. Je n’ai jamais ainsi été rattaché à un laboratoire d’historiens. D’emblée, j’ai décidé de travailler avec des anthropologues, comme Daniel Fabre, qui sont plus en bibliothèque que sur le terrain, mais qui mobilisent tout un ensemble de questions qui ne sont pas celles des historiens. C’est la même démarche que j’ai eue avec des spécialistes de génétique textuelle. Cela m’intéressait de voir comment on pouvait transférer un certain nombre de savoirs qu’ils avaient sur les manuscrits de grands écrivains sur des individus ordinaires et comment on peut travailler à la genèse d’un texte autobiographique ordinaire. Et surtout cela a été central quand avec mes collègues, l’anthropologue et linguiste Béatrice Fraenkel et le sociologue des sciences et du travail David Pontille, nous avons décidé de fonder l’équipe Anthropologie de l’écriture.

Pour essayer de dessiner cette histoire sociale de l’écriture, qui m’apparaît être le projet qui court depuis le début de mon travail, j’ai senti un besoin impératif d’aller voir du côté de la sociologie du travail, ou des connaissances. Qu’est-ce que Bruno Latour, par exemple, pourrait apporter à un historien de l’écrit ? Ou bien encore, en quoi les techniques d’ethnographie peuvent-elles aider au chantier des écrits de la contestation ? J’éprouve la nécessité infinie d’aller voir du côté des sciences sociales. Aussi je me sens moins historien que chercheur en sciences sociales. Je me situe au frottement des disciplines et ce n’est pas neutre que je sois plus investi à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales que dans un département d’histoire d’université. Cela ne veut pas dire que je n’ai pas dialogué avec des historiens mais écrire avec, c’est se donner les conditions d’un possible débat. Et c’est aussi risquer un peu car j’essaie de ne jamais faire le même livre. Et puis je m’ennuie assez vite tout seul...

Comment est venue l’idée d’un ouvrage sur mai 68 ?

Tout d’abord, il s’agit d’un livre qui répond à une invitation des éditions de la Découverte ; c’est une proposition d’un nouveau cahier libre. Mais ce n’est pas, il est vrai, un pur hasard. Mon intérêt pour 68 s’inscrit dans mon souci déjà mentionné pour l’écriture. 68, c’est le moment en effet d’une prise d’écriture formidable qui s’incarne dans des graffiti, dans quantité de documents, de journaux exposés, de tracts… Il y a par exemple des scènes étonnantes dans un film tourné sur un conflit en 1972 dans l’usine de Pennaroya où l’on fabriquait alors des batteries à Gerland, à Lyon. On les voit en train d’écrire collectivement un texte. C’est une majorité d’ouvriers immigrés et l’on assiste à une véritable prise d’écriture. En amont aussi, j’avais déjà travaillé sur la période à l’occasion de la recherche que nous avions menée avec Michelle Zancarini-Fournel et Laurent Quéro autour du GIP (Groupe d’information sur les prisons). Enfin, inventer un livre sur mai 68 — c’est ma date de naissance ! — c’était un cadeau formidable, avec des enjeux d’histoire et des manières de l’écrire. C’était aussi l’occasion de tenter une autre forme d’écriture collective ; il y a eu immédiatement l’évidence qu’on devait travailler ensemble avec Michelle Zancarini. Cela désamorçait un double préjugé : n’avoir pas été un témoin direct de 68 empêcherait d’en parler et un témoin direct risquerait d’en parler de manière déformée. Par ailleurs, écrire avec, cela m’a permis de problématiser ce qui est finalement toujours de l’ordre du non-dit. Michelle Zancarini n’a pas été une actrice centrale, mais on peut dire que 68 a bouleversé sa vie avant de devenir son objet d’histoire et sa spécialité. Quelle était ma compétence à moi ? Peut-être un certain rapport à l’histoire et à ses manières de l’écrire ? Et surtout cette envie d’entreprendre une histoire collective, qui constituait pour moi le seul héritage de 68. Se risquer à une aventure collective, réunir 65 auteurs différents, sur un objet qui était d’abord une lutte collective. Un livre qui se pensait comme l’anti Génération de Hervé Roman et Patrick Rotman, contre l’histoire telle qu’ils la donnent à lire. En somme, montrer que l’histoire n’est jamais celle de 25 personnes, ni ce qu’en disent ces soi-disant protagonistes, mais entrer dans le cortège des manifestants et peindre ses acteurs les plus inconnus.

Comment le livre est-il construit ?

Une première originalité tient à ce que ce ne soit pas sur le format traditionnel d’écriture de l’histoire : les textes sont courts. On a cherché presque à reproduire le mouvement du cinéma. Par le montage à partir d’une série de scènes, on donne à percevoir ce qu’a été l’histoire à un moment donné. C’est aussi ce qu’on a voulu faire avec le traitement iconographique. Plutôt que des icônes très personnalisées, on était à la recherche d’une iconographie qui soit en accord avec le projet du livre, c’est-à-dire des clichés qui ne soient pas ceux d’auteurs. Les photographies du livre sont donc celles des correspondants anonymes de L’Humanité — à peu près 4 000 personnes — pour la plupart des ouvriers communistes. C’est la vision des gens qui sont au Parti, mais qui ne sont pas des apparatchiks. Cette perception de l’événement présente un biais certes, mais faut-il rappeler que la France ouvrière de l’époque est en bonne proportion communiste. Quand on regarde Grands soirs et petits matins de William Klein, on se rend bien compte de l’importance de cette culture. De plus, ces photos sont totalement inédites. C’est en allant dans les archives avec Yann Potin et Vincent Lemire qu’on a découvert tous ces négatifs. Ceux-ci n’avaient jamais été développés, parce que L’Humanité recevait beaucoup plus de clichés qu’il n’en publiait. Ainsi, nous avions à la fois la possibilité de faire de l’image une contribution et non une illustration, tout comme l’occasion de donner un regard plus ouvrier que l’imagerie dont on a l’habitude. Quand on observe ces photos, en noir et blanc, on a l’impression de se retrouver en 36 au moment du Front populaire.

Par ailleurs, l’important était pour nous le choix de la longue durée pour traiter les événements de mai-juin, mais pas dans un rapport causal, qui distinguerait des origines, un prologue, puis ensuite un épilogue. Il s’agissait de montrer que les mois de mai-juin ne sont qu’un moment de visibilité. Dans ces années se produit une contestation forte d’un certain nombre de choses, en différents lieux, en France et à l’étranger. Le Quartier latin n’est qu’une scène parmi d’autres. Il y a plein d’autres lieux de l’histoire, et ce dès le milieu des années 1960. Sur un plan théorique, ce qui se passe rue d’Ulm autour d’Althusser et de sa relecture de Marx est très important. Mais il y a aussi des choses décisives dans des foyers pour travailleurs Sonacotra en banlieue parisienne. Le livre procède donc d’un choix chronologique et spatial qui fait éclater l’événement et le re-problématise par rapport à toute une série d’éléments que l’on peut rassembler dans la notion de paysage : un premier plan, des arrière-pays et comment les choses bougent parfois de manière très violente, parfois de façon plus subtile. C’est pour cette raison qu’on a introduit, dans les quatre périodes qui structurent le livre (1962-1968 : le champ des possibles ; mai-juin 1968 l’épicentre ; 1968-1974 : changer le monde et changer sa vie ; 1974-1981 : le début de la fin), des sous-parties consacrées à des objets (le transistor, la matraque, la pilule ...) ou à « l’ailleurs ». On se trouve, à partir des années 1960, dans un monde où l’ailleurs arrive de manière massive avec la télévision, les voyageurs, et dont le plus important est la guerre du Vietnam et tout ce qu’elle produit.

Il y avait pour nous un enjeu historiographique fort qui consistait aussi à éviter le recouvrement du politique par le culturel qui tend à faire de 68 quelque chose se situant plutôt du côté de la publicité et des arts que dans les usines. Ce qui s’est passé autour des institutions et de leur très forte mise en cause peut nous sembler aujourd’hui bien lointain. C’était pourtant fondamental, aussi bien dans les familles, à l’usine, à l’école, qu’en prison. Imaginez que dans les prisons, il n’y avait pas la presse et que les prisonniers étaient en costume pénitentiaire. Pensez encore à l’affaire Gabrielle Russier. Cette enseignante sort avec l’un de ses élèves et le scandale la pousse au suicide ; il faut se souvenir que cette femme était sous l’autorité de son mari et qu’elle ne pouvait pas signer un chèque sans son accord. Et le président Pompidou cite Éluard à son propos. On était alors dans un monde tout autre. En regardant le film de William Klein, j’ai un peu l’impression d’avoir le même rapport que je peux avoir avec la Commune de Paris au XIXe siècle. Une distance extrême et qui est encore plus forte depuis 2007. Mais c’est aussi dans cette distance qu’on peut faire de l’histoire.

Enfin, la construction de l’ouvrage se veut polyphonique. Ce livre assume l’idée que l’historien de 68 doit faire avec des blancs et les incapacités du récit historique. Loin des analyses globalisantes, nous avons choisi une échelle micro, et avons essayé de reconstituer des bouts. Autrement dit, ici, on est dans une histoire faite à partir de fragments d’événements connus, mais qui donne une perception inédite de ce qu’ont été les mouvements à l’œuvre. C’est du polyphonique fragile.

Comment assumer la subjectivité d’une écriture et d’une approche de l’histoire tout en faisant en sorte que le travail collectif produise un désir et une matière qui dure au-delà de l’instant de la rencontre entre chercheurs ?

Il y a, je crois, un vrai danger dans les sciences sociales : c’est le désir d’auteur. Il me semble qu’Alban Bensa a raison de dénoncer cette omniprésence dans les sciences sociales et ce qu’il désigne comme le syndrome Tristes Tropiques. Un certain nombre de chercheurs est aujourd’hui encore dans ce rêve du grand œuvre. Cela mène à des politiques de terre brûlées absolument terribles. Il y a, bien entendu, des contre-exemples, telle Michelle Perrot qui a refusé cette fonction-auteur. Je crois, et je tiens cette conviction d’elle, que nous devons être des agenceurs. Il faut refuser la figure qu’on cherche à imposer d’un chercheur libéral individuel auteur. Car dans le contexte d’aujourd’hui, la recherche ne s’en sortira pas avec les auteurs, sinon c’est sa fin assurée. Cela veut dire qu’il faut s’investir sur des programmes de recherche et être dans la transmission et non dans le geste d’auteur, certes narcissiquement très jouissif, mais politiquement terrible. Il faut réinventer le chantier collectif. Le livre sur mai 68 est à cet égard un chantier partiel, puisque les travaux existaient en partie dans des thèses. En même temps, les textes ont beaucoup circulé et chaque élément est une commande qui a été discutée collectivement. Faire de l’histoire de cette façon, c’est aussi accepter que le travail d’historien consiste peut-être à donner à des objets la possibilité d’exister.

Notes

[1Lettres perdues. Écriture, amour et solitude (XIXe-XXe siècles), 2003.