Vacarme 43 / lignes

L’égalité à l’épreuve du singularisme (1/2)

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La réduction libérale de l’exigence d’égalité à la libre-concurrence a peut-être d’ores et déjà vécu, contestée par un attachement silencieux à ses contrepoids politiques et sociaux, et débordée par son incapacité à satisfaire les aspirations à l’épanouissement qu’elle a fait naître. L’individualisme a changé de forme, la lecture du social à l’aune du soi se doublant d’une conscience des conditions sociales de la réalisation de soi. Dans cette nouvelle manière de faire société, de nouvelles prises pour l’égalité ?

La politique, dans les temps modernes, est indissociable de l’égalité. Celle-ci a été tout à la fois une utopie, un programme et un désir. Elle est désormais une réalité. Elle règne sur la structure sociale, y compris dans nos actes les plus ordinaires. Et pourtant, comment le nier, depuis quelques décennies, les inégalités se creusent.

C’est le paradoxe contemporain de l’égalité. D’une part, elle est centrale dans les rapports sociaux, les aspirations de nos concitoyens et les échanges quotidiens. Dans ce sens, nous vivons véritablement la fin des « privilèges » d’antan et ceci au niveau planétaire, comme en atteste la démocratisation par le bas qui progresse dans maintes sociétés du sud, et la force des demandes de reconnaissance dans les pays du nord. Mais d’autre part, et simultanément, nous vivons une réelle augmentation des inégalités arithmétiques entre pays et entre groupes sociaux. Cela est pour beaucoup, comme on le sait, le fruit de politiques économiques dites néolibérales qui, en revenant sur les pactes sociaux de l’après-guerre, font exploser les écarts entre les plus riches et les plus démunis.

C’est en plaçant l’égalité dans ce double espace, et surtout dans les problèmes qu’il pose, qu’il est possible de penser, aujourd’hui, son avenir.

le passé ne sera pas notre futur

L’histoire de l’égalité ne se résume certainement pas à ses seuls avatars des deux derniers siècles, où elle fut indissociable de l’affirmation de l’individu. Mais ils sont un bon point de départ pour comprendre de manière rétrospective et prospective son évolution. Désir d’égalité et individualisme : c’est bien ce cocktail inédit que Tocqueville, archéologue du futur, va découvrir dans la première moitié du dix-neuvième siècle sur les côtes américaines. Le débat de fond entre libéraux, socialistes et conservateurs s’est organisé autour de cette équation politique centrale des sociétés libérales en régime démocratique. La crainte des derniers n’a pu empêcher ni les connivences conflictuelles ni les conflits meurtriers entre les deux autres — ni leur triomphe antagoniste, paradoxal et conjoint.

Car en Europe, afin de s’affirmer face aux résidus actifs de l’Ancien Régime, les individus ont eu besoin de l’égalité. Elle leur a permis de sortir de la subordination des êtres et de la nature, d’instaurer, souvent à la faveur des révolutions, une anthropologie politique imaginaire, mais redoutablement efficace — celle de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « les hommes naissent et vivent libres et égaux en droits ». Notre monde en est né. Certes l’égalité — certains l’oublient trop vite aujourd’hui —, mettra longtemps à commencer à prendre corps et la véritable accélération historique qui y conduit ne date que du lendemain de la Seconde guerre mondiale. Et, de son côté, l’individualisme ne fut porté, pendant la plus grande part des deux derniers siècles, que par des figures minoritaires ou exceptionnelles (bohèmes, « surhommes », héros…), signes de la difficile massification d’un sentiment longtemps confiné aux seules frontières de l’aristocratie. Pourtant, un peu partout, un véritable cercle vertueux s’est mis en place. L’égalité a été un puissant levier de l’individualisme, et ce dernier n’a cessé en retour, pendant des décennies, de l’approfondir. Le désir moderne du politique s’est joué là et nulle part ailleurs. Instable et contradictoire ? Bien sûr ! Mais a-t-on jamais vu un désir permanent et univoque ? Ces deux lignes de forces n’ont jamais divergé au point de se mettre mutuellement en péril. Leur connivence structurelle fut toujours à terme plus profonde que leurs oppositions de surface.

Mais cette histoire, tout en étant bien la nôtre, n’est plus vraiment dans nos mémoires. Nous sommes les fils et les filles d’une autre période : celle qui, à la sortie de la Seconde guerre mondiale, et autour d’un pacte social aux visages politiques divers, va produire dans la plupart des pays développés une égalité et un individualisme de masse d’une toute autre ampleur. Au-delà des désaccords mineurs, une vision consensuelle s’imposera comme référence : le marché autorégulé va finir par être encadré par les États. Il le sera, en fait, dans des proportions auparavant jamais atteintes au sein du capitalisme. Pendant ces quelques décennies, la régulation effective du marché, la consolidation des États-providence, le partage plus équitable de la richesse socialement produite entre le capital et le travail ont conduit à une réduction structurelle des inégalités — nous n’ignorons certes pas les lignes de fracture de cette période ou la vigueur de la contestation de tous ceux qui, oubliés ou mal lotis par ce pacte social qui ne fut jamais universel, en ont souligné la face d’ombre. Dans ce monde-là, l’égalité et l’individualisme ont marché plus que jamais ensemble : les séries industrielles du fordisme alimentaient l’individualisme de masse sur fond d’une égalité croissante.

C’est de cet univers-là dont nous vivons aujourd’hui la fin, et que la plupart de nos contemporains ont encore en tête : impossible sinon de comprendre les craintes des libéraux sincères (oui, il y en a) face à un interventionnisme étatique qui n’est plus de mise, mais surtout la nostalgie paralysante qui s’empare de tant d’hommes et de femmes de gauche. En effet, dans un mouvement dont la modernité a le secret depuis toujours, le passé proche, tout proche mais déjà lointain, se fait nostalgie… Ces années-là deviennent ainsi l’utopie de certains. Les politiques keynésiennes, le pacte social-démocrate, l’État-industrialisateur, l’accès massif à la consommation, les acquis sociaux… et j’en passe : que le monde était beau ! Certes, tout n’était pas parfait, mais tout semblait aller dans la bonne direction. Le sens du progrès irait alors de soi : son futur serait le passé. Effrayante vision qui cachait à peine et mal une autre version de la « fin de l’histoire », celle d’une gauche pour qui l’histoire s’arrête à cette invention, lorsque la régulation publique parvient à juguler les forces du marché. Certains, y compris quelques-uns dont l’intelligence historique n’est plus à démontrer — pensons à Habermas — font alors de ce passé-là, de sa restauration ou défense, le cœur du projet futur de la gauche…

Il faut tourner la page. Et le plus vite sera le mieux. Sans cet acte libérateur, bien des choses nous resteront incompréhensibles. Nous vivons une double transformation. La première est plus conjoncturelle que la seconde, même si, étrangement, l’économicisme dominant la fait percevoir comme plus structurelle que l’autre. Énonçons-les d’abord brièvement. D’un côté, depuis quelques années à peine, nous avons commencé à sortir, sinon du néolibéralisme, au moins de ses attaques si particulières contre l’égalité. Certes, trop lentement, et surtout de manière encore trop balbutiante. Mais l’inflexion a désormais eu lieu : l’articulation individu-égalité propre au néolibéralisme, organisée autour d’un individu-compétiteur, d’une liberté ramenée à l’égale liberté à concourir et d’inégalités considérées comme justes commence à être, et de plus en plus, objet de contestation. De l’autre côté, nous assistons depuis quelques décennies à une radicalisation et à un approfondissement de l’ancien individualisme qui débouche même sur de nouvelles formes politiques. C’est en comprenant cette double inflexion qu’il sera possible de penser, demain, l’articulation future entre l’égalité et l’individualisme.

Les limites du néolibéralisme

La première transformation est sans doute la plus connue. Sous l’action de ce qui a fini par être appelé le « néolibéralisme » (cette radicalisation à outrance du libéralisme classique qui prône la dérégulation des marchés, notamment du marché du travail, réclame le désengagement économique de l’État, œuvre à la désocialisation des protections sociales, justifie les inégalités au nom de la rétribution du risque et du mérite individuel, impute aux pauvres la responsabilité de leur misère…), s’est affirmé, un peu partout dans le monde, à des rythmes très divers selon les sociétés nationales ou les secteurs sociaux, un recul statistique de l’égalité faisant même planer à terme une véritable menace sur les libertés [1]. Le néolibéralisme a su notamment orienter de manière habile certains effets de la révolution informationnelle en cours pour défaire d’anciens collectifs de travail. À un modèle basé sur une homogénéisation des salaires par catégorie, il a su opposer une hétérogénéité croissante des revenus, à l’aide d’une individualisation des primes et des reconnaissances, qui, stimulant un individualisme concurrentiel, a fini par affaiblir à la fois le contre-pouvoir syndical et bien des solidarités. Pourtant, et avant d’avancer dans notre raisonnement, débarrassons-nous de fausses évidences afin d’éviter à tout prix de se tromper d’ennemi. L’égalité a la grippe ; mais elle n’a pas le cancer.

La plupart des pays ont connu une importante augmentation des inégalités économiques ces trente dernières années, et même en France, où le processus a été pourtant moins violent qu’ailleurs, on assiste à un essoufflement du mouvement historique de réduction des inégalités depuis 1996, et même une interruption depuis 2002 [2]. Cependant, les premiers signes d’un ralentissement du creusement des écarts entre revenus s’insinuent aux États-Unis et surtout le thème redevient objet de débat politique après des années d’oubli. Certes, l’écart creusé dans la période antérieure est si grand qu’il faudra un véritable retour en force de l’égalitarisme fiscal et de nouvelles politiques salariales pour le corriger. Nous n’en sommes évidemment pas encore là ; mais il serait irresponsable de ne pas guetter les premiers signes encourageants en regardant vers l’avenir.

Plus important, sondage après sondage, la grande majorité des Européens, dans la quasi totalité des pays de l’UE élargie, expriment leur attachement au modèle social européen [3]. Que celui-ci soit objet de controverses n’empêche pas un large consensus autour d’une conception active et forte de l’État, un important État-providence et la volonté politique de réduire les inégalités économiques. Oublier cela, comme le font étrangement certains militants de gauche, s’est s’accorder avec une vision idéologique « néolibérale » qui veut faire croire au délitement du consensus autour de ce modèle. Rien n’est plus faux. Aucune image simpliste ne restitue la réalité du processus en cours. En dépit de profondes transformations sociales et économiques, les sociétés européennes sont toujours des sociétés marquées par une logique capitaliste et par des variantes aménagées des États-providence. Et dans un pays comme la France, comment ne pas souligner, pour les vingt dernières années, l’importance des prestations sociales et des transferts de revenus disponibles, sans oublier l’octroi de nouveaux droits ?

La défense du modèle social européen exige bel et bien l’aménagement de certaines politiques qui, hier encore, semblaient consubstantielles à ce modèle. Ici aussi, il est tout simplement faux d’affirmer que l’État-providence est en « crise » et que sa réforme passe, inévitablement, par des solutions néolibérales. Les variantes de réforme sont nombreuses, et les pays ont des capacités diverses à faire face aux difficultés. Les pays scandinaves, notamment, sont par exemple parvenus, pour l’heure, et à l’aide d’une transition vers des « modèles hybrides », à articuler des finances publiques saines, une réduction des inégalités, une fiscalité forte et une situation élevée de l’emploi [4].

Enfin, et c’est une contradiction majeure, le néolibéralisme ne parvient pas à satisfaire le niveau d’individuation atteint dans nos sociétés. L’entrée massive des femmes dans le monde du travail a été accompagnée, sinon par une érosion importante des salaires, du moins par une forte augmentation des attentes, ce qui rend, par exemple, désormais difficile à bien des familles d’éviter la pauvreté avec un seul salaire. Ce n’est pas un détail, et c’est même une importante tension. Le néolibéralisme a besoin idéologiquement des « individus », mais les revenus qu’obtiennent sur le marché de l’emploi les plus modestes des salariés, ne leur permettent plus, souvent, de mener une vie individuelle « indépendante ». On ne le souligne pas assez, et on a tort. D’autant plus que les derniers avatars du néolibéralisme cessent progressivement de faire de l’« individu » la valeur-centrale de la société, pour avoir de plus en plus recours aux valeurs de la communauté ou de la tradition. Du Chili aux États-Unis, en passant par la Grande-Bretagne, il s’agit de la même évolution : le passage de l’intronisation de l’individu à une réhabilitation des valeurs communautaires…

Ces évolutions sont différentes et parfois même contradictoires entre elles — j’en conviens facilement. Mais elles dessinent bien le monde qui est désormais le nôtre. Un monde où le néolibéralisme a significativement mis à mal l’ancienne équation égalité-individualisme, sans pour autant déboucher sur un nouvel univers idéologique articulé et homogène autour d’un nouveau pacte inégalités justes/individualisme concurrentiel. Il n’y a pas de quoi désespérer. C’est dans cet inachèvement, dans les inerties et les résistances que les anciennes institutions ont su lui opposer, que réside une partie de l’espérance.

de l’individualisme au singularisme

C’est cette seconde transformation qui est, et de loin, la plus importante. Nous assistons à une radicalisation et à un approfondissement sans précédent du processus d’individuation. Pour nommer ce dernier, et afin d’éviter toute confusion, il vaut mieux parler de la transition de l’ancien individualisme vers un singularisme contemporain.

Le singularisme définit une nouvelle relation entre l’individu et la société, introduisant une profonde transformation dans notre sensibilité sociale. L’individu, et ses expériences personnelles, sont devenus l’horizon liminaire de notre perception sociale. Un mode d’individuation d’un nouveau type se met en place. C’est en référence aux expériences individuelles que le social fait sens ou non. L’individu n’est pas la mesure de la valeur de toutes les choses, mais bel et bien l’arrière-plan constant de nos perceptions.

Le noyau central de ce processus peut s’énoncer simplement. De la même manière que la compréhension de la vie sociale s’organisait hier autour des notions de civilisation, d’histoire, de société, d’État-nation ou de classe, il revient désormais à l’individu d’occuper le lieu analytique central. Si le défi consistait hier à lire et à insérer les expériences des acteurs au travers de logiques groupales (les « classes sociales ») propres aux grands processus structuraux, aujourd’hui, il semble nécessaire de rendre compte des principaux changements sociétaux à partir d’une intelligence ayant pour horizon l’individu et les épreuves auxquelles il est soumis [5].

Toute la vie sociale est désormais perçue et vécue comme soumise à une série d’épreuves structurellement produites, inégalement distribuées, auxquelles les individus sont contraints de se mesurer. Le changement est de taille. Tous les rapports sociaux sont éprouvés comme plus contingents dans leurs résultats, soumis à un jeu de sélection permanent, de la famille au travail, de nos relations personnelles à l’expérience scolaire. Il faut se mesurer aux épreuves, les affronter, dans un processus continu et sans relâche de sélection des personnes. Face à ces épreuves, bien évidemment, le « test » est par définition plus opaque, puisqu’il se dilue dans un ensemble de processus qui, malgré leur rôle explicite dans la sélection des personnes, ne sont jamais véritablement conçus comme des évaluations. Ce qui demande alors de la part des acteurs des apprentissages nouveaux et constants, bien visibles, par exemple, dans l’univers du travail où les individus déploient des stratégies afin de ne pas se trouver de nouveau confrontés à ce qu’ils ont vécu comme des impasses passées — surcharge de travail, stress, chômage. Mais ceci est aussi visible dans le domaine familial, où bien des femmes divorcées, plus que les hommes d’ailleurs, disent avoir appris de leur première union, ou encore dans le retour à la formation. À ce jeu, bien entendu, les héritages sociaux sont toujours des ressources, mais le processus est bien plus ouvert, sinon au niveau de la mobilité entre les groupes, au moins, et sans aucun doute, au niveau de l’expérience subjective.

Cette compréhension de la vie sociale à l’échelle de l’individu, propre au singularisme en cours, ne suppose nullement l’abandon de toute forme d’intelligence sociale. Au contraire même. La vie ordinaire s’étant socialisée dans des proportions considérables et évidentes, plus aucun individu n’est insensible à ce qu’il doit aux autres. L’affirmation de l’individu a non seulement engendré une forme particulière de lien social, comme l’a montré Durkheim — un lien fondé sur l’interdépendance, plutôt que sur la similitude —, mais plus profondément un type spécifique de conscience de soi. L’expérience de singularité qu’elle permet est profondément socialisée, loin de toute velléité romantique. L’individu se sait produit et entretenu par un socle social particulier sans lequel il ne se conçoit tout simplement pas.

C’est cela qui explique en dernier ressort l’appui le plus ferme dont bénéficie le modèle social européen. Tous les individus savent qu’ils n’existent que grâce à l’ensemble des droits et des politiques qui leur permettent justement de déployer leurs vies de manière aussi singulière. Sans eux, ils ne seraient pas les mêmes. C’est cette équation — et la prise de conscience presque intuitive que le singularisme souligne — qui est la principale ligne de défense du modèle social européen. L’État-providence n’est pas une affaire de politiques publiques, mais une affaire existentielle. Le protéger face aux attaques de plus en plus groupées des néolibéraux et des conservateurs consiste à protéger une société d’individus ; une société dans laquelle, à l’aide d’un ensemble d’infrastructures sociales, ils existent en tant qu’individus.

La romancière Pascale Roze l’écrira toujours mieux que moi. Soumise à une importante intervention médicale, elle exprime merveilleusement cette forme de conscience sociale : « Pendant un mois, il ne s’est pas trouvé une seule personne qui ne veuille ma vie et qui, pour cela, ne fasse preuve d’une attention extrême, d’une gentillesse totale. Et ces personnes-là n’agissaient pas envers moi par exception, ou parce que je leur étais sympathique. Non, elles ne faisaient que leur travail. Et elles pouvaient le faire parce qu’en l’occurrence l’organisation de la société était tournée vers la volonté de me sauver, moi, moi. Pour me sauver moi, moi, tout un hôpital, et, derrière l’hôpital, toute une recherche, une technique, une industrie […]. Ce n’est pas forcément dans [l]es communautés non violentes que se vivent ces expériences. Ce peut être au sein du progrès le plus sophistiqué, à l’extrême pointe de notre organisation sociale » [6].

Le singularisme est une forme inédite de conscience sociale de soi. D’un côté, l’individu prend acte, dans le cours le plus ordinaire de sa vie, de tout ce que son existence doit aux autres ; de l’autre côté, il se révèle profondément jaloux et conscient de sa propre singularité. On le comprend, il n’y a aucune opposition de principe entre les deux. Si l’individualisme consistait à faire de l’individu et de ses droits le pivot de la vie sociale et politique, le singularisme place plutôt la vie personnelle concrète (et l’ensemble des infrastructures existentielles dont elle a besoin) au centre de la vie sociale.

Il faut dès lors, avant même de songer à toute traduction politique, bien comprendre le type de rapport au collectif posé par le singularisme, le cerner dans toutes ses contradictions et rompre avec des demi-vérités. Non, l’individu singularisé n’est pas dépourvu de sentiments d’obligation. Non, il n’est pas assailli par un sentiment de dés-appartenance. Non, il ne se conçoit pas comme muré en lui-même. Toutes ces lectures passent à côté de l’essentiel : le singularisme porte en lui une autre manière de se lier et de faire société. Et à terme, un autre rapport à l’égalité. Peu d’exemples le montrent aussi bien que les problèmes écologiques. Pour y faire face, il se pourrait bien qu’il faille « revenir » — en fait se déplacer — vers des objets de consommation courants moins individualisés. La voiture personnelle ou la machine à laver, pour ne donner que deux illustrations parmi bien d’autres possibles, devront peut-être céder le pas à des objets techniques plus collectifs, moins consommateurs d’énergie et moins agressifs pour l’environnement. Il ne s’agira pas pour autant d’un recul de l’individualité ; mais d’une autre affirmation de la singularité de chacun, chaque fois plus responsable et conscient du lien d’interdépendance qui se tisse entre les existences singulières.

le futur ne sera pas comme le présent

C’est cette double équation qui nous donne la clé de voûte de toutes les zones d’ombre et de lumière de notre désir contemporain d’égalité. Comme jadis et toujours, rêver le futur ne peut consister qu’à cerner le mouvement réel du monde, non pas pour se soumettre à ses diktats, mais afin de dessiner un espace des possibles.

En tout cas, grâce au tableau que nous venons de tracer, on pourrait résumer la situation actuelle facilement : depuis une trentaine d’années, le néolibéralisme a su accompagner (en s’appuyant et en l’amplifiant) la montée de cette forme historiquement inédite d’individuation qu’est le singularisme, l’instrumentalisant souvent aux dépens de l’égalité. De l’autre côté du spectre, toute acquise à la défense de l’égalité, la gauche s’est divisée. Les uns se sont enfermés dans un refus stérile de l’individuation en cours, se coupant alors des évolutions historiques et des aspirations sociales effectives ; d’autres se sont efforcés de produire de nouvelles synthèses, dans lesquelles, comme c’est le cas avec la Troisième Voie et le blairisme, et sous l’influence du néolibéralisme, l’ancien individualisme (parfois mariné d’un air de conservatisme…) a pris un poids normatif croissant parfois au détriment même de l’égalité.

L’avenir exige l’association lucide de l’égalité et du singularisme. Non, le singularisme ne s’oppose nullement à l’égalité — et son instrumentalisation néolibérale n’est, de ce point de vue, qu’une traduction-trahison. Oui, le singularisme est une réalité massive du monde actuel qui, pas plus que l’individualisme hier, ne saurait être minimisé par une politique voulant inscrire l’égalité dans l’avenir. Autrement dit, l’articulation entre l’égalité et le singularisme n’est pas une donnée « naturelle », inscrite dans les structures. Elle est seulement une promesse — un espace des possibles — que la politique, et ses luttes, réussiront — ou non — à faire vivre.

Post-scriptum

Cet article s’est poursuivi dans Vacarme n°44 : voir la suite.

Notes

[1David Harvey, A Brief History of Neoliberalism, Oxford, Oxford University Press, 2005.

[2France . Portrait social, INSEE, 2007.

[3UE, Eurobaromètre 63.4, septembre 2005.

[4Anton Hemerijck, « The self-transformation of the European social model(s) », in Gösta Esping-Andersen (comp.), Why We Need a New Welfare State, Oxford, Oxford University Press, 2002.

[5Danilo Martuccelli, Forgé par l’épreuve, Paris, Armand Colin, 2006 ; Cambio de rumbo, Santiago, LOM, 2007.

[6Pascale Roze, Lettre d’été, Paris, Albin Michel, 2000 (« Le Livre de poche », 2002), pp.37-39.