l’autorité de la police

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Est-il absurde de rêver d’une police non autoritaire ? Un slogan lapidaire a tranché la question : « CRS, SS ». Il y a pourtant deux manières de concevoir l’autorité. Soit comme un certain style, vertical et viril, dans l’exercice de la force : montrer qu’on en a. Soit comme le contraire : avoir de l’autorité, c’est se faire obéir sans recourir à la force. Sur le premier point, la police française en connaît un rayon. Sur le deuxième, moins : souhaitons pour nous qu’elle s’y mette.

Un policier est au sens du droit pénal un « dépositaire de l’autorité publique ». À l’expression « agent de la force publique » s’est substituée et généralisée celle de « dépositaire de l’autorité publique ». Être agent de la force publique, c’est être simple exécutant de la force. Dépositaire de l’autorité publique, le policier devient le plein titulaire de la puissance publique, puissance qui s’épanouit dans toute sa plénitude et ne se réduit plus à sa simple instrumentalité, la force physique. Dépositaire et non plus agent, il décide de la force qu’il emploie et n’est plus seulement son instrument. La qualification pénale du policier veut durcir l’autorité dont il est le représentant, mais le projette dans le même temps dans un horizon de responsabilité individuelle qui permet d’autant moins au policier de s’exonérer de ses responsabilités.

Voilà qui témoigne d’un trait majeur de la manière dont l’État envisage l’autorité policière : comme une menace, aux fins de dissuasion. Le dépositaire de l’autorité publique est un auteur possible d’abus d’autorité, notamment dans l’emploi de la force. Alors sa qualité de dépositaire est une circonstance aggravante. Il est aussi la victime de ces délits spécifiques que sont l’outrage, la rébellion ou la violence ; spécifiques en ce qu’ils sont des « atteintes à l’autorité de l’État ». Le particulier qui vise le policier attente à l’État, et non à un simple agent d’exécution de la force publique. Voici ce qu’est le dépositaire de l’autorité publique pour l’État : une exigence d’airain à l’égard de son titulaire, et une part irréfragable de la puissance publique pour quiconque tente de l’atteindre.

La puissance dissuasive conférée à l’arsenal pénal est le fétiche vers lequel le législateur ou le ministre se tourne systématiquement lorsque l’autorité de la police paraît mal assise, problématique. On sait que le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy avait en son temps proposé que les auteurs de violences à l’encontre des policiers soient traduits aux Assises. Dans un réflexe dont il n’a pas le monopole, le pas encore candidat à l’élection présidentielle tendait alors à confier aux incriminations pénales le soin d’ordonner la question de l’autorité : vieux fantasme de la puissance de punir, qui consiste à protéger les policiers par l’effet dissuasif d’une peine encourue d’au moins dix ans d’emprisonnement ferme.

L’arsenal pénal, le registre de la menace et de la dissuasion, pénètrent mal la réalité de l’autorité policière. Dépositaire de l’autorité publique, le policier est donc titulaire d’une part irréfragable d’État. C’est à dire, pour reprendre les termes fameux par lesquels Max Weber définissait l’État, de « monopole de la violence physique légitime ». Cette expression traduit une exigence : l’État certes revendique un monopole, mais il doit ensuite assurer la légitimité de la force qu’il a conquise. Cette expression de « violence légitime » consiste en une injonction paradoxale pour le titulaire de la puissance publique. Car le policier ne puise plus seulement son autorité dans sa fonction, son statut, mais aussi dans la relation qui le lie au public. La légitimité n’est pas un tribut ou un octroi, mais une relation sociale, un ajustement entre la demande sociale et les moyens de coercition. Le caractère solennel de l’expression wébérienne, pierre angulaire de l’État pour la science politique, masque sa conséquence pragmatique la plus plate : le policier n’est titulaire de ce monopole que s’il exerce légitimement la force (ou la menace du recours à la force). L’autorité de la police, c’est sa légitimité.

Ce rôle central de la légitimité dans l’exercice de la force policière est attesté dès les premières analyses sociologiques comparées du travail policier, qui montraient dans les années 1960 que la manière dont les policiers exercent leurs prérogatives dépend principalement du type de population auxquelles ils ont affaire, et des attentes des groupes sociaux dominants dans les localités. La légitimation perpétuelle de la force implique que la police n’exerce jamais son autorité que dans les formes consenties par la population ou du moins par les leaders des populations locales. C’est l’une des difficultés soulevées par les expériences développées dans les villes nord-américaines dans le courant des années 1980, notamment les expériences de police communautaire (ce que l’on a tenté d’importer sous la forme de police de proximité). La grande innovation du modèle de police communautaire, notamment dans l’un de ses bastions, Chicago, était de coupler la définition des politiques policières à un dispositif de démocratie de proximité, dans lequel les populations locales, les « communautés », participaient à la définition des tâches policières. L’un des problèmes que soulève ce dispositif est, traditionnellement, l’accès socialement inégal des différentes populations à la participation politique. À Chicago, les policiers étaient trop souvent amenés à n’entendre que les préoccupations des groupes sociaux dominants ou du moins de ceux qui parvenaient à exprimer leurs attentes dans les cadres institués de l’exercice participatif.

Entendue donc comme la légitimation de la force physique, l’autorité policière évolue entre deux idéaux-types que sont le modèle militaire et le modèle populaire. Le modèle militaire dicte une police centralisée, qui a pour charge l’exécution de la loi selon des modalités définies par une hiérarchie cloisonnée en corps distincts procédant chacun de concours nationaux différents. Le modèle populaire exige une police locale, dont les agents sont admis par cooptation et qui a pour charge le maintien de la tranquillité publique en réponse à des demandes formulées par la population. Le premier modèle épouse bien les linéaments de la police française, et tristement. La police anglaise a longtemps procédé du second modèle : des forces de police régionales, un recrutement localisé et unique (pas de concours distincts selon les grades, donc pas de corps et un avancement ascendant continu), immersion du policier dans sa communauté. On voit aisément les avantages de ce modèle : l’autorité des chefs de police sur leurs subordonnés et des agents sur le public n’a pas besoin de force ni d’artifice, elle est le produit naturel des rapports sociaux de la communauté dont tous procèdent. Les émeutes de Southall en 1979, St Paul’s en 1980 et Brixton en 1981 ont ébranlé le modèle, en dévoilant brutalement comment une telle organisation des polices ajoutait aux ségrégations sociales et raciales que les villes anglaises abritaient.

Ces émeutes survenaient dans un contexte caractérisé par des conflits sociaux récurrents et violents, où les polices anglaises se sont trouvées démunies. Les années 1980 ont amené, selon les termes de l’époque, une « militarisation » de certaines des forces de police, autrement dit la création d’unités « à la française », de type CRS (les importateurs britanniques ont également puisé dans une autre police « à la française », qu’ils connaissaient bien mieux, celle de leur propre empire colonial). Cette militarisation était une rupture spectaculaire par rapport au modèle traditionnel britannique et a provoqué des débats très durs. L’une des conséquences en fut néanmoins la maîtrise des manifestations : la supériorité des matériels, l’organisation militaire des forces, la centralisation des décisions et l’incontestabilité des rapports hiérarchiques ont discipliné l’usage de la force de manière telle que, en manifestation tout au moins, la population se trouvait exposée à un moindre niveau de violence qu’auparavant. L’enseignement de cette évolution est que la légitimité de l’autorité policière est indexée à la force de l’autorité dans la police. La critique des modes d’exercice de l’autorité policière est celle qui appelle une plus grande autorité au sein même de la police.

Mais le maintien de l’ordre, la gestion des foules protestataires, sont un exercice limite de la compétence policière. Alors que les CRS semblent l’incarnation même de la police, on constatera, au contraire, qu’ils sont comme à sa bordure extérieure. Les CRS font face à des foules qu’ils ne reverront pas, à l’égard desquelles ils n’ont pas le souci de la pérennité de leur autorité. Les CRS sont ces agents de la force publique que le droit pénal a oublié, ils sont des exécutants. La généralisation de leur emploi dans les banlieues françaises à des fins de « sécurisation » témoigne d’une pensée d’État qui voit encore l’autorité policière comme un attribut, et non comme une faculté trouvant sa légitimité dans les modalités de son exercice.