mai 68 au cinéma une proposition de Marion Lary

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mai 68 au cinéma

Grands soirs et petits matins de William Klein : film prélevé à même l’événement, cinéma direct, images brutes, plans sur le vif de ce mai 68 de débats, manifs, combats, grèves et luttes sous influence gaulliste… Quarante ans après, j’ai voulu tendre au film un miroir : le projeter à des jeunes gens, recueillir leurs réactions. Six spectatrices se sont prêtées au jeu. D’une parole, l’autre : mai 68 entre dans l’Histoire, mai 68 se raccorde à leur/notre histoire.

ambiance, atmosphère

Un film sur mai 68, qui est en lui-même l’esprit 68, car il est filmé au milieu des gens, qu’il fait partie des gens, propose et provoque des réactions, ça promet d’être grandiloquent, passionné, intelligent. C’est surtout vivant. Plus que des idées, on recherche réellement la vie, les gens s’écoutent, je n’avais jamais remarqué d’oreilles aussi attentives, aussi respectueuses, aussi heureuses d’être là, de servir, de participer. Beauté des regards, de l’attention, de l’écoute. Beauté des sourires entendus, beauté des « CAMARADES !! », chaque instant trouve son utilité, c’est cela que j’ai aimé, qui m’a touchée. Chaque instant est une sorte de « rentabilisation de l’esprit », on discute, on échange, on savoure des idées […]

Grands soirs et petits matins
William Klein

Ce qui me marque le plus c’est de voir tous ces visages sans foulards, c’est qu’une mère appelle le bureau d’un collectif et se renseigne sur les actions de son fils, c’est de voir toute cette solidarité dans les idées et dans l’action. Je pense, bien sûr, par rapport à ce que j’ai vécu moi, c’est-à-dire les émeutes des banlieues, les manifestations lycéennes et estudiantines. On se cache toujours le visage, c’est un réflexe, c’est presque naturel, il est devenu dangereux de se revendiquer « pas d’accord ! » […]. On se « rebelle » et l’on s’unit dans l’anonymat. Après les révoltes des banlieues, les policiers offraient des récompenses aux dénonciateurs. De même lors des manifestations notamment parisiennes pour les sans-papiers, il est important de rester plus ou moins « sage » sinon on risque de nuire aux individus pour lesquels on se bat. Société d’hypocrisie, qui prône la solidarité, mais où se révolter fait peur. Alors qu’au début du film, ce sont des images de gens battant les pavés, faisant tomber les arbres, bousculant les voitures ; et des images du lendemain : tous unis, ils se donnent la main, têtes hautes, offrant leur visage aux regards, aux critiques, fiers, ensemble.

Zoé Beau, 20 ans

Grands soirs et petits matins
William Klein

liesse et engagement

Le sentiment premier qui s’en dégage est l’engagement de toute une population, l’union des différentes classes : étudiante, ouvrière notamment. Ce rassemblement, cette masse sont très impressionnants.

Cette liesse populaire permet de se rendre compte de l’engagement de chacun ; les gens prennent la parole pour expliquer leur point de vue sur la situation et les évènements […]. L’importance de ce sentiment d’appartenance à un groupe. […] Aujourd’hui, on essaye tellement de nous désintéresser de la politique qu’il est important et nécessaire de voir tous ces étudiants se lier pour une cause importante.

Grands soirs et petits matins
William Klein

Pour moi, mai 68 se résume à l’obtention du bac pour tous, car malheureusement on ne l’étudie pas à l’école, ce qui est bien dommage car cela permettrait d’avoir un avis plus critique sur notre société. Je trouve cela vraiment dommage que mai 68 ne soit pas dans le programme d’histoire, car c’est un manque dans notre culture générale pour nous jeunes adultes.

Julie Uzan, 22 ans

l’autorité du spectateur contestée…

Le film ne semble pas tourné pour le spectateur, mais nous ne sommes pas voyeurs pour autant, plutôt naturellement invités à faire partie de ceux qui ont vécu ce qui y est présenté, et c’est d’ailleurs je suppose un plaisir très similaire que l’on prend à voir ce film, à celui qu’ont pris ses acteurs. Ce n’est pas un film sur 68 adressé aux générations futures, c’est 68 filmé, adressé à tous.

Grands soirs et petits matins
William Klein

Le son passe par l’enregistrement des voix de ceux présents à l’image, et y reste. Ainsi il ne fige pas, comme avec une voix-off les événements […]. On pourrait croire que le film est fermé, mais il s’en trouve en fait bien plus ouvert que s’il avait été déterminé et délimité avec l’intention de produire une analyse ou une explication à l’adresse d’un certain public.

Les images sont simplement organisées chronologiquement, quelques indications aident à se repérer. Tous les gens qui apparaissent dans le film ne sont pas nommés, ce qui nous force à trouver des points de repères à la fois dans le temps où les images ont été tournées, et dans celui où elles nous sont présentées, puisqu’il me semble que cela devient, au travers du spectateur, un seul et même temps. Il ne s’agit pas d’une démarche explicative ou analytique ni d’un propos, mais de nous permettre de voir, avec quarante ans de décalage, exactement comme si on avait vu, puis perdu la mémoire. La caméra est en prise avec l’actualité, orientée vers cette actualité, comme un de ses acteurs, mais également comme un spectateur, ou un étranger curieux de son temps.

Grands soirs et petits matins
William Klein

Aussi lorsque s’animent spontanément des débats au milieu des rues, on parvient à y prendre part jusqu’à ce que finalement, l’impossible comparaison de ce mouvement avec ceux d’aujourd’hui, nous laisse un sentiment bizarre de familier et d’inaccessible à la fois. C’est certainement parce que la sensation d’une émulation nouvelle, telle que devaient la ressentir les participants de l’époque a été remplacée pour nous par une impression de variations répétitives autour d’un même thème idéalisé qui serait celui de 68.

Et c’est peut-être là que s’arrête notre possibilité de prendre part au mouvement à travers le film, à cette dimension insurmontable du mythe qu’a acquis malgré tout ce mouvement avec le temps. Il y là certainement quelque chose à dépasser, à réinventer, pour tous les souffles de contestation et de liberté aujourd’hui.

Léna Burger, 17 ans

surtout des petits matins

Grands soirs et petits matins
William Klein

Devant les images des manifestations de mai 68, je pense toujours aux histoires d’amour de ces filles et de ces garçons qui marchent ensemble. Le film de Klein nous laisse le temps de penser à ces histoires d’amour. Au cœur de ce moment historique qu’on présente aujourd’hui comme un paroxysme du politique : quand la valeur suprême, c’est l’engagement ; Klein montre aussi le désœuvrement. Quand on risque de ne retenir que l’exaltation du Grand Soir, lui, donne à voir les petits matins. La foule, les regards qui passent, tranquilles, presque indifférents, sur la caméra. L’errance, l’attente, les badauds. Ceux qui s’agglutinent autour des professionnels du discours, et qui regardent, qui restent là, à écouter, à sourire des emportements, à s’indigner en silence parfois. On ne voit qu’eux, ils sautent aux yeux, bien qu’ils restent apparemment au second plan. Les autres, ceux qui sont au-devant de la scène, en deviennent transparents, tout comme leurs discours calibrés aux normes rhétoriques en deviennent insipides. Par cette inversion, entre insignifiance du premier plan et importance du second plan, le film parvient à dissocier et à hiérarchiser les espaces du politique et de la politique : le politique se joue sous nos yeux dans les interstices de la politique et apparaît comme plus essentiel. La politique, c’est le discours politicien : la posture, le personnage politique, le théâtre de « mai 68 ». Le politique, c’est le silence : les rapports de force tus, les femmes qui applaudissent, sourient et se taisent alors que les hommes parlent haut et prennent les décisions. Ce sont les regards, les traits tirés des nuits sans sommeil, les hésitations et bredouillements dans le discours de Cohn-Bendit. C’est le voisin discret qui chuchote à l’oreille de l’orateur en chef l’ordre du jour de l’Assemblée générale devant des centaines de personnes. Klein, par sa position de filmeur, en retrait vis-à-vis de l’action, invite à tenir un autre regard sur l’engagement et l’idéalisation de l’action. Il donne à penser la naissance des histoires d’amour entre les filles et les garçons qui défilent et errent dans les rues de Paris. Et ça aussi, c’est du politique. Les petits matins demeurent aujourd’hui comme témoignage de l’esprit du temps, au-delà de l’anecdotique de la politique et des Grands Soirs mythifiés, pour nous éclairer sur la réalité de mai 68 et sur la façon dont on vivait alors la liberté.

Camille Renard, 23 ans

Grands soirs et petits matins
William Klein

un film en chantier, décousu

Filmé à hauteur d’homme, « l’homme à la caméra » Klein dresse un portrait de foule. Les nombreux zoom, dézoom, mises au point en direct, montrent une foule en mouvement, en corps, une forme de magma grondant, instable. […]

La parole, le débat, les dialogues caractérisent ce mouvement contestataire (la parole est d’ailleurs mise en valeur par l’emploi du noir et blanc).

Grands soirs et petits matins
William Klein

La future société de communication transparaît dans ce film comme un élément moteur et déclencheur de cette manif. De nombreux plans mettent en scène, en effet, la radio, l’ORTF, les communications téléphoniques, les discours en amphi ou en plein air, les réunions : recherche de slogans, conférence de presse et image télévisuelle. Tous les modes de communi-cation sont réunis dans ce film, comme une forme de panorama des moyens existants, qui vont transformer en profondeur la société, mais déjà, avec un regard critique, comme en témoigne la séquence dans laquelle le premier ministre prend la parole à la TV (est-ce là en fait qu’auraient dû se produire les vraies revendications — questionnements ? J’ai tout de même le désir de dire ce que mai 68 a apporté pour moi : la possibilité d’apprendre à la faculté. Cette forme démocratique de l’accession au savoir pour un plus grand nombre est plus ou moins compromise aujourd’hui au regard des privatisations des facs et des droits d’inscription qui montent en flèche).

Grands soirs, espérance et désir de révolution. Rendez-vous manqué, petits matins. […]

Aujourd’hui, les grands soirs importent plus encore que les petits matins.

Alice Le Gall, 25 ans

le sens de l’histoire

Mai 68 s’apprête à souffler ses quarante bougies — en admettant qu’il ne soit pas déjà mort. Dans l’imaginaire estudiantin d’aujourd’hui, mai 68, c’est beaucoup de pavés, beaucoup de coups de matraque, beaucoup de fracas, pour finalement pas grand-chose. Or, le reportage de W. K. nous offre une toute autre réalité de cet événement, il nous donne avec sobriété et discrétion un témoignage d’autant plus poignant qu’il est vierge de tout commentaire : morceaux choisis d’instants volés, sans légende ou explication superflues.

Grands soirs et petits matins
William Klein

Par conséquent, cela fait un moment que j’en ai assez d’entendre gourous journalistes et autres tièdes pseudos révolutionnaires crier à la ressuscitation de cet évènement, environ tous les ans au printemps et dès qu’un minimum d’agitation tente tant bien que mal d’ébranler le pays. La question dans toutes les bouches, à toutes les urnes et à toutes les tribunes, c’est de savoir si, oui ou non, les étudiants vont refaire Mai 68. Je n’ai jamais entendu dire, en premier lieu, qu’on refaisait un évènement. De plus, par ce genre de questionnement sans aucune légitimité, les journalistes, les politiques, les acteurs des mouvements eux-mêmes nous conditionnent, nous imposent un modèle à reproduire coûte que coûte, érigé comme l’idéal du combat politique — alors que ce n’est qu’un mouvement social fructueux parmi d’autres, avec ses particularités et ses qualités — dans un climat politique et social qui n’a plus rien à voir avec celui de l’époque. Il semble être grand temps de se réapproprier le sens de l’histoire.

Camille Foubert, 18 ans