qui fait l’auteur ?

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La littérature est le royaume de l’Auteur. Comme telle, elle s’expose elle aussi à la contestation de l’autorité : « la naissance du lecteur, écrivait Barthes en 1968, doit se payer de la mort de l’Auteur ». Celui-ci n’est pas mort, certes. Mais un doute s’est introduit sur sa sacralité : en littérature comme ailleurs, l’autorité est une construction collective, à laquelle contribue la communauté — divisée — des lecteurs, des exégètes, des éditeurs et des pairs de l’auteur. « Qui t’a fait roi ? » Première partie de l’enquête.

prologue

En 1669, la publication en traduction française de cinq lettres d’amour adressées par une religieuse portugaise à un gentilhomme français dont le nom et les réponses avaient été perdues rencontra l’un des succès les plus phénoménaux du siècle : leur style, peut-être, laissait à désirer, mais leur tendresse n’en était que plus bouleversante. C’était, dit-on, une héroïne racinienne au naturel. Le triomphe lacrymal, en tout cas, s’accompagna immédiatement d’une vive et durable polémique : les lettres étaient-elles authentiques ou fictives ? Leur maladresse signalait-elle l’évidence de la sincérité ? Ou trahissait-elle au contraire une ruse rhétorique ? Pendant longtemps, l’hypothèse référentielle domina plutôt : au début du XIXe siècle, la recherche érudite identifiait la religieuse dont les lettres n’avaient laissé que le prénom — on traduisit en portugais le texte français pour l’inscrire au registre de la littérature lusitanienne sous le nom d’auteur de Mariana da Costa Alcoforado. Un siècle plus tard, la piste fictionnelle reprenait l’avantage : les allégations des « alcoforadistes » étaient truffées de contradictions, le recueil était structuré comme une tragédie classique française, on avait retrouvé le privilège original du texte, attribué à Guilleragues. Les éditions actuelles des Lettres portugaises signalent désormais ce nom d’auteur en couverture ; mais en 1979, l’édition de poche conçue par Yves Florenne plaidait encore pour l’authenticité, et suggérait, sur cette base, de lire les lettres dans un autre ordre que celui qui avait été jusqu’alors en usage, au motif qu’elles n’étaient pas datées.

Le procès en attribution, dont le moindre esprit romanesque aime à croire qu’il n’est pas tout à fait clos, fut doublé tout du long d’une autre enquête, sur le sens même du texte, et sur ses modes de production. Décider de l’auteur, c’est aussi opter pour un type particulier de lecture, et pour les effets émotionnels et intellectuels qui en découlent : les plaisirs de la fiction ne sont pas identiques à ceux du document, comme diffère le rapport à la vérité qu’ils entretiennent respectivement. Dès l’origine, le débat opposait ceux qui lisaient dans les lettres le témoignage d’un génie propre de la passion amoureuse qu’aucun artifice n’eût pu égaler, ceux qui affirmaient la supériorité de l’invention pour atteindre à la vérité du sentiment, et ceux qui récusaient les termes de la polémique en invoquant l’autonomie d’un texte dont le pathétique était inscrit à même la lettre. Avec le temps, le débat se complique : on ne lit pas le premier roman épistolaire français comme on lit une correspondance dont les qualités esthétiques n’auraient pas été l’objectif premier. C’est qu’un même texte n’est pas identique à lui-même, il varie selon l’hypothèse qu’on formule sur son auteur, c’est-à-dire sur son statut et sur son genre. Borgès a écrit de jolies choses là-dessus : le Don Quichotte rédigé par Pierre Ménard au début du XXe siècle correspond au mot près à celui de Cervantès, mais il n’en est pas moins radicalement différent, et peut-être même plus intéressant encore, dans la façon dont il thématise son anachronisme. Reste que l’anonymat inaugural des Lettres portugaises et sa postérité donnent au paradoxe borgésien un tour de vis supplémentaire. Car on peut tout aussi bien avancer que le nom de l’auteur détermine la lecture du texte que l’inverse : le sens élaboré au gré de la lecture des lettres, et bientôt le discours qui l’accompagne — dans les conversations mondaines, dans les articles savants, dans les essais critiques, dans l’appareil éditorial — ont conduit à l’invention d’un auteur ou d’un autre, censé les certifier et les garantir. Dans le premier cas, le nom de l’auteur précède une lecture qu’il oriente et contraint ; dans le second, il est projeté par la lecture elle-même, qu’il cautionne et autorise.

déplacements

Il paraît que la facétie expérimentale est un genre pédagogique anglo-saxon. C’est ce que vient de rappeler la parution en français d’un recueil d’essais de Stanley Fish, Quand Lire c’est faire (Éd. Les Prairies ordinaires), vingt-cinq ans après sa publication américaine. Un jour de 1971, Fish proposa aux étudiants d’un cours de poésie religieuse anglaise du XVIIe siècle d’interpréter un texte inscrit sur le tableau — ce qu’il firent tous ensemble avec une rigueur convaincante. Entre ce cours et les séances précédentes du même semestre, une seule différence : le texte qu’ils commentèrent (une série de noms propres disposés verticalement, conclue par un point d’interrogation, encadrée d’un trait lui-même surmonté par un numéro de page) était la bibliographie que Fish avait indiquée, lors d’un cours précédent consacré à la théorie littéraire, à d’autres étudiants, et qu’il avait omis d’effacer. Sans doute une telle liste ne comportait-elle aucune qualité poétique a priori qu’il eût suffi à des lecteurs sensibles et informés de mettre à jour. Reste que la vélocité herméneutique des étudiants de Fish et la cohérence de leur lecture contribua indubitablement à lui reconnaître des qualités propres à la poésie religieuse anglaise. La légitimité institutionnelle du professeur Fish, qui leur avait présenté cette liste comme un poème, assortie du savoir-faire interprétatif des étudiants, fit ainsi un poème de ce qui n’en était pas une heure auparavant.

La fable de Fish pourrait rappeler les expériences de lecture recensées par Ivor Amstrong Richards en 1929 dans Practical Criticism : au cours des années 1920, Richards proposa à ses étudiants et collègues de Cambridge d’analyser des poèmes dont ils ne connaissaient ni l’époque ni le nom de l’auteur. Le culte dont ce livre fait encore aujourd’hui l’objet dans les universités britanniques est sans doute cruel : car il est lu comme un recueil de perles narcissiques et prétentieuses, supposé démontrer a contrario la nécessité d’un auteur (ou au minimum d’un nom d’auteur) pour prévenir des dérives interprétatives en roue libre. L’objet de Richards était pourtant tout autre : ce qu’il visait, avec une obstination qui peut au moins forcer un respect amusé, c’était à produire, par approximations successives, une lecture épurée des diktats de l’histoire littéraire, du fétichisme de l’auteur (et du sens qu’il aurait déposé dans le texte) et des errances du subjectivisme — une lecture qui ne reconnaîtrait d’autorité qu’au texte lui-même.

L’expérience de Stanley Fish est évidemment radicalement différente. Elle dénie au texte la moindre autorité (puisqu’elle ne lui reconnaît pas de qualités substantielles). Elle ne recourt pas davantage à un auteur identifiable. Mais elle ne prétend pas non plus à l’affirmation d’une liberté interprétative d’un lecteur autonome : pour qu’un poème soit produit par l’activité herméneutique des étudiants, il a fallu ce qu’il appelle une « communauté interprétative », c’est-à-dire la rencontre entre un texte et des lecteurs au sein d’une institution caractérisée par des normes et des protocoles de lecture spécifique. Si des mots identiques pareillement répartis sur un tableau peuvent consister, ici dans une liste de noms propres de linguistes, là dans un poème religieux, c’est parce que la communauté interprétative a changé : à défaut de la moindre médiation, la même série de mots risque fort de ne rien dire du tout.

Dans sa réflexion sur les modalités de production des significations d’un texte, mais aussi d’élection de certains textes au titre d’objets esthétiques, Fish ne dissout donc pas la question de l’autorité : il la déplace. Le sous-titre de l’édition française du recueil annonce une réflexion sur « l’autorité des communautés interprétatives », ce qui permet de spécifier le type de liberté de lecture revendiquée par l’extrait de la (belle) préface d’Yves Citton reproduit en quatrième de couverture : « Sous les pavés disciplinaires de l’histoire littéraire, la plage de toutes les libertés interprétatives ». Si la lecture de Fish est libératrice, c’est notamment parce qu’elle invite à questionner les normes qui président à l’interprétation des textes littéraires, à se déprendre parfois de celles qui sont en vigueur, à les conjuguer, et à en proposer éventuellement d’autres.

Reste que l’intérêt actuel du livre de Fish tient aussi, paradoxalement, au retard avec lequel il nous parvient en français. Détaché du contexte historique de sa rédaction (pour sa majeure partie, la fin des années 1970 aux États-Unis), il éclaire et interroge, de biais et à rebours, les débats et les pratiques herméneutiques continentales depuis — disons — la rupture épistémologique revendiquée par Barthes en 1968, dans un texte manifeste intitulé « La mort de l’Auteur ». On va le voir, c’est d’autres types de mise à distance, déplacement et production d’autorités qu’ils proposent.

À suivre