Vacarme 43 / cahier

Histoires de la photographie américaine / 5

Levitt couleur des rues

par

De Bellocq à Robert Adams, en passant par Friedlander, Walker Evans, Robert Frank, Helen Levitt, Lewis Baltz… — après Diane Arbus et Meatyard, déjà apparus dans Vacarme —, douze récits empruntés à l’épopée de la photographie en Amérique. Plutôt qu’une tentative de panorama jamais complet, quelques histoires d’images mémorables.

à Mark Lyon

« Ne vous fiez pas aux mots, fiez-vous aux images. » C’est l’un des seuls statements de la photographe — et cinéaste — Helen Levitt, née en 1913 à Brooklyn, qui vit aujourd’hui encore à Greenwich Village, Manhattan, où elle aura été longtemps en activité. Levitt n’accorde pas d’interviews, n’a pas écrit, que l’on sache, sur sa photographie. Sa bibliographie, longtemps restreinte, l’est toujours, même si aujourd’hui à un moindre degré. Parmi les choses que l’on dit d’elle : c’est une photographe pour photographes — sous-entendu pas pour un large public. À moins de passer par ce qui ressemble à une voie royale : depuis la fin des années 1930, elle photographie des enfants dans les rues de New York. Aussi le New York Times finira-t-il, en 2002, par la sacrer « trésor vivant ». Nul ne peut résister à ses portraits d’enfants des rues ? Et après.

Levitt dénie tout intérêt aux éléments d’ordre biographique ; elle n’a rien livré de sa vie privée. Si l’on s’en tient aux faits connus : elle était déjà photographe lorsqu’elle rencontre Cartier-Bresson (1935), puis Walker Evans (1938). Le premier lui permet de donner un nom à son propre point de vue. Elle accompagne le second dans le métro de New York pour la série réalisée entre 1938 et 1941 et publiée, avec un texte de James Agee, sous le titre Many Are Called (1966). Le Museum of Modern Art présente dès 1943 une exposition personnelle de ses Photographs of Children. Levitt réalise en 1945-1946, avec Janice Loeb et Agee, le film In the Street (puis vient The Quiet One, en 1946-1947). Elle travaille comme film editor pendant plusieurs années (notamment avec Buñuel), avant de se remettre à la photographie. On trouvera quantité d’informations concernant son œuvre en noir et blanc, ses inspirations, de possibles parallèles (de Ben Shahn à Brassaï), ses buts supposés, dans le catalogue d’une rétrospective organisée en 1991 par Sandra S. Phillips, du San Francisco Museum of Modern Art, et Maria Morris Hambourg, du Metropolitan Museum of Art de New York, qui circula aux États-Unis jusqu’en 1994, ainsi que dans celui de l’exposition qui, venue de Salamanque, se tint au Centre national de la photographie à Paris en 2001. Celle, remarquable, de la Fondation Henri Cartier-Bresson, en 2007, n’était accompagnée d’aucune publication.

En 1959 et 1960, Levitt obtient successivement deux bourses Guggenheim pour des recherches sur la couleur, et s’y consacre. En 1970, un cambrioleur lui vole tirages et négatifs. Elle reconstitue, au cours des années 1970 et 1980, un nouveau corpus en couleurs. En 1974, John Szarkowski, directeur du département photo du MoMA, expose une quarantaine de ces images sous la forme, inédite, d’un diaporama (Slide Show). En 2005, une centaine de photographies couleur seront éditées sous ce titre par powerHouse Books à New York, avec une préface de Szarkowski… écrite trente-et-un ans plus tôt. L’auteur, assez expéditif, revient sur la disparition des premières images concernées, remarquant qu’elle a « fort heureusement contraint Miss Levitt à tout recommencer » ! Mais il note avec pertinence que la couleur est considérée par l’artiste comme « l’un des aspects du sujet photographié, contribuant à sa description comme à son expression ». Entre-temps, la rétrospective itinérante américaine, comme la Documenta X de Kassel, Politics/Poetics, à laquelle Levitt est invitée par Catherine David et Jean-François Chevrier, en 1997, a présenté sa photographie noir et blanc, sans exclure la couleur. Mais sans que celle-ci fasse l’objet d’un commentaire spécifique.

Deux articles parus dans Artforum font avancer les choses. Sydney Tillim critique les textes du catalogue de 1991 : « Hélas, ces deux essais désespérément sincères apportent bien peu sur le sujet (on dirait que Levitt a cet effet sur les auteurs, à commencer par Agee) », et avance cette hypothèse : « Le principal problème en ce qui [la] concerne pourrait bien être de nature idéologique. […] Quelles que soient ses sympathies pour les classes inférieures, l’approche qu’elle adopte dans la représentation graphique de ce qui les anime n’est en vérité ni assez conceptuelle, ni assez ironique, ni assez politique pour les théoriciens d’une “ nouvelle ” photographie […]. » Quant à David Levi Strauss, en 1997, l’accrochage inventif de l’exposition Crosstown, à l’International Center of Photography de New York, lui donne l’occasion de souligner le choix qu’a fait Levitt de créer des images peu spectaculaires — choix qui fait d’elle une pionnière pour de plus jeunes générations (voir Beat Streuli).

Le 17 janvier 2002, Helen Levitt est sortie de sa réserve pour s’entretenir avec Melissa Block : « Je décidai [se souvient-elle] de photographier les gens des classes laborieuses et de prendre part à leurs mouvements, quels qu’ils soient — socialisme, communisme, etc. Puis je vis les images de Cartier-Bresson, et compris que la photographie pouvait être un art. Ce qui me donna certaines ambitions. »

La couleur intervient à deux moments différents. De la fin des années 1950 au début des années 1960, ne restent qu’une poignée d’images. Au début des années 1970 et au cours de la décennie suivante, Levitt est moins que jamais la seule à faire usage de la photographie couleur. Certains photographes-artistes ont décidé de prendre en compte ce médium « vulgaire », considéré comme inférieur à un noir et blanc depuis peu consacré comme un art. Il ne s’agit donc pas d’inventer alors la couleur en photographie, mais de faire d’elle aussi un art — ce à quoi œuvre Levitt, et après elle, William Eggleston, le premier à exposer des images couleur au MoMA, en 1976. Parallèlement, des photographes de mode (et bien plus) ont mené leurs expérimentations bien au-delà de leurs pratiques professionnelles — ainsi Louis Faurer ou Saul Leiter. Bientôt, rejoindront ces tentatives les recherches d’un Robert Frank en matière de Polaroid, ou les projets d’un Stephen Shore, d’un Joel Meyerowitz. Sans parler — bien après — d’un autre slide show devenu historique : The Ballad of Sexual Dependency de Nan Goldin (1986). Il n’empêche, les couleurs de Levitt ne sont qu’à elle. Pourquoi, ou mieux, comment ?

Les tirages, auxquels les reproductions rendent rarement justice, se caractérisent par l’intensité de couleurs saturées appartenant à une technique incomparable : le dye-transfer (qu’utilise aussi Eggleston). Si l’on voulait en avoir une idée, à défaut de les voir eux-mêmes, c’est du côté de films qu’on pourrait se tourner — ceux du jeune Scorsese, Mean Streets (1973) ou Taxi Driver (1976). Interviennent aussi les sujets. Ceux que prend Levitt dans la rue, durant ces années 1970 et 1980, correspondent au New York d’Araki, noir et blanc, gris, photographié en 1979 avec un appétit d’ogre par le Japonais qui attire à lui ce qu’il découvre et fixe, l’aspirant comme un cyclone (ainsi le décrit Jarmusch). Les images de Levitt ne sont pas remplies d’une vie si trépidante. Ce n’est pas vraiment affaire de génération — car ce qui sidère dans l’œil de la photographe, dans ce qu’il nous rend du spectacle saisi, c’est sa modernité. Pas affaire d’âge non plus — tout juste peut-on concéder chez elle, comme le fait un auteur, une attention plus marquée envers les personnes âgées, à mesure qu’elle vieillit. C’est plutôt son idiosyncrasie : la relation qu’elle entretient avec ses pairs, habitants de la même ville, se pose autrement.

Pas d’allégeance à quelque discours que ce soit, sociologique, poétique. On pourrait discuter la part du document, au contraire, de l’empathie, du lyrisme, de la retenue… Tout est vrai. Poursuivre est délicat, l’artiste ne favorisant pas la glose. Si elle ne veut pas qu’on la dise politique, elle ne pourra guère échapper au fait que ses images le sont, d’une manière ou d’une autre. Dans la toute dernière monographie publiée sur elle, en ce début d’année, par powerHouse Books à nouveau, somptueuse quant à la qualité du rendu iconographique, ne figurent que quelques phrases de Walker Evans, en 1969, à partir d’une image unique (noir et blanc). Levitt entend que ses images parlent d’elles-mêmes.

Elles pourraient être analysées longuement. Du point de vue de leur composition, qui semble due au hasard et s’avère bien sûr maîtrisée. Du point de vue de l’évolution de l’art chez une photographe qui ne change pas de sujet, de lieu ? Du point de vue de la couleur décidément ; car l’un des intérêts, chez Levitt comme chez Faurer ou Leiter, consiste dans le rapport entre noir et blanc et couleur : font-ils ou non les mêmes images, que se passe-t-il entre les deux médias… Quel est donc le rôle de cette couleur, majeure, mais dont je ne crois pas qu’elle « vole la vedette » au sujet ?

La rue, Levitt sait déjà la photographier, elle connaît les règles du jeu, et sa force, lorsque, du noir et blanc, elle passe à la couleur. Le défi est alors de voir comment l’utiliser, sans distraire le spectateur, sans nuire à l’équilibre établi entre décor et objets, motifs, personnes, animaux. Jouer pour Levitt est important. Maria Morris Hambourg la montre, à près de quatre-vingts ans, en plein poker, sa pile de jetons près d’elle — car elle gagne, évidemment. Revenant sur ses propres traces ou dans des lieux analogues, et considérant un sujet familier, Levitt joue donc la couleur. Joue comme toujours avec les gens : vieillards et tout-petits, femmes, hommes, jeunes ou moins, enfants, déshérités, errants, heureux, abandonnés, perdus dans leurs pensées. Joue avec le cadre : porches et trottoirs, chaussée, soupirail, bords de fenêtres (souvent des seuils). Joue avec des scènes : des jeux, mais pas seulement — parfois de drôles de jeux, tendus, violents —, puis d’autres événements quotidiens, incroyables. Comme dormir à la renverse sur un capot de voiture (1974), le jaune strident d’un taxi à l’arrière-plan. La couleur dans ces photographies exige de l’audace. C’est jauger en peu de secondes ce que l’on a, qui l’on a face à soi, savoir qui l’on est, se lancer. Deux jumeaux comparent leurs pigeons, chacun porte une chemise d’un ton fauve, à peine plus soutenu que leurs plumes (1963). Une femme aux cheveux gris de la main amplifie son cri, elle brandit une torche bleue, rouge.

Levitt sait opter pour un ton rare, sans maniérisme : le mur pistache de la façade où un petit garçon perché sourit à un passant. Ou bien c’est une teinte éclatante, sans que ce soit gratuit, ou seulement brutal : deux femmes d’âge mûr s’entretiennent, l’une, au chemisier fuchsia, a ce geste étrange, elle a posé sa main à plat sur le buste de l’autre. Cette silhouette ingrate, si elle porte des chaussettes rayées jaune et noir (1977), c’est sans doute pour qu’on l’oublie, qu’on ne voie qu’elles, c’est réussi. Au contraire, la photographe fait chanter devant un fond obscur la seule couleur d’une peau mate. Des échos subtils font eux-mêmes écho à d’autres notes : un homme au profil d’oiseau lit un journal (1959), appuyé contre une voiture à la carrosserie tout en angles, vert olive comme sa chemise militaire — l’écusson rouge comme les feux arrière. Il s’agit tour à tour de contrastes, d’harmonies bariolées ou sobres, de camaïeux, quasi monochromes, dont le raffinement frappe d’autant qu’ils sont pauvres, faits de peu (grisaille d’emballages). Une femme, en robe marron, souliers sales, attend sur le perron d’un bâtiment dont le crépi s’écaille, beige rosé, bleuté — non-couleurs, entre pastel et neutre.

La mise grimpe : trois coqs s’échappent devant deux rangs de sièges imprimés recouverts de plastique ; le mouvement, les textures, la mise en page de taches rouge, blanc, noir, tout va très vite, à regarder. Ce n’est pas forcément que la couleur soit indispensable : l’homme accroupi sur le quai du métro, image de la déréliction, avec son sac en papier JOY ! JOY ! JOY !, rappelle infiniment les passagers d’Evans, son noir et blanc poignant. Ici tout est sombre, le grain profond, c’est autre chose. Mais ça en vaut la peine — la couleur. Dans le très récent Helen Levitt de powerHouse Books (2008), qui célèbre, en même temps qu’une exposition au Sprengel Museum de Hanovre, la lauréate du prix Spectrum après Robert Adams (1995), Thomas Struth (1997) ou Martha Rosler (2005), l’organisation des images en séquences, bouleversant allègrement la chronologie (1937-1991), fait que la couleur encadre le noir et blanc, à peine moins abondante ; c’est elle, cette fois, qui l’emporte, par un effet troublant. Ainsi c’est bien une partie complexe, indécidable que dispute la photographe sur son terrain — couleur ou non, mais si oui quel atout ! On comprend que Levitt, joueuse dans l’âme, soit toute à ce jeu.