Vacarme 24 / processus

figures de culte Beckford avec Anger

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Reclus peut-être volontaires, collectionneurs passionnés, pratiquant leur art comme une magie, tous deux objets de culte, esthètes misanthropes, l’écrivain William Beckford (1760-1844) et le cinéaste Kenneth Anger (1927 ?-) se sont peut-être rêvés l’un l’autre. Hypothèse et enquête.

William Beckford demeure une des rares figures de la littérature passée dont le destin posthume est occulte : peu d’admirateurs, mais leur ferveur anime ce vieux et malheureux fantôme. Être une figure de culte ne veut-il pas dire cela, vaguer entre la vie et la mort ?

Quoiqu’en vie au moment où s’inscrivent ces lignes, Kenneth Anger connaît pareil destin. Un mort-vivant, ainsi l’appelait Stan Brakhage qui le fit jouer, seul vivant, dans son film The Dead. Il avait à peine plus de vingt ans, voici un bon demi-siècle, qu’il était déjà une figure de légende, ses fidèles formant une société d’autant plus secrète que chacun de ses membres ne connaît chacun des autres que par hasard, exception, rencontre dans les salles obscures, ou depuis peu dans les forums de l’internet [1].

Une particularité des figures de culte est d’encourager une obsessivité monomaniaque ; il apparaît donc naturel que les fidèles de Kenneth Anger ignorent tout de William Beckford, et réciproquement. Sauvages par nature et par expérience l’un comme l’autre, leur culte parachève leur solitude. Les associer peut paraître forcé, malgré ce qui les rapproche.

Ce qui les rapproche, c’est, au premier coup d’œil, un lien étroit entre une libido foncièrement homosexuelle et un goût prononcé pour la magie. Avec toutes les différences qui s’imposent, et qui tiennent aussi à la différence des lieux, des temps, des conditions : un richissime Anglais de la fin du XVIIIème siècle ne vit pas ses désirs comme un enfant de la petite bourgeoisie californienne du XXème. L’un, qui fut marié, père et veuf, réprima avec peine ses pulsions naturelles ; l’autre n’a, selon son propre témoignage, jamais connu intimement (intimement) de femmes. Le premier s’éprit surtout de jeunes garçons tendres issus de grandes familles ou jouant du clavecin, l’autre de marginaux hétérosexuels ou soi-disant tels : « Je n’ai jamais aimé que des mecs. Certains d’entre eux se croient hétéros, mais c’est mon problème. »

Le premier eut avec la magie un rapport fasciné mais réticent et apeuré, comme il l’indiqua lui-même dans les Épisodes de Vathek et dans une lettre fictive à sa cousine et maîtresse Louisa sur l’architecte Ledoux ; le second, adepte du « magickien » [2] Aleister Crowley, passe pour être en état de jeter sur ses adversaires des sorts apparemment efficaces. Byron appela Beckford le fils le plus riche d’Angleterre ; Anger, privé de soutien, connut la misère, et fut parfois réduit au parasitisme, aux emprunts jamais remboursés et, beaucoup plus grave, au silence artistique ; même si chez lui, comme chez Beckford, les longues périodes de désœuvrement tiennent à des raisons plus profondes.

L’un comme l’autre a dû vivre ses désirs sur le mode de l’interdit, de la culpabilité, de la frustration. Un ami de jeunesse de Kenneth Anger affirme qu’ « il était une des rares personnes qu’[il avait] jamais connues qui préféraient de loin faire ce qu’elles faisaient dans le noir… Il était comme une ombre sur le mur. » Très anti-gay lib par conséquent : pour lui la sexualité doit garder quelque chose d’occulte. Chez lui comme chez Beckford, la magie touche au désir, à l’interdit du désir, à la levée imaginaire, symbolique ou réelle, de l’obstacle : même si, dans Vathek et surtout dans ses Épisodes, l’une entre souvent en conflit avec l’autre.

Beckford, comme Anger, affirma sa sexualité avec une imprudence provocante, agressive : Bob Anglemyer, le frère de Kenneth, racontait comment dans ses jeunes années il se fit prendre la main dans le sac par la police de Los Angeles ; à vingt-quatre ans, Beckford se laissa surprendre avec le jeune William Courtenay au château de Powderham. Pour l’un et pour l’autre ce fut la mort sociale, qu’ils avaient peut-être désirée. Beckford fut mis au ban de la bonne société et de la vie politique auxquelles son immense richesse lui donnait le droit de prétendre ; d’ores et déjà, Anger s’était mis à l’écart d’une carrière dans ce Hollywood qui le fascinait. Tous deux, chacun à sa manière, sont restés leur vie durant des reclus, se vengeant par des racontars cruels sur la gentry et sur le monde des stars. L’un se rêva puis se construisit des tours, de Fonthill Abbey à Lansdown Tower ; l’autre dit avoir condamné le monde extérieur, comme on condamne une fenêtre (« I have deliberately blocked out the outside world. »), et déclare pratiquer des rituels privés : « Si l’on doit se choisir un arcane du Tarot, je suis un Ermite. » I’m a Hermit est la chanson de Jonathan Halper qui accompagne la brune actrice rêvant extatiquement devant ses robes art déco dans le film Puce Moment. Au cours du même entretien, Anger exhale des mots désolés sur l’état de la planète et les fous dangereux qui la dirigent : « Je pense que l’harmonie est bien loin. Si jamais elle arrive ! Pendant ce temps, le climat se dégrade. Et très vite ! Pour moi, la destruction des forêts brésiliennes exige une pression internationale… Un nouveau désert apparaîtra, et ce sera une catastrophe écologique pour le monde entier… Je pense que la planète devrait s’appeler la Planète Tremblement de terre… Personnellement, je suis très pessimiste quant à l’espèce humaine… La plupart des membres de l’espèce humaine ne méritent pas Thélème. Je regrette de le dire, mais ils sont pourris ! »

Un siècle et demi plus tôt, à quatre-vingt-trois ans, Beckford, dans une lettre écrite en français, pris d’une impulsion irrésistible à quatre semaines de sa mort, prophétise « ce qui va arriver le jour de la conflagration universelle de cette pitoyable terre. Vilain ramassis de débris de toutes espèces amalgamé ensemble et qu’il faudra mettre en fusion totale si on veut la purifier de fond en comble. L’opération finie et le remue-ménage complètement achevé… la pauvre terre réduite en cendres se promènera dans un état de parfaite extinction sur les grands chemins de l’univers. Dans quelques milliers de siècles elle commencera de nouveau à se revêtir de couleurs agréables et de se peupler de singes pleins de grâces et de souplesse et de serpens remplis d’esprit. Peu à peu ces sémillantes et spirituelles intelligences se donneront des airs d’habitants d’une planète comme il faut. Je ne rép[onds] pas pourtant qu’ils ne se mangeront pas de bon appétit les uns les autres en suivant les dogmes d’une immensité de Bibles qui éclipseront toutes celles qu’on a jamais promulguées. On disputera comme on a toujours disputé — en
s’égratignant jusqu’au vif. On rabâchera comme on a toujours rabâché (cela va sans dire) et on s’efforcera par toutes sortes d’abominations et de crimes… d’une monstruosité inconcevable à mériter un nouveau catastrophe. »

Ces sarcasmes mélancoliques sont assurément l’effet d’une réclusion de longue durée, mais celle-ci fut très tôt la réponse à l’aversion causée par la société des hommes. À dix-huit ans, Beckford avait tracé son destin. « Je me retirerai si possible du Monde, au milieu de son Empire… Je suis déterminé à jouir de mes rêves, de ma fantaisie et de toute ma singularité… C’est à peine si je réfléchis à présent sur l’état des Affaires tant en Angleterre qu’en Amérique. Que pourrais-je y trouver d’autre que dégoût et Indignation ? »

Avant même le scandale qui le retrancha du monde, Beckford pratiqua des rituels d’enfermement. D’emblée, la grande fête magique qu’il organisa en décembre 1781 est scellée hermétiquement : « Immured we were “au pied de la lettre”… » Un pareil isolement est aussi la réaction d’Anger face au monde. « Je ne gâche pas mon énergie dans la haine, c’est idiot. Comme Magickien, je conserve mon énergie. Quelque part que je vive, je veux me créer un sanctuaire. Autant que possible, j’ai près de moi les choses que j’aime. » La continuité entre ces deux réclusions est assurée par le Kubla Khan de Coleridge qui fournit son thème et son titre au plus long film de Kenneth Anger terminé à ce jour, Inauguration of the Pleasure Dome. La fête aussi condamne le monde.

Sur le tard, ils prirent en haine l’un et l’autre le progrès et les masses. « Nous aurons bientôt des automates qui joueront le rôle d’êtres soi-disant raisonnables à s’y tromper… Tous ces vilains magots de fer nous fouleront aux pieds comme leurs prototypes de chair humaine » ; « Toutes les vérités importantes ont été le résultat d’efforts solitaires. Aucune n’a été découverte par les masses… » À quoi s’ajoute chez Anger, cent cinquante ans plus tard, un scepticisme à l’égard des élites : « Ceci est bien sûr une fantaisie, mais je souhaiterais que nous puissions avoir une élite. Mais il me semble qu’en bien des façons le progrès est une illusion, et que pour chaque avancée il y a un pas en arrière. »

Une même aversion pour l’humanité en général induit chez tous deux de semblables effets, amour des animaux, haine du tabac, repli sur des objets talismaniques. Tous deux ont collectionné avec passion, chacun selon ses moyens et ses intérêts : comme s’il s’agissait de se protéger du monde par un fragile mais exquis, efficace rempart — et aussi, peut-être, de résorber un état d’angoisse provoqué par le sentiment lancinant d’un rejet injuste. Beckford fut un des plus grands collectionneurs privés de son temps, de tous les temps peut-être, amassant objets précieux, tableaux de maîtres et livres rares, avec un goût marqué pour l’occulte, en quantités impressionnantes. « En 1796, il acheta d’un coup toute la bibliothèque de Gibbon, comprenant 6 000 volumes, pour se donner de quoi lire durant son séjour à Lausanne » : en fait, il voulait surtout la soustraire au public, car Gibbon était son ennemi, et Beckford, comme Anger, était vindicatif. Anger dit avoir collectionné des photos « dès que mes yeux pouvaient fixer. J’ai plus de cinq mille clichés, certains depuis l’âge de trois ou quatre ans ; […] quand j’étais à Paris, les images de ma collection se sont rassemblées pour former le noyau de Hollywood Babylone, que j’ai publié d’abord chez Jean-Jacques Pauvert, l’éditeur d’Histoire d’O  ». Ses collections de memorabilia touchent pour l’essentiel au mythe hollywoodien et à la magie, avec une place particulière accordée à Rudolph Valentino et Aleister Crowley.

Tous deux ont exercé une forme de sarcasme féroce dont leurs rivaux furent les principales victimes. Dans son exemplaire du Frankenstein de Mary Shelley Beckford écrit : « Ceci est, peut-être, le plus infect champignon vénéneux qui ait poussé sur le fumier nauséabond de l’époque présente. W. B. » ; tandis qu’Anger lance, treize ans avant la mort d’Andy Warhol : « J’irai à son enterrement. J’apporterai une botte de navets. » J’ignore s’il a tenu promesse.

Tous deux furent des enfants prodiges, à l’intelligence et à la sensibilité aiguës, décalés de leur milieu, déportés de leur langue. Leurs livres Vathek et Hollywood Babylone furent écrits en français, et bientôt piratés dans la langue mère de leurs auteurs. À la dernière extrémité, Beckford appelait encore la mort en français : « Ô abrégez la distance ! » Quelques années plus tôt, il affirmait avoir composé Vathek à vingt-deux ans, en français, en une seule séance de trois jours et deux nuits, un dur travail qu’il mena sans jamais se dévêtir : « Cette application sévère me rendit très malade. » Anger a toujours dit avoir tourné Fireworks à dix-sept ans, avec de vrais matelots et de la pellicule soustraite à la marine américaine, durant un long week-end où ses parents étaient partis pour un enterrement familial. Il écrivait en 1950 : « Dans une application totale d’énergie, Fireworks fut filmé dans l’espace continuel de soixante-douze heures. » Ces affirmations ont été, sinon contestées, du moins sérieusement nuancées : Beckford (qui avait alors vingt-et-un ans) élabora Vathek durant les mois qui suivirent l’inspiration du premier jet, et le polit au cours des années suivantes ; Anger, proverbialement obsessionnel, a retravaillé Fireworks incessamment, photogramme après photogramme ; son biographe non autorisé, Bill Landis, affirme qu’en 1947 il n’avait pas dix-sept ans, mais vingt, qu’il utilisa comme acteurs des homosexuels costumés, et ne tourna pas le film dans la maison familiale.

Ce journaliste s’est attiré les foudres de Kenneth Anger, qui a « dénoncé le livre comme un tissu de mensonges et a jeté un sort aux fesses de Landis ». On comprend ce qui a pu lui déplaire : non seulement l’inculture de l’auteur (il croit que le Dante’s Inferno de Harry Lachman, 1935, est un film muet, qualifie Lautréamont d’émigré uruguayen, les Chants de Maldoror de roman surréaliste, et la Messe glagolitique de Janáˇcek — il écrit galgolitique — d’ « auspicious gladiator music »), ou encore le caractère primaire de ses analyses filmiques ; mais surtout l’effort incessant pour dépouiller l’artiste de son aura sulfureuse. Bien entendu cet effort, outre les informations — plus ou moins contrôlées — qu’il peut fournir, met en lumière la part d’auto-construction qu’il y a dans les propos d’Anger (il est caractéristique qu’il se soit choisi dès sa première jeunesse un nom lourd de sens en supprimant quatre lettres au milieu de son patronyme). Mais une telle entreprise détoure brutalement les contours d’une figure où rêve et réalité, mythe poétique et vérité, symbole et objet sont inséparables : « Je ne vois pas de différence entre un symbole et une chose : c’est pareil. » Beckford, lui, s’est identifié au calife Vathek, lui donnant des aventures, des sentiments et des comparses tirés de sa propre expérience réelle ou imaginaire, puis, en retour, se glissant dans la peau et les vêtements du calife. La fête de Noël 1781 fut la matrice du conte. Ce qui la distingue d’une mascarade ordinaire, où les gens revêtent pour quelques heures une personnalité d’em­prunt, c’est que le déguisement dit une vérité que la comédie sociale quotidienne tâche de recouvrir : « tout était essence », écrit Beckford dans une longue note écrite cinquante-sept ans après les faits. Rien ne ressemble plus à cette fête, telle qu’il la décrit, que le cérémonial filmique d’Inauguration of the Pleasure Dome, où chacun des personnages revêt une ou plusieurs personnalités mythiques, qui sont la sienne. Ayant tourné le film à Hollywood, chez l’esthète Samson DeBrier qui en est l’acteur principal (il est tour à tour Lord Shiva, Osiris, Cagliostro, Néron, la Grande Bête 666), Anger écrit dans le programme de la Film-maker’s Cinematheque de New York, qui projeta ses films en mars 1966 : « Filmed at Lord Shiva’s House, Hollywood, California, and another place », et prépare sa projection dans ces termes : « The following film should, under ideal circumstances, be experienced in that Holy Trance called High. » Plus tard, il reconnut que des spectateurs vomissaient dans les allées, faute de maîtriser leur acide. La Transe Sacrée, selon Anger, n’est pas pour tout le monde. Selon Beckford également : il faisait dire à l’archange Moisasour, un Lucifer oriental, dans la Vision qu’il écrivit à dix-sept ans : « L’heure de minuit sera bientôt passée. Saisissons donc cet instant pour cueillir l’herbe sur laquelle la lune jette ses plus vifs rayons. Cette plante, entre les mains d’êtres vils et grossiers, peut devenir l’instrument d’un pouvoir illicite. Les démons le savent et l’arrachent avec leurs griffes pour en remettre le prix à leurs sectateurs, et les voir s’élever au sommet de l’ambition, s’enticher de magie et de cruelles illusions — des illusions qui égarent, confondent les plus nobles facultés de l’âme et réduisent l’homme à l’état de bête brute ou de reptile, l’emplissent de passions destructrices qui le jettent dans des situations où il implorera la protection du démon instigateur et se soumettra à sa puissance. Telle est l’influence de cette herbe, lorsqu’elle tombe au pouvoir du mal ; mais, quand elle est présentée à ceux qui ont été instruits dans nos Écoles de Vertu, comme un baume elle adoucit l’esprit d’amertume, les désirs tumultueux, la soif turbulente d’une rapine sans loi. C’est cette herbe qui étend et élargit les facultés de la raison et guide l’esprit vers la source de toute perfection, vers ce TRÈS-SAGE aux pieds duquel tombe ma tribu sacrée… »

La magie est très présente dans l’imaginaire de l’un comme de l’autre. Elle se manifeste par une multiplication de signes et de rites, dont l’effet est au premier regard esthétique et poétique. De Fonthill, le jeune Beckford écrivait à son maître Alexander Cozens, en décembre 1779 : « Ici je passe de pleines Heures dans des Rêves agréables et j’emploie ma Magie à seule Fin de faire naître des Illusions. » Et Anger : « Comme artiste, je me sers de l’astrologie comme on se sert de couleurs. Je m’en sers dans un sens poétique. » Il ajoute, parlant de ses icônes (« Vénus, Pan, Osiris, Isis, Kali, Shiva, n’importe ») : « Je suis un artiste qui utilise tout simplement un cadre de référence, un peu comme Botticelli pourrait utiliser un cadre de référence païen, puis plus tard chrétien. » Beckford aussi, en 1780, se déclarait « Adorateur de Pan ».

Ces figures traditionnelles sont des icônes où prennent corps des forces. Le démon qui sollicite Vathek et ses compagnons d’infortune, qui les mène à la perdition d’Éblis, n’est pas tant le désir de posséder des trésors matériels ou libidinaux, que l’énergie qui cherche à s’incarner dans leur poursuite. « Un démon, dit Anger, n’est qu’une manière commode de nommer une force. » Comme l’observait Borges, l’enfer de Vathek, « premier Enfer réellement atroce de la littérature », est à la fois l’objet de la convoitise criminelle et sa punition. Le royaume d’Éblis ne survient pas au terme de la quête : du sommet de la tour « d’où se lit le firmament » au tréfonds du palais souterrain, la descente de Vathek aux enfers commence dès le premier des onze mille degrés dont l’élévation achève de lui tourner la tête, pour se conclure au bout de cet autre escalier « qui paroissoit devoir toucher à l’abîme » : « Architecture magistrale de la fable et son concept non moins beau ! », s’exclamait justement Mallarmé préfaçant Vathek. Beckford lui-même, se remémorant sa fête somptueuse, y voyait le décor de son palais du feu souterrain. « Pas étonnant qu’un tel décor ait inspiré la description des salles d’Éblis. Je composai Vathek dès mon retour en ville, complètement imprégné de tout ce qui s’était passé à Fonthill durant cette fête voluptueuse. »

Pas étonnant, non plus, qu’au terme orgiaque de son Inauguration, Anger ait intégré dans le dôme de plaisir, en surimpressions multiples à tonalité rouge, des plans du film de Harry Lachman Dante’s Inferno. Comme les contes de Beckford, les films d’Anger sont des visions composées. À la question du Fenris Wolf (un journal occulte suédois ainsi nommé d’après le loup mythique du Ragnarök qui dévore le soleil — le premier numéro contient entre autres une « Inauguration de Kenneth Anger » et un article intitulé « Jayne Mansfield — Satanist ») : « En quoi, selon vous, le Cinéma est-il un art Magicke ? », Anger répond : « Eh bien, c’est un art de vision. C’est comme une boule de cristal, vous pouvez créer des visions. Il vous permet aussi de manipuler le temps et l’espace et de transcender le réalisme. » C’est le but que s’assigne déjà, à sa manière un peu appuyée, la Vision du très jeune Beckford, multipliant les jeux de temps et d’espace.

Un tel art se veut réellement magique : il vise à transformer le sujet auquel il s’adresse, et à travers lui le monde, car il y a un pouvoir efficace de l’imaginaire. « L’idée qu’on peut voir un film, regarder une pièce de théâtre, lire un poème, et être changé. Je pense que cela peut vous affecter. Que ce soit de manière directe ou subliminale, indirecte ou autre, je crois qu’un changement est possible. Cela arrive d’une façon mystérieuse. Je n’ai jamais rien fait qui change le jour en nuit, mais ce serait une idée charmante… »

Le médium compte. Si Kenneth Anger choisit l’art filmique plutôt que la poésie ou le théâtre, c’est qu’un lien physique existe (et a toujours été visible, dès les fantasmagories de Robertson, contemporaines de Beckford) entre la magie et la projection lumineuse. Avant d’être quoi que ce soit, le cinéma est un art luciférien. Parlant de son dernier film Lucifer Rising, Anger dit de Lucifer : « C’est une inspiration superbe pour le cinéma, qui n’est rien d’autre, à tous les sens du terme, qu’une projection de lumière. »

Beckford aussi est environné de visions, quoiqu’elles ne se matérialisent qu’en mots. « Les visions jouent autour de moi », écrivait-il à dix-neuf ans. Mais si les signes abstraits du langage sont chez lui visionnaires et créateurs de visions, c’est que la « réalité extérieure », dans la mesure où elle est objet de désir, est de l’ordre de la vision. Tout jeune homme, il appelait un garçon inconnu, rencontré en Suisse, « cette vision bienheureuse », et le jeune Vénitien Cornaro sa « vision béatifique ». Quelque trente ans plus tard, ces mots reviennent dans les lettres qu’il écrivait en italien à son ami et serviteur Gregorio Franchi ; plus tard encore, il écrivait à Franchi que ses lettres faisaient apparaître chaque chose devant ses yeux « comme dans un rêve magique ».

Pour l’un et l’autre, l’art est le meilleur médiateur entre la réalité et la vision. Conjuguant magie et désir, il opère la réalisation fantasmatique d’une satisfaction impossible ou problématique. « J’ai toujours trouvé le cinéma diabolique, précise Kenneth Anger. Mes films ont avant tout à voir avec la sexualité des gens. La raison que j’ai de faire des films n’a rien à voir avec le « cinéma » : c’est une excuse transparente pour capturer les gens, une manière de dire « Viens voir mes estampes »… Ainsi, je me considère comme faisant œuvre de Mal dans un médium diabolique ». Ailleurs, il insiste sur l’identité de la magie et du cinéma. « Ils sont réellement la même chose. Faire un film est comme jeter un sort. »

De là son intérêt, très développé dans les années 1960, pour les cultes modernes — la moto, les voitures customisées — avec leurs rituels, leurs symboles, leurs pratiques associatives et exclusives. Anger décrit le culte comme « l’incarnation présente de la sorcellerie »… Il explique que sa fascination pour la magie et la fantaisie « au point où elles rencontrent la réalité » est ce qui l’a conduit à étudier divers cultes américains… « C’est avec les cultes ados que la magie fait surface dans le monde contemporain. » Le culte est le point de jonction de la magie ou de l’imaginaire avec la réalité.. Des adolescents californiens — surfers, rockers, acid freaks, et surtout adeptes du tuning —, il dit : « Ils vivent réellement dans un rêve. »

Il n’est pas étonnant que Beckford et Anger soient eux-mêmes devenus des figures de culte, car le rêve est contagieux : à vivre dans le rêve, on devient le rêve d’un autre. Ainsi ont-ils gagné leur pari, à titre posthume, même s’ils ne sont, ni l’un ni l’autre, tout à fait morts : l’art qu’ils ont produit est bien leur talisman. « Un talisman était un papier tue-mouches essayant d’attraper un esprit… Le tout est d’avoir l’image de quelqu’un pour le contrôler. Si on est fou d’amour, ça devient compréhensible. Tout crime se justifie au nom de l’Amour. En fait, ça n’a pas à être un « crime » : Tout se justifie au nom de l’Amour. »

P.S. Je reviens sur la question soulevée au commencement de ce texte : n’est-il pas arbitraire de rapprocher ces deux lointaines et uniques figures ? Je me la suis posée au cours de ce travail, jusqu’à ce qu’en feuilletant de vieilles photocopies perdues au creux de ma mémoire, je retombe sur une auto-présentation de Kenneth Anger accompagnant le programme de ses films à la Film-maker’s Cinémathèque ; Anger y fait connaître son signalement astrologique et magique, ses caractéristiques (left-handed fanatic craftsman), son animal familier (la mangouste), sa politique (Reunion with England), ses nombreux hobbies, et nomme ses Héros : « Flash Gordon ; Lautréamont ; William Beckford ; Méliès ; Alfred C. Kinsey ; Aleister Crowley. » Anger et Beckford seraient-ils deux incarnations temporelles de la même force ? Je me demande toujours si Beckford a nommé Anger dans sa liste.

Notes

[2magick, magickal, magickian sont les graphies adoptées par Kenneth Anger à la suite d’Aleister Crowley.