Vacarme 24 / chroniques

la consigne

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Gusta ne s’ennuie pas. Elle a toujours mille choses à faire mais la première, chaque matin, c’est de faire un tour. Un tour de l’île, c’est vite fait, quelques minutes à peine. Six minutes précisément, quand on ne fait que marcher et escalader les rochers. Mais Gusta met souvent plus d’une demi-heure, car elle veille chaque matin à découvrir quelque chose de nouveau, et il faut parfois chercher assez longtemps avant de dénicher le corps échoué d’un poisson, un bois flotté, un gros gant de caoutchouc que la mer a jeté. Gusta ramasse tout ce que la mer lui apporte. Depuis quatre ans qu’elle est là, elle a consigné dans son livre de bord une liste étrange où se mêlent des débris naturels, des déchets des hommes et bien des objets perdus, passés par-dessus bord, un peu comme elle.

Après son tour, Gusta déjeune, selon les provisions du moment, parfois de pain frais de la veille, parfois de biscuits ou d’un reste de riz, parfois d’algues sèches. Ensuite elle travaille à toutes les réparations nécessaires dans le bâtiment. Elle connaît les outils, les gestes à faire. Elle a circonscrit dès le début le périmètre impossible, qu’elle a définitivement abandonné à la mer. Pour cette partie-là elle ne peut rien faire. Mais le reste du cargo est bien soigné et semble en état de fonctionner, comme si le Rembrandt allait partir ce matin. Bien sûr il n’ira nulle part, avec cette quille encastrée dans les rochers.

Elle était tombée à la mer à un mile au large, lors de la tempête, juste avant le naufrage, et elle avait flotté si longtemps, accrochée à la bouée, que lorsque les vagues l’on déposée là, les marins avaient déjà été évacués par hélicoptère. Sans doute l’avait-on portée disparue, ou peut-être les hommes ne l’avaient-ils même pas déclarée perdue.

Lorsque le responsable de la Compagnie est venu avec les assureurs, un mois plus tard, elle avait déjà décidé de rester là. C’est alors qu’ils se sont mis d’accord sur la consigne.

Après l’entretien du bâtiment, Gusta s’installe dans la cabine du capitaine et elle écrit des lettres d’amour. Elle n’a aucun mal à imaginer des marins, d’après tous ceux qu’elle a connus sur le Rembrandt, sur d’autres bateaux aussi, car bien des années elle a navigué sur les cargos de la Compagnie. Elle en écrit une par jour, mais elle ne les envoie pas toutes, loin de là. Il faut économiser les bouteilles. La cargaison est encore loin d’être épuisée, Gusta n’en a pas fait l’inventaire car les caisses pleines de limonade sont impossibles à déplacer. Elle n’a aucune idée du temps que cela va durer, il y en a tant qui se perdent, qui ne sont jamais récupérées !

Pourtant, sur chaque lettre, Gusta prend soin de noter la consigne : « Prière de faire suivre cette lettre au lieutenant Fanch Le Jossec, aux bons soins de la Compagnie Penn ar Bed, à Brest ». Fanch Le Jossec n’existe pas, sans doute, mais Gusta en a convenu ainsi avec la Compagnie : grâce à cette adresse, les bouteilles sont rapportées à Brest, l’ingénieur note les coordonnées de l’endroit où elles ont été trouvées, la date, et il établit à l’aide de ces données une carte des courants capricieux qui happent tant de cargos au large de la mer d’Iroise.

Le marché est simple : s’il y a des bouteilles consignées, la Compagnie les renvoie à Gusta, une fois par semaine. C’est Pierre, l’homme de caisse, qui fait la navette, il en profite pour ravitailler Gusta. Mais s’il n’y a pas de bouteilles, il ne passe pas. Alors Gusta peut rester plusieurs semaines à puiser dans ses réserves, mangeant de moins en moins, écrivant de plus en plus. Elle est tentée dans ces moments d’envoyer beaucoup de bouteilles, mais il faut s’en garder, penser à l’avenir. Elle attrape des goélands, des poissons, ramasse les coquillages, mange les choux marins, les algues. Elle s’allège, le vent la bouscule, elle bouge le moins possible et quand l’homme de caisse revient, parfois après des semaines, elle est aussi radieuse et légère qu’un lichen sur le rocher.

Dans ces cas-là, Pierre ne peut s’empêcher de rester un peu avec elle, le temps qu’elle reprenne chair. Mais dès qu’elle retrouve ses forces, elle le chasse gentiment vers le continent. L’homme de caisse repart dans la navette de la Compagnie. Il se tait.

Gusta le regarde s’éloigner, à chaque fois elle pense qu’elle aurait pu repartir avec lui, retrouver le continent, les laitues fraîches, le bruit d’une cour d’école derrière un mur, le vélo du facteur devant le café du port.

Mais elle se souvient d’avoir été, trop longtemps, la femme des marins, et elle reprend sa lettre à Fanch Le Jossec.