une race de guerriers
C’est une nouvelle de Robert Sheckley (l’été, on relit des bêtises. L’automne, on regrette). Écrite en 1952 et publiée dans Galaxy, on la trouve traduite dans plusieurs recueils, par exemple celui-ci, Tu brûles ! chez Presses Pocket, collection « le grand temple de la science-fiction », recueil nanti d’une couverture argentée qui, sur mon exemplaire, est parvenue à jaunir (très curieux, l’argent jaune) et ornée d’un dessin idoine — un type en toge, juché sur un astéroïde. Sheckley est un auteur mineur, non seulement parce que ses éditions ne sont pas présentables mais parce qu’il résista toujours vaillamment aux deux tentations qui devaient emporter la SF américaine vers la fiction majoritaire : celle du réalisme technologique, celle du développement narratif. Les nouvelles de Sheckley demeurent avec entêtement ce que ce genre d’histoires n’aurait jamais dû cesser d’être : des larves littéraires, enroulées autour d’un motif auquel on refuse de donner carrière, dont la brièveté immobile vaut indication de virtualités elles-mêmes larvaires, surgeons de devenirs présents, risques plutôt qu’avenirs. Chez Sheckley, outre que les vaisseaux spatiaux sonnent creux, font beep, l’idée s’expose puis s’en tient là, vous regarde l’air de se demander ce que vous lui trouvez de si comique, de si affreux. Par exemple, dans cette nouvelle.
L’histoire met en scène deux astronautes, Fannia et Donnaught, dont l’astronef tombe en panne à proximité de Cascella, planète où fut déposé, dans des temps immémoriaux, un réservoir prévu pour parer à ce genre de risques (« du carburant, mon vieux ! s’exclama joyeusement Fannia. Je crois que nous allons pouvoir rejoindre Thetis, malgré tout » — même en traduction, Fannia a l’accent du Midwest). Contact pris avec les autorités locales, il s’avère malheureusement que le réservoir est investi par les autochtones d’une signification religieuse (« Si vous osez approcher du temple sacré, ce sera la guerre. Et parce que nous sommes une race de guerriers, chaque homme en âge de combattre vous attaquera à mon commandement. Des multitudes descendront des collines et traverseront les rivières »). Nos astronautes décident de passer outre — et voici le motif, au milieu de l’histoire.
— Utilise d’abord le paralyseur, et s’ils sont trop nombreux, le pistolet à aiguille.
— D’accord.
Donnaught dégaina et arma son paralyseur d’un seul mouvement. (…)
— Nous allons contourner ce bâtiment et prendre le carburant. Deux bidons devraient suffire. Puis nous filerons à toute vitesse.
Ils sortirent de la hutte royale, suivis par les Cascelliens. Quatre porteurs soulevèrent le chef qui aboyait des ordres. La rue étroite fut soudainement emplie d’indigènes en armes. Et bien que personne n’essayât de les toucher, des milliers de couteaux au moins brillaient au soleil.
— Tiens-toi prêt, dit Fannia qui sauta aussitôt par-dessus les cordes délimitant le sol sacré.
Immédiatement, le premier garde leva son couteau. Fannia dégaina son paralyseur, sans tirer, et avança. L’indigène cria quelque chose et son couteau parcourut un arc de cercle. Le Cascellien gargouilla d’autres mots, vacilla, et tomba. Du sang coulait de sa gorge.
— Je t’avais dit de n’utiliser le pistolet à aiguille qu’au dernier moment, cria Fannia.
— Mais je n’ai rien fait, protesta Donnaught.
Tournant la tête, Fannia vit que le pistolet se trouvait toujours dans son étui.
— Alors, je n’y comprends plus rien, déclara Fannia, totalement déconcerté.
Trois autres indigènes bondirent en avant, brandissant leurs coutelas. Ils tombèrent à leur tour sur le sol. Fannia s’immobilisa et observa un groupe de Cascelliens qui venait vers eux.
Une fois qu’ils furent assez près des Terriens pour les atteindre, ils se tranchèrent la gorge.
(…) A présent, les indigènes couraient vers eux par centaines, brandissant leurs coutelas, hurlant contre les Terriens, puis, lorsqu’ils arrivaient à portée, ils se tuaient, s’écroulaient sur une pile de corps qui grandissait sans cesse. En quelques minutes, les Terriens furent entourés par des monceaux de cadavres ensanglantés.
— D’accord, cria Fannia. Arrêtez !
Entraînant Donnaught, il retourna sur le sol profane.
— Trêve, cria-t-il en cascellien.
La foule se sépara et le chef s’avança. Serrant un couteau dans chaque poing, il haletait d’excitation.
— Nous avons gagné la première bataille ! dit-il avec fierté. La puissance de nos guerriers terrorise même des étrangers tels que vous. Vous ne profanerez pas notre temple tant qu’il restera un seul d’entre nous vivant sur Cascella.
Les indigènes criaient leur approbation et leur triomphe.
Les deux terriens hébétés retournèrent d’un pas mal assuré vers leur vaisseau.
Après cet extrait, il reste deux ou trois pages — les terriens réfléchissent (Fannia : « voici donc ce que le Guide galactique veut dire par “structure sociale unique” ! » Et de Donnaught, on lit : « D’un autre côté, il hésitait à l’idée d’être responsable de la mort de trois milliards de personnes »). Finalement, ils trouvent un stratagème, parviennent à repartir, à arrêter les morts.
Autant le dire : la fin n’est pas à la hauteur. On la dirait sciemment insuffisante, écrite comme à contre-pente. Comme si Sheckley ne croyait guère que les terriens, en pareil cas, puissent avoir mauvaise conscience.
Ni que les Cascelliens disposent d’une stratégie alternative.
Ni qu’il existe un stratagème.