Vacarme 25 / le secret

enquête sous le regard public entretien avec Jean-Paul Brodeur

S’il est un domaine qui semble tout entier fait de secret et de stratagèmes, c’est bien celui de l’enquête policière. Mais quel usage est-il fait du secret, et quelle en est la nature, lorsque l’enquête est menée sous le contrôle de l’opinion, et veut faire la lumière sur des opérations de police ? Cette tension définit, en quelque sorte, la commission d’enquête, institution majeure, en Amérique du Nord, de l’exigence de publicité et de transparence, mais aussi du rapport à la puissance publique. J.-P. Brodeur [1], qui fut membre de commissions d’enquête sur les activités clandestines d’organes policiers canadiens, déploie ici les modalités pratiques de l’enquête publique sur ce que la loi appelle, au Canada, les « secrets officiels ». Il montre combien la transparence, qui est la fin de ces commissions, en devient aussi le moyen essentiel. Une réfexion sur la dialectique de la transparence et de la vulnérabilité du pouvoir.

Octobre 1970 : le Front de libération du Québec (FLQ) procède à l’enlèvement de deux personnalités éminentes. L’une sera assassinée. L’armée fédérale est envoyée au Québec.

1972 : les locaux d’une agence de presse de gauche, l’APLQ, ainsi que ceux du Mouvement pour la libération des prisonniers politiques du Québec, le MDPPQ, qui loge à la même adresse que l’APLQ, sont cambriolés et pillés. Le Protecteur du citoyen du Québec [équivalent du médiateur de la République français], le ministère de la Justice du Québec, le ministère du Solliciteur général du Canada [équivalent du ministère français de l’Intérieur], la Gendarmerie royale du Canada [GRC - la police fédérale canadienne], la Sûreté du Québec et la Police municipale de Montréal, mis en cause par les cambriolés, font une déclaration solennelle précisant que ces allégations sont sans fondement.

1976 : un policier de la GRC, R. Samson, pose une bombe près de la résidence de l’héritier d’un grand industriel, bombe qui lui explose au visage. On l’arrête. À son procès, il s’étonne de faire l’objet de poursuites pour cette affaire de bombe (liée au crime organisé), laissant tomber une phrase restée célèbre « J’ai fait bien pire pour la Force [la GRC] ». Il avouera par la suite avoir organisé le cambriolage des locaux de l’APLQ, qui avait été, comme l’APLQ l’avait soupçonné, une opération conjointe de la GRC, de la SQ et de la Police municipale de Montréal. À la suite de cela, trois policiers appartenant respectivement à ces divers corps de police font l’objet de poursuites pénales et bénéficient, à huis clos, d’une procédure « d’absolution inconditionnelle », équivalente de l’acquittement.
Le scandale est immense, qui éclabousse l’ensemble
des autorités publiques québécoises et fédérales. Le gouvernement du Québec ordonne alors la formation d’une commission d’enquête, placée sous l’autorité de Me Jean Keable, qui siègera de 1977 à 1981. C’est à cette commission qu’après quelques péripéties J.-P. Brodeur est appelé.

La commission d’enquête est un objet étrange, vu de France, où de telles instances, publiques et solennelles, sont rares. Quel était le mandat de la Commission Keable ?

L’enquête Keable, c’était essentiellement pour faire la lumière sur l’opération « Bricole » [le cambriolage de 1972]. Keable, à la fin de chaque interrogatoire, demandait systématiquement aux policiers : « Avez-vous eu connaissance ou avez-vous participé à quelque opération illégale de cette nature-là ? ». Un policier, M. Vermette, de la GRC, avait dit à son avocat : « Moi, je ne me parjure pas. Et quand il va me demander si je connais d’autres opérations, je vais répondre que “oui, j’en connais d’autres”, et s’il me demande de les nommer, je les nommerai ». L’une des opérations dont il avait connaisance, et qui était encore plus scandaleuse, c’est qu’en 1973, la GRC s’était emparée de la liste de tous les membres du Parti québécois (PQ). En 1977, c’était le PQ — un parti souverainiste — qui formait le gouvernement provincial du Québec. Les avocats de la GRC, très compassés, sont venus voir Keable et lui ont livré un répertoire de quelques opérations illégales menées par les services. Le mandat de la Commission fut alors élargi à toutes les opérations policières menées au Québec dans la foulée des événements d’Octobre 1970 pour faire échec au terrorisme, mais aussi à toutes les opérations menées pour faire échec au mouvement souverainiste.

Au-delà de la lettre de son mandat, quelle est l’activité d’une commission ? Lever le secret d’État ? Faire de la police judiciaire, sur des délits de droit commun ? Ou bien dévoiler le fonctionnement et les déviances des autorités publiques ?

En ce qui nous concerne, éclaircir les faits désignés par le mandat de la Commission, débusquer leurs auteurs et, surtout, faire des recommandations au gouvernement pour éviter que de tels comportements se reproduisent. C’est là que j’ai appris une partie de mon métier de criminologue, avec des avocats. On a fait beaucoup de choses, dont certaines n’étaient pas orthodoxes au regard de la pratique habituelle du droit. Au bout du compte, notre rapport a convaincu, tant les autorités parlementaires à qui il était destiné que les autorités judiciaires. Mais quant au déroulement de l’enquête elle-même, on ne saurait dire autre chose qu’il s’agissait d’un vrai travail de flic, rencontrer des gens partout, etc.

Un travail de flic, certes, mais avec l’opinion publique comme sorte d’adjuvant procédural, non ? L’enquête procède en effet par auditions publiques, se faisant en quelque sorte devant le Tribunal de l’opinion.

Une commission d’enquête, c’est un triangle : il y a la commission, il y a le chauffage des médias et puis la pression sur la police, qui se met à répondre aux questions. Une commission d’enquête toute seule n’a aucun pouvoir. L’un des moyens essentiels, c’est d’avoir la presse de son côté. C’est à travers la pression de la presse, le spectacle public, que l’on peut obtenir des choses, et puis à travers le vrai boulot, mené à huis clos, le boulot d’archiviste. Lors d’une séance de travail, j’avais posé une question relativement naïve, et le commissaire Keable m’a appris la première règle de l’interrogatoire d’un témoin, quand il est conduit en public : en droit, on ne pose jamais publiquement une question dont on ignore la réponse. La recherche de la vérité s’effectue d’abord lors de l’analyse documentaire des archives dont on a obtenu la communication, et ensuite lors des interrogatoires à huis clos, qui servent à préparer les audiences publiques. Et le Commissaire Keable avait en effet demandé la communication d’une somme très considérable de documents. Le travail d’une commission d’enquête consiste à croiser les documents, pour en extraire un certain nombre d’énoncés qu’on soumet par la suite à une confirmation externe. Quand on travaille sur des documents à fond, que l’on a des informateurs, et nous en avions, on parvient à reconstituer des choses. Donc, quand on rencontrait les policiers, il y avait les membres de la Commission, il y avait des masses de dossiers et puis il y avait les témoins — policiers ou collaborateurs de la police.

Mais alors, si le travail d’enquête est si tributaire de l’archive, pourquoi une telle recherche de l’aveu public ?

Au regard de l’opinion publique, le travail d’archive revêt toujours un caractère hypothétique, que lève la reconnaissance publique des faits par l’un de ses acteurs. Le moment décisif d’une commission d’enquête, c’est le rapport, qui consiste pour l’essentiel dans un dialogue entre ce qui a été découvert par le travail documentaire et ce qui a été révélé lors de l’interrogatoire des témoins.

Une simple stratégie d’écriture ?

Plus que cela, c’est une méthode de validation du travail sur les archives. Prenons le cas Pierre Vallières, qui a écrit un ouvrage célèbre au Québec (Nègres blancs d’Amérique). On lui a prêté, au Québec, un rôle semblable à celui qu’on a attribué à Toni Negri pour les Brigades rouges : entre inspirateur idéologique et éminence grise du passage à l’acte. À la fin de 1971, il publia un appel depuis la clandestinité, appelant le FLQ à cesser la lutte violente, à s’engager dans les voies démocratiques, etc. Cela ne faisait pas du tout l’affaire des policiers, parce que le FLQ était si profondément infiltré, que la police allait en quelque sorte perdre sa colonie. Alors la GRC a créé une cellule terroriste fictive, qui a fait parvenir un communiqué à la presse. Ce communiqué dénonçait Vallières et invitait les membres du FLQ à poursuivre la lutte armée. Les policiers ne prenaient pas grand risque à ce jeu-là : les felquistes étaient déjà presque tous fichés, leurs cellules infiltrées. Il était probable que toute nouvelle recrue serait également repérée et qu’au besoin, on ferait une rafle en arrêtant tout le monde. Alors, quand on a interrogé l’officier de la GRC responsable de cette opération, il a regardé désespérément son avocat pour qu’il émette une objection au nom de la protection de la sécurité nationale du Canada. L’avocat n’a pas porté attention, et l’officier a dû reconnaître non seulement qu’il avait lui-même émis un faux communiqué signé du FLQ au nom d’une cellule fictive, mais que d’autres collègues s’y étaient également livrés. Or, cet aveu, l’attestation orale, était décisive. Cette révélation a donné un nouveau souffle à l’enquête et de manière générale bien sûr à la connaissance historique immédiate.

Sur qui reposait l’infiltration ? Sur des policiers, sur des militants retournés, ou bien sur des infiltrés non policiers ?

La stratégie d’infiltration s’est développée un peu au hasard des circonstances, après les événements d’Octobre, d’abord depuis les milieux universitaires. Un professeur de l’UQAM [Université du Québec à Montréal], tout à fait impliqué dans le FLQ avait demandé à l’une de ses étudiantes, Carole Devault, de cacher une vieille machine à imprimer Gestetner dont on se servait pour émettre les communiqués du FLQ. Elle n’avait pas pu refuser. Mais après qu’elle eut caché la machine à imprimer, et parfois même caché des gens du FLQ, elle s’est vu demander de participer à un vol à main armée. Ca, ça dépassait tout à fait ce qu’elle était entendait accepter. Elle a consulté ses proches, qui l’ont amené à prendre langue avec un des policiers en charge du suivi de ces affaires. Il a réagi en policier : il l’a couverte, lui a demandé de suivre les instructions du FLQ, et a observé ainsi l’ensemble des manœuvres. Il l’a donc recrutée, et possiblement d’autres à travers elle. Ensuite, C. Devault a pris du galon au sein du FLQ… Au final, elle est devenue directrice de la sécurité. Elle avait par exemple la tâche d’assurer le cloisonnement et l’étanchéité des cellules, par laquelle l’organisation clandestine assure rien moins que, à l’égard de l’extérieur, l’éparpillement (et donc l’insaisissabilité) de ses différentes parties et, en interne, l’invisibilité des groupes les uns à l’égard des autres. Nous touchons là au cœur de l’un des fondamentaux des logiques de surveillance, où la valeur d’usage de l’agent augmente aux yeux des uns à mesure qu’elle augmente aux yeux des autres, ce qui augmente de manière considérable le danger qu’il y a d’être découvert non seulement pour l’agent, bien sûr, mais aussi, et en proportion réciproque, pour l’organisation surveillée et l’organisation surveillante. À une autre échelle, beaucoup plus violente, cela a récemment été le cas de Stakenife pour l’IRA [2].

La tradition des commissions est donc forte, et leurs effets sur les gouvernants loins d’être négligeables, qui augmentent considérablement la contrainte de publicité qui pèse sur l’action politique. Comment donc le politique peut-il encore espérer user de manœuvres, de stratagèmes, et par exemple d’indicateurs ou d’agents doubles ?

La force propre des commissions se mesure aussi, bien sûr, à la force de leurs différents acteurs. En la matière, je voudrais me garder de faire le psy, mais je crois pouvoir témoigner de ce que les agents dont nous parlons disposent d’une force considérable, et notamment une capacité redoutable à faire face au stress. L’anecdote que je voudrais rapporter ici touche à la question générale de la fiabilité de ces stratagèmes pour le pouvoir, mais se rapporte également à la spécificité de la publicité de l’enquête, dont nous avons parlé. Elle concerne un ancien du FLQ, qui était passé chez les maoïstes (groupes bien plus déterminés que le FLQ et à bien des égards bien plus dangereux), et qui continuait de jouer son rôle d’indicateur pour les policiers, au moment des travaux de l’enquête. Pour tout un ensemble de raisons, nous avions estimé, au sein de la Commission, que nous ne pourrions faire l’économie de la révélation publique de son rôle d’agent retourné, ce que nous lui avons expliqué, en lui offrant alors la protection des pouvoirs publics (anonymat, éloignement, « recyclage »…). Lui, toutefois, estimait les forces porter, dans l’épreuve publique, en sa faveur ; en un mot, qu’il parviendrait à convaincre l’opinion de ce que nous engagions une manœuvre en vue de le discréditer auprès de ses camarades et de déstabiliser l’ensemble du mouvement. Or, certains de notre fait, et appuyé sur nos sources documentaires, nous avions tout simplement sous-estimé l’épreuve publique. Sa femme, elle-même une militante, était présente lors de l’audition, menée devant un public extrêmement nombreux. Au moment où le commissaire fait sa déclaration, elle se lève et elle lui dit quelque chose comme : « Espèce de pourri, tu ne vas pas me dire que je couche avec un informateur depuis huit ans ? ». Et, pour cette journée-là (car la publication du rapport nous a ensuite bien sûr donné raison), elle avait gagné : l’opinion publique, mais aussi les militants eux-mêmes étaient certains qu’en effet, s’il était informateur, sa femme aurait dû le savoir. La pression était à l’époque immense : je recevais des menaces, certaines très violentes, nous étions déstabilisés. Lors de la conférence de presse, je voulais convaincre de notre bonne foi, alors j’ai expliqué, tout bonnement, que nous avions vu le type en question à telle et telle date, dans telle et telle chambre d’hôtel. Cela nous a valu procès, que nous gagnâmes en partie. Si nous l’avions perdu, j’aurais dû m’abstenir de toute déclaration sur les informateurs pendant le reste de ma vie, avec les conséquences que l’on imagine sur mon travail futur de recherche.

Il y a donc eu intervention judiciaire sur la question des indicateurs ?

Oui. La Cour suprême du Canada a blâmé le Commissaire d’avoir révélé le nom d’un informateur dans des circonstances qui ne justifiaient pas la divulgation de son nom. Mais ils n’ont pas estimé que ces fautes étaient de nature à mettre un terme à nos travaux. Ils ont rappelé la très ancienne jurisprudence anglo-saxonne, le « privilège absolu de la confidentialité des sources » : aucune autre circonstance que la défense d’un innocent ne peut autoriser à divulguer le secret des informateurs. La justice pénale a un besoin fondamental d’informateurs.

N’y a-t-il pas des tentatives de déstabilisation ? Prenons le cas des juges d’instruction, en France, qui se plaignent régulièrement de l’intrusion des politiques dans leurs enquêtes…

Il y en a, et de plusieurs sortes. Certaines relèvent de pratiques officieuses, comme les attaques à la réputation : clandestines, de l’ordre de la guerre des tranchées. Par contre, peuvent également être invoquées des protections procédurales, comme l’ordonnance de sursis ou le « bref d’évocation devant la Cour supérieure ». Cette dernière disposition est soulevée le cas échant par la défense pour transporter l’enquête devant une cour judiciaire (qui n’a pas les moyens de la mener), et ce au nom des intérêts supérieurs de l’État, que la défense estime mis en cause dans l’enquête de la commission. Et en effet, durant nos travaux, les témoins cités nous menaçaient sans relâche d’ordonnances de sursis ou de brefs d’évocation ; non sans conséquence : en tout, la Commission a dû défendre devant les tribunaux son droit de poursuivre ses travaux dix-sept fois, ce qui a en l’occurrence considérablement ralenti les travaux.

Dans cette arène publique qu’est la commission, on peut imaginer que de simples agents d’exécution, parfois parfaitement extérieurs aux faits recherchés, soient interrogés, exposés à la vindicte ou au soupçon publics. Quelle éthique commande les pratiques en la matière ?

L
orsque la révélation de certains faits pourrait détruire des réputations sans raison légitime, on répugne à s’y livrer. Parfois, l’exigence de protection de la dignité individuelle, y compris d’acteurs tout à fait étrangers à l’objet même de l’enquête entre en conflit avec la nature même d’une commission d’enquête, que je résumerais ainsi : le Commissaire, en un mot, est sur le terrain de l’histoire. Ainsi, lors de nos travaux, les policiers nous menaçaient de révéler au grand jour le contenu des dossiers de C. Devault si on l’amenait à témoigner. Dans ses dossiers se trouvait en effet le « profil » d’un sous-ministre qu’elle connaissait bien ; les policiers lui avaient demandé de dresser son portrait, alors qu’il était professeur d’histoire à l’UQAM au début des années 1970. Ils avaient gardé ce profit, au cas où… Et ils nous ont alors fait une sorte de chantage, dont le sous-ministre aurait été la victime ultime. Nous, nous devions interroger C. Devault. Les policiers ont exécuté leur menace, et le sous-ministre a dû quitter ses fonctions. Cette sorte de « dommage collatéral » est le prix à payer pour la tenue d’une commission d’enquête. En outre, en matière de secret, un principe fondamental consiste en la « reconfidentialisation des dossiers ». Parfois, personne ne tient plus aux poursuites, ni l’opinion, ni les pouvoirs publics, ni la commission. Il y a alors consensus sur le silence à maintenir, les impératifs de paix publique l’emportant sur l’obsession procédurale.

Donc, si vous avez connaissance de faits qui mettent en péril la moralité ou la dignité individuelles d’une personne, vous lâchez. Mais si vos informations mettent en péril l’État, ou la raison d’État ?

Il est une disposition au Canada qui est la Loi sur les secrets officiels, où l’on retrouve l’équivalent de votre « secret-défense ». Mais, lors des audiences en commission d’enquête, se voir opposé le « secret-défense » est tout sauf une injonction inhibitrice. Un commissaire qui se respecte, quand on lui dit « C’est secret-défense », son premier réflexe est de donner une conférence de presse. On n’accepte tout simplement pas cette réponse-là.

Donc le secret d’État s’évapore au Tribunal de l’opinion ?

Pas au tribunal de l’opinion publique, mais à celui de l’intérêt public. Lorsque nous avons enquêté sur le vol de la liste des membres du PQ, nous avons appris que la GRC avait recruté pour cette opération un de ses anciens membres, programmateur dans une entreprise d’informatique. Lors de son recrutement à cette tâche, il avait rempli ce que l’on appelle en anglais une « formule d’endoctrination », par laquelle il s’engageait à ne jamais rien révéler de l’opération en question, sous peine des sanctions prévues par ladite loi sur les secrets officiels, qui sont des peines d’incarcération. En l’occurrence, la loi en question ne fut convoquée qu’aux fins de couvrir ce qui n’était alors ni plus ni moins qu’une infraction de droit commun. Cette simple anecdote offre un point d’appui tout à fait solide pour défendre une position cette fois de principe : que recouvre en réalité l’appellation « secret officiel », si ce n’est, trop souvent, ce type d’infractions pénales ? Prenons un second exemple, plus récent, en l’occurrence le rapport sur le secret que le sénateur Patrick Moynihan [3] a remis peu avant sa mort au gouvernement américain. Le secret consiste aux États-Unis en une délégation, et le dépositaire originaire du pouvoir de « classifier un document » est le Président. Mais ce pouvoir est délégué à trois personnes, puis à huit autres, à seize … et est passé des 1 336 détenteurs initiaux de ce pouvoir à plus de trois millions, si bien que Moynihan a montré que, pour la seule année 1995, 396 115 documents ont été classés secrets ! La valeur substantielle du secret d’État m’apparaît ainsi singulièrement diminuée par sa circulation effective. Moynihan a en outre montré la nature à la fois insignifiante et dégradante du « secret d’État ». Son dossier du FBI, qu’il avait réussi à faire sortir, contenait un certain nombre d’entrevues qu’on lui avait fait passer quelques décennies auparavant, et ces rapports du FBI contenaient tout une série d’injures personnelles à son encontre, injures indignes de fonctionnaires qui s’autorisent de l’État. Sa conclusion, que je partage volontiers, est l’insignifiance tant substantielle que procédurale du secret d’État ou du secret-défense dans un très grand nombre des cas où il est allégué, peut-être même la majorité.

Vous avez récemment attiré l’attention sur le rapport du parlementaire français Carayon, qui disait en 2002 : « La conscience démocratique dût elle en souffrir, l’action illégale fait partie des modes normaux d’intervention, commandés, couverts ou oubliés par l’État. Ici, les droits de l’État commandent à l’État de droit ». Comment une telle position est-elle entendue au Canada ?

La véritable interprétation du discours politique n’est pas donnée par la seule sémantique du texte ; le discours d’un homme politique est interprété par une sémantique pratique ajoutée par le cadre des institutions du pays. Dans le contexte de la République française, qui continue d’être une démocratie saine, le député veut dire que, dans certains cas, on ne peut pas s’empêcher de produire des fausses identités et ainsi de suite (et parfois même d’envoyer par le fond un bateau de Greenpeace, ce qui est plus sérieux). Mais il affirme dans le même temps une vérité : il est impossible de faire du renseignement de façon rigoureusement légale. Aussi, avant de crier au scandale face à une telle formule, il faut l’interpréter à la lumière de la situation globale des institutions d’un pays, qui parviennent à gérer l’illégalité de telle sorte qu’elle ne menace pas fondamentalement les institutions démocratiques. Cette formule dit très crûment les choses, non sans talent, de surcroît. Cela ne me gêne que dans la mesure où elle révèle une culture du secret-défense simplement plus résistante en France qu’ailleurs... La tension entre ouverture et secret est constitutive du politique et on ne saurait complètement la réduire. Je ne néglige pas pour autant le principe suivant, sur la pragmatique des actions, et qui est fondamental : la loi de la lutte est le mimétisme des moyens. Bien sûr, quand votre adversaire est un brave bâtisseur de paillottes, il ne faut pas risquer de le faire brûler avec sa famille. Cette dérive est souvent condamnable, mais le plus irresponsable de tout serait de fermer les yeux sur son existence. C’est donc le concept de proportionnalité des moyens à l’objectif légitime poursuivi qui est fondamental.

Y a-t-il, depuis votre article « High and low policing » [4] de nouveaux rapports entre police de l’ombre, police d’indics et police d’infiltrés dans la procédure pénale ordinaire ? Celle-ci exige partout la publicité de la preuve en audience, et pourtant, en France comme en Italie ou en Allemagne, on multiplie les facilités d’infiltration, de livraison de drogue contrôlée, de dénonciation anonyme, de repentir...

Une des grandes difficultés actuelles du High policing consiste en un conflit aïgu entre deux nécessités distinctes : celle du renseignement, celle de la justice. Aujourd’hui, les services de renseignement préfèrent détruire les preuves plutôt qu’engager des procédures judiciaires, parce qu’ils appréhendent l’épreuve publique. La tension court ainsi au long des relations entre le low et le high policing, de sorte que les trois rapports sortis aux États-Unis sur les réformes possibles des services américains après le 11 septembre sont à désespérer des effets structurels de la tension entre répressif et préventif, public et sous-couverture. Ce qui fait le bon policier, c’est la belle affaire, rondement menée, notamment au regard des exigences procédurales, et qui se conclut au tribunal par une condamnation. Ce qui fait le bon agent de renseignement, en revanche, c’est l’affaire rondement et discrètement évitée. En second lieu, la grande difficulté tient à la désuétude de l’infiltration à l’avantage du mirage technologique. Avant, des indigènes se formaient en groupes d’indigènes, qu’il était toujours possible d’infiltrer : des Allemands dans la bande à Baader, des Italiens dans les BR, etc. On voit plus difficilement comment un agent de la CIA recruté dans les finissants de Harvard pourrait infiltrer les Talibans. La préparation et les risques portés aujourd’hui par les groupes d’infiltration sont aujourd’hui bien plus considérables. Tout reste ouvert dans ce domaine-là. Tout reste encore à penser.

Notes

[1Professeur de criminologie à l’université de Montréal, ancien membre de commissions d’enquête sur les rapports des polices canadiennes et du Front de libération du Québec.

[2« Stakenife » (« couteau à viande » ) fut un militant de l’IRA, chargé de l’élimination des traîtres au sein de l’organisation et, depuis 1978, simultanément au service du renseignement britannique, qui le rémunéra durant 25 ans. Grâce à ses renseignements, plusieurs attentats et assassinats planifiés par l’IRA échouèrent. Lorsque l’IRA comprit qu’elle abritait un traître, les services britanniques lancèrent de fausses informations et des leurres pour épargner leur agent : l’IRA assassina au fil des ans une quarantaine de “ traîtres ”, ainsi désignés par les services anglais. L’affaire fut révélée au printemps 2003.

[3Universitaire (notamment co-auteur du fameux Beyond the Melting-Pot, en 1963), expert auprès des présidents Johnson, Nixon et Ford, puis fut sénateur de l’Etat de New-York de 1976 à 2000.

[4« High Policing and Low Policing : Remarks About the Policing of Political Activities », Social Problems, 1983, p. 507-520. Cet article est l’un des fondamentaux dans les études sur le renseignement. Il distingue la haute police, la police politique, de la basse police, la police judiciaire quotidienne. Cette distinction permet l’analyse sans recourir au cadre inhibant « interventions légales vs. interventions déviantes ». Une version révisée est désormais accessible en français in J.-P. Brodeur, Les visages de la police, Presses de l’université de Montréal, 2003.