Vacarme 25 / le secret

une ténébreuse petite affaire le dévoilement et la représentation politique

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Sous le silence, on veut entendre le stratagème du complot, là où il n’y a trop souvent que l’immuable pesanteur de la société. Le dévoilement devient alors un exercice, qui refuse le spectaculaire, mais exige l’engagement ; et découvre un peu ce que la représentation politique dissimule.

Il prit contact avec moi l’hiver dernier. Il ne voulait pas « en » parler au téléphone. Nous avons donc pris rendez-vous dans un café bruyant à Paris, un samedi après-midi. Jean-Claude est (aujourd’hui, il faut dire : « était ») membre du cabinet de la municipalité de X, sous-préfecture de quelques dizaines de milliers d’habitants, chargé auprès du maire UMP, élu en 2001, des relations avec la jeunesse [1]. À notre première rencontre, Jean-Claude était épuisé.

Quelques semaines auparavant, des jeunes d’origine maghrébine aidaient des amis à réparer leur véhicule, au pied de l’immeuble de leur petite cité des Corneilles, vers deux heures du matin. Une voiture de l’Equipe nocturne municipale (ENM) passa à proximité, à très lente allure, et repassa une seconde fois. La voiture revint encore. Elle s’arrêta, prit de la vitesse et, à la surprise générale, encastra la voiture des jeunes, puis repartit, avant de reparaître sur les lieux, suivie cette fois d’une voiture de la police municipale. Deux ENM descendirent, visiblement éméchés. Une brève altercation suivit, au cours de laquelle l’un des jeunes, Ahmed, reçut un coup à l’oreille. Un autre, Karim, fut frappé par un violent coup porté par la roue de secours dont s’était saisi l’un des ENM. Le troisième ENM ne bougeait pas, pas plus que les policiers municipaux, qui se tenaient en retrait sans mot dire. Une fois tout le monde reparti, les jeunes se rendirent au plus vite aux urgences de l’hôpital le plus proche, recevoir les premiers soins. Ahmed se vit adresser une interruption temporaire de travail (ITT) de deux jours. Ils se rendirent ensuite au commissariat de la Police nationale pour y déposer plainte. Les ENM s’y trouvaient déjà, et accueillirent les jeunes à grand bruit. Il fallut tout leur sang-froid aux policiers pour ramener le calme céans et recueillir la plainte d’Ahmed et Karim.

Jean-Claude fut tout de suite informé des événements de la veille. Il en avertit immédiatement son supérieur direct, le directeur du cabinet du maire, lui aussi déjà informé. L’indignation semblait à son comble, et on lui assura que des initiatives seraient prises pour réagir à ces événements. Quelques jours passèrent, au cours desquels Jean-Claude tenta, plus difficilement qu’à l’accoutumée, d’assurer sa mission de médiation sociale et la circulation d’une parole entre les jeunes résidents du quartier périphérique et les autorités publiques que, d’une certaine manière, il représentait. De son côté, toutefois, la mairie ne réagissait pas. Jean-Claude s’inquiétait, demandait à être reçu par le maire, et ne le fut pas, ni par son directeur de cabinet. Même M. Saint-Geniest, le directeur des services techniques, son ami au sein de l’équipe, semblait prendre ses distances. Jean-Claude prit alors l’initative, toujours pénible, de s’adresser à son collègue en charge de la sécurité au cabinet municipal, M. Page, qui avait supervisé la mise en place de la petite dizaine d’ENM, ainsi que le quadruplement des effectifs de police municipale, passés de 6 à 25 agents. Initiative pénible, en effet, car il était très vite apparu à Jean-Claude qu’il n’avait rien de commun avec M. Page.

Cela datait de sa prise de fonctions. M. Page l’avait invité à passer quelques soirées avec lui, apéros tardifs dans les boîtes de nuit du coin, dont il était familier. Toujours volubile, il dispensait de nombreuses anecdotes sur son parcours passé : son engagement dans les rangs du Service d’action civique et sa vive déception à leur dissolution sous Pompidou, son engagement, sans la même passion cette fois, dans la Police nationale. L’une de ces soirées (cela avait d’ailleurs été la dernière, Jean-Claude ne voulut pas renouveller ces plaisirs du soir), M. Page était venu en compagnie de l’un de ses amis, M. Ferret, capitaine de la Police nationale à X, où M. Page avait passé ses dernières années actives. M. Page racontait avec délectation ses épisodes de violence au commissariat, lorsqu’il s’amusait à frapper des personnes gardées à vue. À ses côtés, le capitaine Ferret riait beaucoup, mais parlait peu. M. Page faisait la conquête d’un public bicéphale et muet : l’un d’enchantement, l’autre d’effarement.

Or, c’est lui, M. Page, au cabinet, qui rédigea le communiqué de la mairie à l’attention de la presse locale. Cette nuit-là, donc, des jeunes Maghrébins de la cité des Corneilles, accompagnés de complices de Seine-Saint-Denis (la voiture autour de laquelle ils s’affairaient était immatriculée 93), avaient attiré des ENM dans un guet-apens et les avaient agressés à coups d’outils les plus divers, parmi lesquels une roue de secours. Le communiqué du maire fut la seule source de la presse locale, qui s’en tint là. Jean-Claude supplia alors les journalistes d’un déplacement sur place, qu’ils pussent interroger les protagonistes, les éventuels témoins. Mais l’événement ne méritait pas, à leurs yeux, qu’on en fît grand bruit. Il y avait la parole du maire, d’un côté, et quelques vagues éléments, de l’autre : une plainte reçue par les services de police, et un certificat d’ITT de deux jours. L’événement, donc, se trouvait pris dans le triangle classique, celui par lequel les faits jamais ne se convertissent en affaires, celui par lequels ils restent soustraits à l’espace public et, en un sens, secrets.

Premier côté de ce triangle, qui en est la base : la taille de l’atteinte. Petite, trop petite, disent les « passeurs », les journalistes, en premier lieu, qui assurent le passage vers l’espace public. Deuxième côté : la pureté des victimes. Quelques victimes de l’agression supposée, notamment le titulaire de l’attestation médicale, n’ont pas cette irréfragable pureté morale (à la fois sociale et pénale) qui souvent aide à convaincre du préjudice : connus des services de police, voire déjà condamnés pénalement, les voilà qui alignent des attributs qui, même à parfois les partager avec leurs agresseurs, ne sont pas propres à convaincre de la taille de l’injustice subie. Troisième côté : défaut de certificats matériels indubitables. L’attestation médicale indique certes la marque d’un échange de coups, mais pas le déchaînement d’une force aveugle sur une victime inerte ; une bagarre collective, une simple altercation auraient laissé des traces semblables. Défaut, également, de témoignage, si ce n’est des intéressés eux-mêmes, dont on pourra inscrire sans peine l’altercation avec les deux ENM, deux frères d’origine yougoslave, dans la chronique déjà ancienne des affrontements entre les Arabes de l’agglomération et les videurs de boîtes de nuit environnantes, le milieu électif de recrutement des ENM par les services de M. Page. Sans bruit, la chape du silence ordinaire se referma donc sur l’incident, dans ces plis et replis des épreuves probatoires classiques qui séparent aujourd’hui le fait et l’affaire, la rumeur et l’événement, le secret et le visible.

Mais Jean-Claude se débattait, et non sans succès. Quelques jours après la publication du communiqué, il apprit de la part des jeunes de la cité qu’une femme, qu’ils ne comptent pas parmi leurs soutiens traditionnels, avait assisté à la scène et avait tout raconté à un journaliste de la radio publique départementale. Contacts pris, Jean-Claude apprit du journaliste radio que ce dernier disposait du témoignage, enregistré sur cassette, de la vieille dame dont l’habitude était justement de se poster à la fenêtre de chez elle, au deuxième étage, à la moindre effervescence sur le parking. Cette nuit-là, un tel fracas n’avait pu que la réveiller et la porter au spectacle. Elle confirmait l’ensemble des faits. Petit bijou, ce témoignage recueilli par un tiers pur, d’autant plus pur qu’il ne porte pas les fauteurs de trouble d’en bas dans son cœur, constituait un élément de poids dans la stratégie de publicité de Jean-Paul.

Il redoubla d’énergie dans le suivi de l’affaire, à la mesure de son isolement croissant au sein du cabinet : des rendez-vous qu’il ne cessait de demander, aucun ne lui était accordé. Mais son statut lui garantissait quelques facilités. Il sollicita par exemple la commissaire de police de la ville. Mais celle-ci, enceinte, était sur le départ, et ne souhaitait pas réellement le rencontrer. Quelques semaines plus tôt, en effet, elle avait été l’objet d’une lettre ouverte du maire à l’attention du ministre de l’Intérieur N. Sarkozy, intégralement publiée dans la presse locale. Le maire réclamait rien moins que sa mutation, la jugeant inapte à maintenir la tranquillité et la paix publiques dans l’agglomération. La commissaire prenait cette lettre, à la diffusion pour le moins audacieuse, très au sérieux, car on prêtait au maire des relations privilégiées avec l’épouse du Président de la République. L’édile n’avait-il pas publié peu de temps avant pareille lettre pour dénoncer, cette fois, la politique pénale indolente du Parquet ? La commissaire se résolut pourtant à rencontrer Jean-Claude, dans un café, hors ses heures de service et en civil. Jean-Claude, du peu qu’il la vit, lui arracha que des plaintes avaient bien été déposées. En charge de l’enquête : le capitaine Ferret. Les semaines suivantes, elle ne répondit plus aux sollicitations téléphoniques de Jean-Claude. Du reste, il commençait à être difficile pour lui de joindre ses interlocuteurs. Toujours en déplacement, dans les cités ou auprès de sa mère gravement malade dans un village de la campagne voisine, il avait depuis peu de temps vu son forfait de téléphone mobile professionnel coupé par la mairie.

À peu près la veille de son départ, la commissaire assura Jean-Claude qu’une plainte avait été bel et bien transmise au Parquet. Une seule en effet, car l’un des jeunes avait retiré sa plainte et Ahmed restait donc le seul auteur de plainte. Il ne pouvait pas toutefois pas avoir accès au dossier, ne s’étant pas porté partie civile. Il aurait eu de toutes manières les plus grandes peines à le faire, étant donné, d’une part, que personne ne s’était soucié de lui assurer les services d’un avocat, et que, d’autre part, il lui aurait fallu payer le montant de la consignation exigée dans ce type de procédures. Or, l’entreprise Froment, où il travaillait, venait de le licencier. Lorsqu’il l’apprit quelques jours après, Jean-Claude (qui lui avait trouvé sa place de stagiaire dans cette entreprise majeure de la région) appela Francis Froment, le directeur général, pour qui l’entreprise ne pouvait plus compter parmi ses employés un jeune dont la police municipale affirmait, c’est ce que le maire lui avait personnellement signalé par téléphone, qu’il se livrait à des exactions nocturnes systématiques, dans les cités du coin, avec sa voiture de fonction. Quant à la plainte, dont Jean-Claude demanda ce qu’elle devenait, par l’entremise d’une avocate à laquelle je l’avais entre-temps recommandé, il s’avéra qu’elle n’était en fait pas inscrite au rôle. Et la voisine providentielle admettait elle-même qu’elle n’avait jamais été sollicitée par la police durant l’enquête prétendument « transmise ». De toute façon, le commissariat de Police nationale s’était lui aussi définitivement refermé, dans l’attente de la nomination d’un nouveau commissaire ; dans l’attente, justement, c’est le capitaine Ferret, qui assurait les fonctions de commissaire par interim.

la plainte égarée, la victime licenciée

Ahmed semblait entre-temps ne plus rien attendre de la part d’autorité publique que semblait incarner Jean-Claude. Il avait disparu : son portable sonnait chez sa sœur, ou chez sa cousine, ou à Lyon, ou nulle part. L’école supérieure qui supervisait sa formation en alternance n’avait pas plus de nouvelles. Ahmed ne se trompait pas, car cette part d’autorité publique qu’incarnait Jean-Claude s’éteignait elle aussi doucement. Le directeur des services techniques, son seul proche au sein de l’administration municipale, avait plaidé auprès du maire en faveur de l’octroi de moyens pour la médiation-jeunesse. Le maire avait saisi l’occasion de cette demande de moyens pour signifier à Jean-Claude que son contrat ne serait pas renouvelé. Six semaines plus tard, Jean-Claude devait quitter ses fonctions.

Voilà qui ne l’arrangeait pas, car rien ne l’autorisait alors à faire valoir ses droits au chômage ; et quels autres diplômes pouvait-il mettre en avant que la confiance du rare réseau associatif des HLM de X ? Il avait, de toute façon, commencé à démarcher les collectivités locales, lorsqu’il ne se rendait pas auprès de sa mère ou dans les associations de quartier. Il ne pouvait s’éloigner trop loin de sa mère, à moins de la loger très loin, à Paris, où il maintenait son pied-à-terre. Car sa première crainte était bien celle-là : que l’on fît pression, par simples intimidations, sur sa mère ; ou que les réseaux anciens de M. Page, dont le directeur des services rappelait à chaque fois la toute-puissance, ne se rendissent au village ; ou que lui-même subît le même sort que l’adversaire du maire aux dernières municipales, dont la voiture, ainsi que celle de sa fille, avait été retrouvée calcinée ; ou encore qu’il partageât la même angoisse que celle de l’une de ses adjointes, en conflit ouvert avec le maire, et qui avait été l’objet de cambriolages à son domicile et sur son lieu de travail, avant qu’épuisée, elle ne remît son mandat. En même temps que son avenir professionnel, les voies de la publicité semblaient se refermer sans recours sur les faits : le journaliste dépositaire du témoignage ne prêtait pas à ce dernier la force suffisante pour affronter le maire ; et Jean-Claude se refusait à présent à solliciter en son nom les instances publiques (la Commission nationale de déontologie de la sécurité, par exemple [2]). À la recherche d’un emploi dans son département, et sa région, il sollicitait des élus qui, certes, lui laissaient pour beaucoup entendre leurs réticences quant au maire de X, mais en partageaient toutefois l’appartenance politique.

La lourde chape de silence, cette fois, semble s’être définitivement refermée.

le mystère, le stratagème et l’arcane

Ce silence refermé sur une dénonciation sans voix, quelle en est la nature ? A-t-il à voir avec le secret ? Michel Sénellart distingue, dans les affaires publiques, trois grands types de secret [3]. Le mystère, ce dont on ne doit parler en aucune façon : l’ésotérisme des mystiques païennes en offre un modèle exemplaire [4]. À côté du mystère, le stratagème, ce dont on peut dévoiler le contenu sous certaines conditions : ce fut l’exercice auquel se livra Gabriel Naudé, conseiller d’un éminent cardinal romain, puis bibliothécaire du cardinal Mazarin, qui publia un ouvrage sur les manœuvres du Prince (les « coups d’État »), mais en limita le tirage à douze exemplaires, « manière fort oblique de publier en retenant, de divulguer en cachant » [5]. Enfin, le secret proprement dit, l’arcane, ce dont on peut parler sans connaître la substance : les secrétaires d’Etat assurent ainsi, par le cachet et le sceau, le chiffre ou la cryptographie, la circulation de l’acte du Prince, et les conditions de sa dissimulation.

Le stratagème, la manœuvre ou le mystère furent-ils mobilisés par le puissant pour assurer la protection des obscurs agents de nuit et se défendre de leurs actes ? Car enfin, la force dont bénéficie le puissant s’enracine manifestement plus, à X, dans l’inertie, qu’elle ne se déploie dans la ruse. La force propre du bénéficiaire de « l’asymétrie statutaire » (cf. Lemieux et al. supra, p. 15-18), c’est le jeu de forces lui-même, auquel le maire, ses affidés ou ses hommes de main, ajoutent en somme bien peu. Les quelques coups d’éclat édifiants prêtés au puissant (ces voitures brûlées, par exemple) ponctuent, plus qu’ils n’établissent, cette structure de silence qui, leur étant bien antérieure, est déposée, presque au repos, dans la longue histoire du recyclage des réseaux gaullistes ou dans les routines de la procédure pénale. Récit d’un secret ? Autopsie d’un silence, plutôt. Autopsie qui met à nu, en effet, la double asymétrie statutaire au fondement du caché : cette asymétrie qui étouffe le droit légitime à faire connaître et saisir l’espace public se renverse, quelques semaines plus tard, en revendication de l’impuissant à se soustraire aux arènes publiques et préférer la pénombre. D’autres défendent, dans d’autres circonstances, le secret médical (cf. supra p. 36) ou celui de l’instruction. Pas de secret, donc, rien que du social ; pas de manœuvre, ni de stratagème, rien que « la vie concrète des hommes et de leur société », aurait dit Althusser.

Pourtant, quelque chose touche dans cette histoire au cœur du secret. Rien toutefois qui puisse le réhabiliter en sa qualité de mystère. Non, seulement quelque chose d’inscrit à même la relation sociale, celle qui unit par la confidence le porteur du secret et son destinataire. Ce moment du dévoilement est l’objet d’une manœuvre, et c’est elle qui fait le secret. C’est la raison pour laquelle le récit que nous avons présenté ment. Il faut s’expliquer là-dessus.

Partie mener une enquête ethnographique sur les pratiques (par définition cachées) de sorcellerie dans le Bocage de l’ouest de la France, au début des années soixante-dix, Jeanne Favret-Saada, après de vains mois à la recherche « d’informateurs », n’en avait trouvé aucun qui pût la renseigner sur des épreuves d’ensorcellement et de désenvoûtement dont eux ou leurs proches auraient été l’objet [6] Tâche ingrate, en vérité, que celle de s’adresser à ces paysans retors, qui n’ont de cesse face au curieux de réaffirmer qu’ils ne sont pas des nigauds, que les Lumières ont également éclairé le Bocage, et que le reste n’est que balivernes à l’usage d’une presse désœuvrée. Pourtant, les refus de raconter masquaient souvent assez mal une inquiétude quant à la curiosité de la jeune ethnologue, qui du reste s’exposait à vouloir ainsi se laisser narrer ce que personne ne cherche jamais vraiment à entendre. C’est qu’il faut « avoir le sang fort », « être forte assez » pour se prétendre destinataire de ce savoir. En réalité, les mêmes « informateurs » disent bien que ceux qui croient à la sorcellerie sont d’authentiques arriérés, mais que ceux qui ont été « pris » ont tout à craindre à vouloir en parler. Ils réveilleraient, en quelque sorte, de vieux démons. De ces choses-là, on ne parle jamais qu’à ceux qui y peuvent quelque chose, à ceux, donc, qui dénouent les sorts. L’enjeu même de l’objet du secret, en l’occurrence la sorcellerie et ses croyances, la sorcellerie et ses pratiques, ne consiste donc en rien d’autre que son dévoilement. La force même du secret, c’est l’épreuve de son dévoilement. « La sorcellerie, c’est de la parole, mais une parole qui est pouvoir et non savoir ou information ». Lorsqu’il arriva malheur à l’ethnologue, ils la crurent « prise ». Elle put alors entendre, c’est-à-dire vivre, l’épreuve des sorts. « La parole, conclut-elle, c’est la guerre. »

Ce détour par le Bocage nous ramène à X. Non pas que ces histoires de sorcellerie aident à replonger le secret dans la gangue mystique dont les sciences sociales, à juste titre, l’ont dépouillé. « Le secret, en effet, n’a pas d’odeur », soulignait Simmel. Et nous avons bien vu combien le stratagème était peu mobilisé, à X, où l’ordinaire des relations sociales assure la perpétuation du partage entre le visible et l’invisible. Pas question, donc, de remystifier le secret. Mais de souligner, en revanche, la force propre du dévoilement, que celui-ci prenne la forme de la simple confidence, ou celle, plus redoutable, de la révélation. Il y a deux manières d’envisager ce que la ville de X dissimule. Objets de connaissance froide, les efforts de Jean-Claude vident le secret de sa substance occulte, sans doute même de toute substance, pour les ramener à l’écheveau du quotidien des forces installées à X. Mais, considérés dans la circonstance même de ce qui amena à prendre connaissance, ils deviennent tout autre chose : une relation sociale, là encore, qui fait entrer l’étranger dans la confidence pour en faire un allié, un affidé. Et bien sûr, c’est parce qu’on l’avait recommandé à mon conseil qu’il me fit don de ces confidences qui le tourmentaient et l’épuisaient : et comme tout don, il me fallait bien le tenir aussi un peu pour une dette. il fallut me dépenser, donc, et l’aider : dans la recherche d’un avocat ou d’issues de secours vers l’espace public (j’allais alors vers la CNDS, et vers les journalistes des si bien nommées rubriques « société »). Le prix à payer pour disposer de cette information sociologique, connaissance froide, consistait en somme à me faire moi-même une pièce de sa stratégie que, de fil en aiguille, il ne développait plus sans moi. L’effet en fut, au fil des circonstances, une transformation de la substance même de l’objet, qui devint en effet rapidement « public », par l’entrée en jeu de la presse nationale. Jean-Claude perdit son emploi, mais la cause de son infortune devint, dans le même temps, une « cause ».

L’objet de connaissance saisi dans le procès même de sa prise de connaissance dépouille, une seconde fois, le secret de son mystère. Le « secret », cette désignation toujours un peu enivrante, subsume en réalité, nous l’avons dit, l’état des forces de toute situation sociale. Nous rencontrons à présent, par cette distinction entre connaissance froide et connaissance chaude, qu’il n’est de secret que dans son processus de dévoilement : pas de secret sans fuite, d’occulte sans culte du mystère, d’ésotérisme sans une part d’exotérisme. Le secret définitivement tu est le secret véritable ; et c’est par cette soustraction, cette place évanouie dans les relations sociales, qu’il perd justement sa qualité de secret. On retrouve, dans ce secret si bien gardé qu’il en perd sa substance, le « pour vivre heureux, vivons cachés » qui définit pour une large part la volonté de ne pas savoir au principe de la défense de soi, c’est-à-dire de la défense du droit, non pas à vivre entre soi, mais bien en relation avec autrui, au moyen de l’étouffement douloureux d’une part de soi [7].

l’enjeu oblique du secret : le dévoilement

La discussion autour des pratiques de « outing » (cf. supra, Act Up-Paris p.19, ainsi que C. Lemieux et al. p. 15) illustre bien cet enjeu décalé, diagonal, du secret : tout tient dans le pouvoir de révéler et de nommer, de dévoiler ce qui était caché. L’opposition entre connaissance froide et procès de connaissance restaure, par la dynamique interactive du dévoilement, une part du secret ; mais quelle part au juste ? Celle de la violence propre à la révélation. Violence de l’homosexualité révélée, qui n’est que la mise au jour renversée de la « violence inerte », aurait dit Sartre, de l’homosexualité qu’il ne faut pas dire. Violence portée, également, par les nécessaires mises en scène de la révélation. Ainsi du témoignage de Jean-Paul Brodeur sur cette impressionnante institution du dévoilement qu’est la Commission d’enquête façon Amérique du Nord. La force de frappe de ces commissions ne repose-t-elle pas sur leur dispositif éminemment théâtral et, par là même, dramaturgique, de la confession publique ? Un dépouillement préalable des archives, dépositaires de la connaissance froide. Un travail de coulisses, pour parler comme Erving Goffman, avec au besoin des informateurs. Enfin, la part propre du « spectacle public » : l’audition nécessaire de l’aveu, le spectacle de l’auto-mise à
l’index ou, pour le dire moins brutalement, « la reconnaissance publique des faits par l’un des acteurs », dont la place assignée veut l’obliger à l’aveu, coincé qu’il est entre l’opinion publique (derrière lui, en rangs silencieux dans la salle d’audience) et la montagne d’archives (derrière laquelle le juge à la fois se cache et se lit en tant que juge). La reconnaissance publique, nous dit J.-P. Brodeur, lève « au regard de l’opinion publique » le « caractère toujours hypothétique du travail d’archive ».

Ce dispositif théâtral et cette essence dramatique du dévoilement sont une inversion par rapport au théâtre : cette fois, l’opinion est au centre ; le public est toujours susceptible de troubler la représentation trop ordonnée de l’aveu, car il est en puissance l’acteur de ce qui se joue. D’où ce coup de théâtre, justement impensable au théâtre, qui vit à l’audience la mise à l’index de la commission par une « spectatrice », en réalité la compagne d’un informateur ; et l’obligation que la commission s’est ensuite faite, face à l’opinion renversée en tribunal [8], de dévoiler, à son tour, ses coulisses, en l’occurrence les circonstances des rencontres avec l’informateur. La Cour suprême blâma la Commission. Non pour ce travail de coulisses (les moyens qu’elle employa au service de la vérité restaient en effet proportionnés aux fins légitimes poursuivies), mais pour une simple faille dans la représentation : on ne dévoile pas ses sources. « Privilège absolu de la confidentialité des sources ».

Quelle meilleure manière que le rappel de ce principe fondamental du droit anglo-saxon pour détourner encore du secret et retourner à l’essentiel : sa représentation, autrement dit le moment et les circonstances de l’acte de la révélation et du dévoilement. Prenons les sociétés magiques : elles privilégient le secret comme étant l’occulte et le mystère. Ainsi du régime nazi. F. Brayard le montre avec force (cf. supra, p.31) : décalque morbide d’une société de conjurés, la Cour du régime rassemblée autour du chef imprécateur raffolait du rituel, et dispensait à l’égard de ses croyants mais aussi à son propre usage le secret comme forme paradoxale de la prophétie. N’est-ce pas la demande sociale d’occulte qui définissait « l’imagination constituante [9] » de ce régime ?

Quant aux sociétés démocratiques, l’entretien du secret, s’il s’est éloigné des rivages de l’occulte [10], touche toujours au pouvoir, par le mécanisme de la délégation [11], mais aussi par le principe même de la représentation. Prenons le Prince en sa Cour : tout y est signes, paroles, murmures. La force laisse place au profit du roi représenté. Dans ce demi-espace public, le pouvoir que l’on croit détenir est toujours dérivé de la confidence dans laquelle le souverain s’est plu de vous tenir : la « société curiale [est] sur un qui-vive constant, incessant, de décryptage, d’herméneutique des insinuations et des ‘secrets’ du secret [12] ». N’y a-t-il pas ainsi, dans le commerce du débusquage des secrets d’Etat (Meyssan…) ou des secrets de la politique (Birenbaum...), un commun courroux de « ne pas en être », une aspiration à peine feinte aux « secrets du secret » ? Cette part d’ombre de la politique ne puise que dans le désir de la crainte qu’elle inspire. Le métier du dévoilement entretient trop bien les fantasmes de cabinet pour explorer le lieu véritable du secret politique qu’est en réalité la représentation politique.

Toutefois, certains espaces sont soustraits à la représentation politique, et ont directement à voir avec le secret. Ils ont à voir avec le secret en ce qu’une part fondamentale de ce qui les constitue est cachée, et en ce qu’il faut recourir au dévoilement pour comprendre la nature de ces espaces. À X, c’est le partage des forces politiques, adossées à l’abstention électorale des quartiers relégués, qui soustrait une part de la société locale à l’espace public. Or, la représentation politique est double. Il y a, d’une part, la délégation par les représentés aux représentants. Tout un ensemble de pratiques politiques peuvent dénoncer la délégation comme mécanique d’appropriation exclusive de la compétence à dire et à savoir pour les représentants : les textes de Lemieux et al., de Bourgeois-Fisson et al. et d’Act Up-Paris en rendent compte. Mais il y a une autre face de la représentation, oubliée sous l’hégémonie, en démocratie, de la première : la représentation du souverain, du prince, du gouvernement, comme ensemble des signes qui ont pour fonction de dissimuler le monopole de la force qu’ils détiennent et dont ils peuvent user. Dans les espaces soustraits à la représentation, qu’elle soit contestée ou ignorée, la délégation politique ne joue plus, et la violence redevient primordiale. Dans ces espaces, donc, le second visage de la représentation étouffe le premier (cela se lit dans l’étouffement, à X, de l’agent de médiation : sa parole s’éteint à mesure de la crainte).

Dans ces espaces-là, prendre connaissance de ce qui est caché, secret, exige de se laisser prendre, et de soi-même s’engager, pour une part, avec les acteurs dans le processus de dévoilement. Dans ces espaces, comprendre appelle ainsi pour une part l’usage de stratagèmes ; mais cet usage, parce qu’il accepte de se découvrir lui-même, démystifie le secret que l’on découvre. Dans ces espaces, donc, se joue une épreuve de dévoilement à fronts renversés, où prendre connaissance, c’est se laisser prendre aussi au jeu du secret, descendant sur ces terrains obscurs où la représentation est en retrait, et la force première.

Notes

[1Je n’ai pas à proprement parler mené enquête sur les faits. Outre quelques documents de première main et la rencontre avec une « victime », Jean-Claude est resté mon unique informateur au cours des mois passés. C’est la raison première pour laquelle l’ensemble des faits, dates et lieux sont ici maquillés.

[2La CNDS, créée par la loi du 6 juin 2000, est « chargée de veiller au respect de la déontologie par les personnes exerçant des activités de sécurité sur le territoire de la République ». Elle peut être saisie par de simples citoyens, par l’intermédiaire d’un député ou d’un sénateur, et dispose de pouvoirs d’enquête.

[3Michel Sénellart, Les arts de gouverner. Du regimen médiéval au concept de gouvernement. Seuil, 1995, p. 249.

[4Ainsi cette intronisation, sous forme d’énigme : « Tu as entendu, mais il est nécessaire que tu ignores ».

[5Louis Marin, « Pour une théorie baroque de l’action politique », préface à Gabriel Naudé, Considérations politiques sur les coups d’Etat, Les éditions de Paris, 1988 (1e éd. 1639), p. 18.

[6Jeanne Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts, Folio-Essais, 1977, p. 15-57.

[7Avec Erving Goffman, s’est développée une sociologie de « ce que l’on garde pour soi » afin de ne pas rompre la relation sociale : toutes ces formes de réserve et de retrait, ces petits secrets dans l’interaction qui permettent la perpétuation du lien social (cf. La mise en scène de la vie quotidienne. Minuit, 1973)

[8Des régimes politiques tentèrent de se constituer en magistrature immédiate de l’opinion. Voir, sur la Révolution française, Keith Baker, Au tribunal de l’opinion. Essais sur l’imaginaire politique au XVIIIe siècle, Payot, 1995 (orig. 1990).

[9Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur l’imagination constituante, Points-Seuil, 1983, p. 118.

[10Ceci ne semble toutefois jamais bien assuré. Ainsi, qu’un auteur distingué endosse les habits du Révélateur, il nous inflige toujours d’une laborieuse défense de l’exercice, livrée bien sûr au nom de la nécessité de la transparence. De ce point de vue, du reste, la connaissance du secret gagnerait beaucoup d’une simple sociologie des itinéraires de ses sectateurs. Dernier en piste (à l’heure où nous imprimons) : Guy Birenbaum, l’un des fondateurs d’une revue universitaire des plus novatrices (Politix, revue des sciences sociales du politique), auteur d’une thèse éclairée sur le Front national, et qui tente aujourd’hui, avec Nos délits d’initiés — mes soupçons de citoyen (Stock 2003) une conversion dans le monde des petits secrets.

[11Cf. C. Lemieux et al., supra.

[12L. Marin, « Pour une théorie baroque de l’action politique », op. cit., p. 24.