au milieu du gué une réforme de l’évaluation dans la fonction publique

Nous sommes dans une grande ville administrée par la gauche depuis plus de 50 ans : 80 000 habitants, 3 000 employés communaux. L’administration tente d’imposer aux cadres une nouvelle manière d’évaluer, explicitement inspirée de la « culture managériale ». Ces derniers y résistent, s’interrogent, et imaginent des propositions pour une autre évaluation des services publics. Rencontre avec quatre d’entre eux, syndiqués à la CGT, dans cet intervalle qui décidera de leur métier. Devoir de réserve oblige, leur prénom est modifié. Catherine et Olivier travaillent dans les services culturels, Bernard au service Éducation, Sophie à la Vie associative.

Catherine Le changement s’est fait en deux temps. Il y a quatre ans, l’échelle de notation qui sert de base à l’évaluation administrative a été révisée. On nous a demandé d’attribuer les notes selon une échelle plus fine, alors que jusque-là nous ne pratiquions qu’une notation formelle : 18 pour les agents auxquels nous souhaitions garantir une progression de carrière « normale », 14 pour ceux qui posaient problème, sachant que cette note freinerait leur avancement. Aujourd’hui, nous entrons dans une nouvelle phase. La ville s’est dotée d’une « Charte de l’encadrant » construite autour de cinq axes : « renforcement de l’efficacité du service public », mise en œuvre d’une « culture de résultat », redéfinition des fondamentaux de l’autorité, ré-articulation des compétences techniques et managériales, conduite de l’équipe et du dialogue social.

Sophie La charte a été écrite avec l’aide d’un cabinet privé, sans faire l’objet d’une véritable concertation : elle n’a pas été discutée avec le Comité technique paritaire [Dans la fonction publique, les Comités techniques paritaires, constitués de représentants des élus et de représentants des agents, sont normalement consultés sur l’organisation générale des services, notamment en matière de formation professionnelle continue. Ndlr]. Bientôt, chaque cadre devra avoir suivi un stage de deux jours où lui auront été inculqués tous ces principes.

Olivier C’est pour nous un retournement : il y a trois ans, l’adjointe au personnel avait fait passer au Bureau muni cipal une note qui recommandait de renforcer l’association des agents à la définition des modalités de fonctionnement des services. Elle appuyait notamment son argumentation sur le constat d’un décalage croissant entre l’esprit de concertation développé vers l’extérieur, en direction des « citoyens-usagers », et la frilosité qui règne en interne, quand il s’agit d’associer les agents. Elle relevait que, le monde du travail et ses contenus ayant changé, les agents ne peuvent plus être considérés comme de simples exécutants : ils souhaitent et doivent pouvoir donner davantage de sens à leur activité professionnelle. On est très loin de tout cela avec la nouvelle charte : l’accent est mis exclusivement sur les cadres et sur le « management ».

Catherine On peut se demander : pourquoi maintenant ? L’histoire politique de la ville n’y est sans doute pas pour rien : son urbanisme se transforme, sa population aussi ; la municipalité est terrifiée à l’idée de passer pour ringarde aux yeux de ses nouveaux électeurs et de se faire engloutir par les communes voisines. Elle se sent tenue d’afficher sa modernité.

Olivier Cette transformation s’inscrit également dans un contexte plus large. On en parle aujourd’hui parce que se profilent des restrictions budgétaires. La réforme de l’État donne le ton : la Loi organique pour les lois de finances (Lolf) et la Révision générale des politiques publiques (RGPP) visent à introduire dans la fonction publique une logique de résultats, de performance et d’évaluation en rupture avec les valeurs et les pratiques des services publics. Les élus et les cadres locaux relaient ces inflexions : la pression financière et politique est telle que même les élus de gauche y consentent. Cette pression, elle est tangible. Lors d’un stage d’évaluation des politiques culturelles auquel j’ai participé récemment, il nous a été dit que nous devions rendre des comptes parce que les gens payent des impôts locaux. Si les gens ne payaient plus d’impôts, il n’y aurait plus besoin d’évaluer les services publics ?

Sophie La réforme actuelle me semble également liée au renouvel lement des personnels. Le départ en retraite des générations du baby boom ouvre une fenêtre de tir pour les réformes : d’un côté, des cadres à l’ancienne qu’on ne remplacera pas tous — ce qui permettra de faire des économies et de se débarrasser des grognons —, de l’autre, les nouveaux arrivants, encore pleinement malléables. La nouvelle génération de cadres qui débarque est formée à une nouvelle culture de l’encadrement, à laquelle le Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT), qui organise les concours et assure la formation, s’est converti.

Bernard Il faut reconnaître que si certains se sont dit que l’initiative pouvait avoir une chance de prendre dans cette ville, c’est parce que son système d’encadrement est quelque peu « féodal » : il y a des « baronnies », chacune exerçant le pouvoir à sa manière, et peu de transversalité entre les services. Proposer une charte et des règles identiques pour tous, cela peut séduire. Mais cette charte n’a pas d’autre objectif que de mettre en place une « culture de projet », comme on dit, qui ne vise pas l’évaluation du service public mais celle des personnels et de leur rentabilité. On va d’abord nous demander de mesurer l’activité, puis on glissera vers l’individualisation des salaires. On nous aura alors pleinement alignés sur le secteur privé. Le processus a déjà commencé. Dans les formations CNFPT aujourd’hui, on nous parle de « client-citoyen ». L’expression ne tient pas debout. Avec un client, on est dans un rapport marchand ; dans la notion de citoyenneté, il y a celle d’égalité d’accès et de traitement.

Catherine Quand on lit la charte, on se dit d’abord que tout n’est pas à jeter : il peut être utile de rester en prise avec des objectifs politiques, de garder l’œil sur des horizons à long terme, de mesurer l’activité de son service, d’aller voir ce qui se pratique ailleurs dans sa profession. Mais tout l’objectif du stage — j’en sors — est de nous amener à mesurer nos déficiences (ou nos performances) individuelles par rapport aux normes de comportement qu’on cherche à nous inculquer, sans jamais mettre en cause ni les moyens ni les problèmes d’organisation. Au pire cela produit de la déprime. Au mieux c’est une dépense inutile. S’il s’agit de remédier à des dysfonctionnements, nous n’avons pas besoin de ce genre de méthodes.

Bernard D’autant qu’il existe déjà un statut de la fonction publique qui définit précisément la manière dont on peut et doit évaluer individuellement les agents.

Catherine Oui, mais est-ce que cela fonctionne ? Le système d’évaluation officiel — les entretiens et notations individuels de fin d’année — a peu de crédit. Avec certains collègues, l’entretien est parfois l’endroit où il se passe le moins de choses ; c’est là qu’on ne va rien dire, précisément. Quoique cela dépende des générations, les cultures ont changé. Il y a dix ans, personne ne voulait faire d’entretien. Aujourd’hui les jeunes y consentent davantage, mais l’exercice prend facilement des tournures infantiles.

Bernard En même temps, l’évaluation individuelle est importante. Est-ce qu’elle ne manque pas à ceux qui travaillent seuls ? Ne pas avoir le regard d’un autre sur son travail, cela peut être angoissant. Il est important de savoir comment un agent se situe dans un service, de lui donner l’occasion de formuler des vœux de formation et d’exprimer l’envie d’aller voir ailleurs. L’enjeu est de savoir à quoi sert l’évaluation, et comment on s’en sert. L’évaluation individuelle ne doit pas avoir d’autre objectif que d’améliorer la compétence de l’agent par rapport à la tâche qui lui est confiée. Sa compétence et non sa performance. Si en revanche, la question est celle de l’échec ou de la réussite, elle ne se pose pas individuellement mais collectivement.

Catherine Or nous manquons d’évaluations collectives. Dans le service où je travaille, il y a une demande de sens très forte. Nous n’arrêtons pas de parler de ce que nous faisons, pourquoi nous le faisons, comment nous le faisons : quelles places respectives donner au qualitatif et au quantitatif, quel sens y a-t-il pour des services culturels à répondre aux besoins ? Nous fabriquons nos propres systèmes d’évaluation : des rapports d’activité ou des bilans qui donnent un peu d’intelligibilité à nos actions. En fait, nous avons deux systèmes d’évaluation : l’un est vertical, descendant, individualisé, ses canaux de remontée sont clairement codifiés ; l’autre est collectif, plus informel, plus horizontal, diffusé au gré des réseaux plus que par la hiérarchie, et tributaire du temps qu’on peut lui consacrer, puisqu’il n’est pas institué.

Sophie J’ai travaillé dans l’animation et dans les services de l’Enfance. Cette évaluation collective, nous la pratiquions aussi, à la fois pour des raisons structurelles — Jeunesse et Sports réclame des projets pédagogiques, les équipes tournent beaucoup, le calendrier scolaire crée des besoins — et parce que la réactivité des enfants l’appelle. Mais ce travail horizontal d’évaluation pose ensuite le problème de sa reconnaissance : comment remonte-t-il ? Comment est-il défendu par mon encadrement ?

Catherine L’enjeu de ces évaluations est de fait aussi un enjeu de visibilité. Compiler des données individuelles, cela peut donner aux échelons hiérarchiques supérieurs une idée du profil des agents, mais est-ce que cela leur permet vraiment de voir ce qui se passe dans les services ? On a parfois la sensation que les élus se sentent les seuls dépositaires des enjeux politiques, qu’ils nous pensent éloignés des questions de fond. Si on nous demandait moins d’évaluations individuelles, nous aurions non seulement le temps de faire nos rapports d’activité, mais ils circuleraient peut-être davantage.

Olivier Ce qui peut nous sauver, c’est de placer les usagers au cœur de notre réflexion. Mais les outils sont rares, écrasés par le quantitatif. Il y a peu, j’ai suivi une classe de collège dans le cadre d’une action de sensibilisation culturelle. En deux jours, ces gamins se sont emparés d’un texte et l’ont restitué sous la forme d’une pièce de théâtre. C’était un texte très dur, il y a eu des moments d’émotion incroyables. Quelle évaluation puis-je en faire ? Mon évaluation, c’est qu’ils m’ont fait pleurer. J’ai demandé aux enseignants de m’envoyer cinq lignes. Une institutrice me disait combien les élèves ont changé : avant, ils ne s’écoutaient pas, aujourd’hui ils font attention les uns aux autres. Ce n’est pas rien. Or il n’y a pas de place dans les grilles pour dire ce genre de choses. On attend des choses très courtes, des statistiques : combien de personnes tel spectacle a-t-il drainées ? Quelle est la jauge annuelle moyenne de telle salle ? etc. On ne nous demande pas d’évaluer ces « à côtés ».

Bernard Ni ce qui n’est pas évaluable immédiatement. On veut nous entraîner vers un calibrage des politiques publiques sur des rentabilités à court terme. Mais dans ton métier, Olivier, la sensibilisation des publics à l’art et à la culture, certaines choses mettent du temps à se déclencher. Prendre la décision d’engager une pratique artistique parce qu’on a découvert une œuvre ne laisse pas des traces tout de suite. Si on s’en tient aux résultats immédiats, Olivier ne sert à rien.

Catherine Bien souvent le critère d’efficacité ne convient pas. L’égalité est un meilleur critère : permettre un égal accès au savoir, aux pratiques artistiques, donner les mêmes chances d’être en bonne santé, d’avoir accès aux soins, à un logement salubre, etc. Mais corriger des inégalités, cela suppose de tout autres visées que la réduction des dépenses.

Olivier On ne peut pas isoler l’évaluation de la question du sens. Parfois, nous n’arrivons pas à mettre en place des collaborations avec d’autres services parce que le sens et les critères d’évaluation des encadrements sont trop éloignés. C’est arrivé récemment avec l’équipe des Fêtes, qui fournit le matériel, les chaises, les plateaux, etc. Ils devaient démonter à 18h, et leur chef leur avait donné l’ordre de ne pas faire d’heures supplémentaires. Ils démontent donc à l’heure dite, alors que le spectacle n’est pas encore terminé. L’évaluation de leur encadrement aura été positive, puisqu’ils ont appliqué les consignes. Pour nous, pour les services culturels, mais aussi pour les usagers, c’est nul. Si le sens n’est pas partagé, si nous ne nous retrouvons pas autour de valeurs communes, ce n’est pas la peine de faire des évaluations.

Catherine C’est pour cela que se pose la question de savoir qui évalue. Il faut sortir de l’évaluation en vase clos, en y associant davantage nos partenaires des autres services et, pourquoi pas, les usagers. Mais pour qu’ils soient des interlocuteurs fructueux, il faut leur donner le plus d’éléments de réflexion possible : quel est le problème ? Que cherche-t-on à faire ? Avec quel budget ? Quels moyens humains ? Les rapports d’activité que nous fabriquons en interne pourraient servir la diffusion de ces informations. On pourrait les mettre en ligne sur Internet. Il faut aller plus loin dans cette direction, si on veut que l’idée de démocratie participative prenne un sens.

Bernard Le problème de l’évaluation par les usagers, c’est qu’il ne faut pas qu’elle se substitue aux autres. Il faut une évaluation partagée. Si on amplifie la relation de clients à un service, on va finir par labelliser des produits de service public. On m’a proposé de participer à un programme de labellisation contre la discrimination — mais je ne veux pas le label rouge, je ne suis pas un poulet ! Il faut construire de l’intérêt collectif, pas seulement du rapport marchand. Là est la démocratie participative. Au service Enseignement, des associations de soutien scolaire nous appellent pour nous vendre des « produits ». Heureusement, il y a des résistances collectives à ces dérives. Des collègues de la Réussite éducative ont monté un réseau national pour travailler sur la déontologie et le sens des politiques locales d’éducation. Certains expriment un refus tout net d’évaluer des enfants. Car on demande aujourd’hui aux acteurs de l’éducation de contribuer à un tri : toi tu es fort et tu feras un bon candidat à la discrimination positive, toi tu ne feras pas mieux qu’un bon manœuvre, toi tu es bon pour la prévention de la délinquance. Nous sommes plus de cent dans cette association. Il y a un espoir qu’elle se développe.

Sophie Les choses bougent un peu partout. Il faut profiter du renouvellement des élus aux dernières municipales. Il y a peut-être quelque chose à jouer. Lors de la dernière AG syndicale, j’ai entendu des cadres qui n’avaient jamais pris la parole auparavant. C’est le moment ou jamais de travailler à des contre-propositions.