surface de réparation
Au croisement des exigences de rigueur qui caractérisent un indicateur scientifique, et du souci de lisibilité propre à la démarche militante, la notion d’« empreinte écologique » tire une part de son succès de ses ambiguïtés mêmes. Par son refus de choisir entre échelle individuelle et collective, ou de désigner des priorités, elle renvoie chacun à ses responsabilités. Derrière ses limites, s’esquissent peut-être celles de notre planète.
Le terrain de football est-il en passe de devenir la mesure de notre sobriété écologique ? Un voyage en avion Paris-Le Caire équivaudrait, en termes d’émission de gaz carbonique à « griller » un terrain de football. Et recycler tant de kilos de verre, de carton ou de plastique permettrait de préserver quelques précieux mètres carrés de gazon. Le principe écologique consistant à convertir en termes de superficie les questions de consommation s’est répandu chez une bonne partie des militants de l’environnement, notamment sous le vocable d’« empreinte écologique ». Celle-ci mesure les surfaces de terre nécessaires à la fois pour produire les ressources consommées par un individu, une population, une activité… et pour absorber les déchets engendrés par ces consommations. Pourtant, contrairement au tennis, où la taille du terrain se joue au centimètre près, la surface d’un terrain de football est infiniment variable, même pour les matchs internationaux. Le site officiel de la Fifa indique que sa longueur peut varier entre 100 et 110 mètres et sa largeur entre 64 et 75 mètres. Ce qui compte dans cet instrument d’évaluation environnementale serait alors moins l’exactitude du calcul que la représentation mentale et politique qu’elle produit, en l’occurrence beaucoup de vert, des lignes à ne pas dépasser, et des buts à atteindre. En multipliant l’empreinte écologique exprimée en hectares par l’effectif de population humaine mondiale, divisée par la surface productive totale disponible sur terre — c’est-à-dire par une densité — on obtient une empreinte estimée en nombre de planètes, ce qui permet, en corrélant fortement le mode de développement actuel et l’augmentation de la population mondiale, de montrer que ces dynamiques ne sauraient se prolonger en l’état dans l’avenir.
En 1986, le World Wildlife Fund est devenu le World Wide Fund. Si le logo en forme de panda qui l’a fait connaître est resté, l’image de cette ONG s’est transformée. Et l’action spécifique en matière de protection des animaux sauvages n’est aujourd’hui que l’une des activités de ce mastodonte des ONG environnementales, qui revendique 5 millions d’adhérents de par le monde. Partenaire scientifique dès l’origine des chercheurs canadiens, Mathis Wackernagel et William Rees, qui ont défini les modes de calcul de l’empreinte écologique au début des années 1990, WWF a contribué à populariser cette empreinte exprimée en planètes comme un outil de vulgarisation permettant de montrer les dépassements en cours des biocapacités du globe. Prise dans son ensemble, l’humanité, pour poursuivre son mode de vie actuel, aurait besoin de plus de deux planètes. Et d’après cet indicateur, si tout le monde consommait comme un Français, on aurait à ce rythme besoin de trois planètes, cinq pour un habitant des États-Unis, mais moins d’une demi-planète pour un Cubain.
Contrairement à l’image souvent caricaturée du militantisme écologique, les défenseurs de l’environnement sont rarement des tenants radicaux d’une deep ecology refusant de donner un prix aux choses de la nature. Rares sont les intervenants du champ écologique qui pensent encore qu’évaluer les coûts environnementaux des interventions humaines est déjà l’aveu d’une défaite. Au contraire, la plupart des militants soulignent les détonateurs qu’ont été successivement l’amende payée après le naufrage de l’Exxon Valdez, les refus des assureurs de prendre en charge le risque écologique puis l’estimation, par Nicholas Stern, du coût du réchauffement climatique. Aussi, les écologistes passent-ils leur temps à évaluer. Que leurs actions visent à défendre la valeur intrinsèque des ressources naturelles n’exclut pas en effet de chiffrer l’activité humaine dans sa relation avec la nature, au contraire. À ceci près que l’écologie exige un chiffrage global, qui tienne compte de l’ensemble des conséquences des actions humaines, à court et long terme, y compris la nécessité de s’assurer du caractère renouvelable des ressources naturelles. Une attitude qui existe de fait déjà sur certains éléments naturels : la facture que l’on paie pour accéder à l’eau contient les coûts d’infrastructures, de purification et de distribution, mais aussi d’assainissement, de retraitement et de maintien des possibilités de la ressource naturelle à exister demain, donc le financement de nouveaux forages ou la recherche de nouvelles manières de purifier. Pour autant, mesurer le temps, surtout à long terme, qu’il s’agisse des conséquences de l’installation d’une autoroute sur un écosystème naturel ou du retraitement des déchets nucléaires, est particulièrement délicat. D’où cette nécessité de fournir des instruments d’évaluation qui permettent de sensibiliser le présent à ce futur, et donc d’agir sur lui pour qu’il se produise différemment.
Le choix de l’empreinte écologique comme indicateur de nos excès actuels n’est qu’un choix parmi d’autres. La New Economic Foundation, une ONG anglaise, calcule depuis une vingtaine d’années la date à partir de laquelle on a dépassé le capital naturel de l’année. La première fois, la date tombait le 19 décembre. En 2007, on en était déjà au 6 octobre. Mais, en développant l’empreinte écologique comme un pivot majeur dans l’appel à convertir nos habitudes et notre économie de développement, le WWF a choisi explicitement de convertir le temps en espace, ce qui permet la mise en œuvre d’une fiction efficace. « L’espace, mesure de notre puissance, le temps, mesure de notre impuissance », écrivait Alain : même fictive, cette mesure permettrait d’échapper à la sidération paralysante d’un compte à rebours désespérant vers la destruction globale de la planète. Fictif, cet indicateur l’est bien au sens où il crée une « fausse concrétude », traduisant sous une forme presque tangible une série de conditions hautement hypothétiques (la surface calculée est celle qui serait nécessaire si nous plantions la forêt nécessaire à absorber le carbone, nous exploitions la mer durablement, etc.). Mais cette fiction est efficace pour au moins trois raisons. Comme le suggère le directeur général du WWF-France, Serge Orru, l’empreinte écologique est d’abord susceptible de parler directement à la psychologie collective : « La notion de surface est une notion de propriétaire foncier. Avant d’être des industriels, nous étions des paysans. » Ensuite, elle permet une figuration des inégalités, notamment entre des pays, en mettant en scène l’empiétement de leurs territoires respectifs. En 2003, pour une empreinte écologique de 2,2 pour l’humanité en son entier, on était à 6,4 pour les pays à revenus élevés, 1,9 pour les pays à revenus moyens, et 0,8 pour les pays à faibles revenus. Enfin, elle permet un renvoi clair à la finitude des ressources, exprimable en une phrase ou en un schéma.
L’intérêt de cet indicateur tient aussi à ce qu’il contourne des oppositions apparemment insolubles, prétextes à beaucoup de piétinements dans le débat écologique. Ainsi, la question de l’échelle pertinente est comme désamorcée : l’empreinte écologique permet de calculer en ligne, sur le site du WWF ou ailleurs, non seulement sa propre empreinte, mais celle de sa ville, de son entreprise, de sa région, de son pays ou de la planète tout entière. À entendre Serge Orru, on pourrait même calculer l’empreinte écologique des guerres, et en faire un outil de pacification tant ce qui se passe aujourd’hui en Irak ou au Darfour est catastrophique, aussi, en termes écologiques globaux. Cette mesure offre en fait un moyen de placer l’individu au centre de sa responsabilité tout en contextualisant l’action individuelle dans les différents jeux d’échelles où cette dernière peut se trouver prise et diluée. La seconde contradiction que la mesure de l’empreinte écologique permet d’éviter, plus que de démêler, est celle des priorités : l’addition pondérée interdit en effet de poser une hiérarchie claire et définitive entre les différents problèmes à résoudre. Ce qui pourrait passer pour une confusion intellectuelle et politique est en réalité une thèse militante, que Jared Diamond, ancien président de la branche américaine du WWF, formule ainsi : « Quel est le problème environnemental et démographique le plus important aujourd’hui ? » demande-t-on souvent. Une réponse rapide serait : « Notre tendance erronée à vouloir identifier le problème le plus important ! [1] »
Pour le directeur du WWF-France, « l’empreinte constituait le premier indicateur global, même si on est entré dans une ère où il va falloir en inventer d’autres, parce qu’on ne mesure pas encore précisément ce qu’on prend à la nature, ni la mise en péril de systèmes naturels qui ne seront jamais égalés par une quelconque technologie. » Dans le champ environnemental, l’empreinte écologique est la marque de l’identité du WWF, cohérente avec sa politique de partenariat avec des grandes entreprises (comme Carrefour ou Gaz de France) et son travail de lobbying (comme dans le groupe Six du Grenelle de l’environnement par exemple), démarche que des militants écologiques plus radicaux qualifient souvent de soft. Elle permet aussi de donner une unité lisible aux actions du WWF, là où la multiplicité et la dispersion de celles-ci pourrait menacer leur lisibilité globale. Du fait de ces caractéristiques, l’empreinte écologique participe donc d’une triple stratégie. Elle est d’abord un instrument de « visualisation » pédagogique qui permet de faire comprendre la manière dont on pèse sur la nature, dont on laisse une trace et emprunte son présent au monde futur. Elle permet ensuite de communiquer dans une langue partagée avec le secteur industriel, acteur principal de la conversion nécessaire de l’économie à la sobriété. Pour Serge Orru, « ces indicateurs sont des écoutilles qu’on installe dans des cerveaux formatés. ça permet aussi de trouver un langage commun. Vous donnez un ballon à un footballeur, il jongle. Vous donnez l’empreinte écologique à un ingénieur, il jongle avec. » Enfin, l’empreinte écologique permet une expertise militante, pour laquelle le WWF est sollicité par les administrations ou les entreprises. Quitte à instiller en celles-ci une certaine schizophrénie, que concède Serge Orru : « Les chefs d’entreprise convaincus du problème s’intéressent à l’empreinte parce qu’elle permet, en interne, d’introduire auprès de leurs cadres intermédiaires une pédagogie par paliers. Cela dit, c’est dur, parce que les injonctions peuvent être contradictoires, entre le souci d’une productivité intense et celui des normes écologiques. »
Le caractère « ingénieux et attrayant [2] » de l’empreinte écologique favorise une extension parfois incontrôlée de ses usages, au risque de sa dissolution ou de sa contestation. Mais les difficultés et les tensions que suscite ce modèle, à la fois concept et image, sont les contreparties de sa qualité principale : celle d’être une mesure transversale — entre éthique individuelle et décision collective ; entre souci scientifique de la mesure et souci pédagogique de « prendre la mesure ». De l’individu au collectif, la mesure de l’empreinte écologique pose évidemment le problème de savoir si les « petits gestes » écologiques sont la première étape d’une conversion de nos modes de vie et de nos économies, ou la manifestation gentillette d’un scoutisme possiblement dangereux si l’on confond condition nécessaire et condition suffisante, fermeture du robinet et salut de la planète. Toutefois, au-delà des arguments traditionnels de « l’effet d’entraînement » ou de l’exemplarité, inciter chacun à calculer « son » empreinte a aussi pour effet paradoxal de mieux mesurer la limite de nos choix individuels : en France, avant même de commencer à mesurer l’impact de ses propres comportements, on se trouve déjà à 0,7 planètes, en raison des choix d’infrastructures, des choix alimentaires, des choix énergétiques, du pays dans lequel on vit. « Il n’y a guère en France que les moines et quelques étudiants dont, je l’espère, la sobriété n’est pas trop contrainte, qui possèdent une empreinte écologique inférieure à un », reconnaît Basile Gueorguievsky, du WWF.
Du scientifique au politique, l’empreinte écologique se situe au cœur d’un débat où la question épistémologique des limites du modèle peut se retourner en affirmation politique d’un choix délibéré. Face à ceux qui reprochent au modèle d’extrapoler à partir de l’état actuel de nos technologies, sans tenir compte des bénéfices écologiques qui pourraient naître d’éventuels progrès, Basile Gueorguievsky botte en touche : un tel reproche, en suggérant que des voitures moins polluantes suffiraient à régler nos problèmes, oublie qu’elles nous inciteraient peut-être, en même temps, à rouler davantage, « effet rebond » potentiellement dévastateur pour l’environnement. Cette manière de négocier au plus juste entre réquisits scientifiques et impératifs militants oblige parfois à des choix en forme de concessions, telle que l’équivalence posée, dans le calcul de l’empreinte, entre énergie nucléaire et énergies fossiles. Basile Gueorguievsky le reconnaît : « On considère que la quantité de surface monopolisée est la même, que l’impact est le même, parce qu’on prend en compte la question des déchets nucléaires au même titre que le réchauffement climatique. Ce choix a suscité des critiques du monde scientifique comme du monde politique. Et ces deux communautés ont raison ! Il s’agit d’une concession dans le mode de calcul qui permettait de ne pas entrer dans le débat sur le nucléaire. »
Ces tensions et contradictions ne sont pas gommées des débats internes au WWF, ou entre associations écologistes. Si elles peuvent donner l’impression de disparaître dans la simplicité et l’unicité apparentes de cet indicateur universel, les débats qui contestent l’empreinte écologique au nom de la nécessité de produire d’autres indicateurs, notamment en matière d’environnement, de santé, d’agriculture, ne sont pas mis sous le boisseau. C’est précisément l’effet paradoxal et recherché de cette mesure d’un nouveau genre que de se présenter sous la forme d’un calcul apparemment global, mais qui rappelle sans cesse, en favorisant à la fois la multiplication des indicateurs scientifiques et l’approfondissement d’une conscience collective, qu’aucun thermomètre unique ne saurait remplacer la délibération politique. Celle-ci devra en effet toujours arbitrer entre des considérations multiples ; qu’aucun modèle ne suffise rappelle aussi qu’aucune solution ne peut prétendre s’imposer comme la seule.
Ainsi, le fait que l’empreinte écologique, considérée isolément, puisse laisser croire en la nécessité d’une « pauvreté vertueuse », et en un dilemme insoluble entre pauvreté durable et richesse non-durable, est-il une invitation à croiser les critères, en sollicitant par exemple l’Indice de développement humain : on verra alors que des pays ayant un IDH proche, comme l’Italie et les États-Unis par exemple, ont une empreinte écologique qui varie de plus du simple au double. En bref, le sous-développement n’est pas l’horizon obligé d’un avenir « soutenable ». Pour autant, on ne saurait croire qu’il suffit d’affiner les mesurer pour concilier, demain, impératifs écologiques, croissance démographique et exigences démocratiques. Un récent rapport du Programme des Nations unies pour l’environnement, GEO-4, a envisagé divers scénarios, selon que l’on s’oriente vers le business as usual, vers une priorité donnée à l’écologie, ou à la conciliation de l’écologie et de la démocratie. Le dernier ne fonctionne qu’avec une projection démographique à 8 milliards d’êtres humains en 2050. Or nous serons 9 milliards. À ce titre, les limites du modèle sont l’indice — l’empreinte — d’un problème imminent.
Notes
[1] Jared Diamond, Effondrement, comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, NRF Essais, Gallimard, 2006.
[2] Jean-Paul Ledant, « L’empreinte écologique : un indicateur de… quoi ? », consultable sur www.iddweb.be.