Vacarme 44 / cahier

écritures de la musique / 5

L’amour du disque

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Les controverses qui entourent l’agonie du disque font paradoxalement écho aux débats que sa naissance a suscités. Aujourd’hui comme hier, la copie — matérielle ou numérique — est suspecte d’altérer le potentiel émotionnel et esthétique de l’œuvre musicale. Aux verrouillages commerciaux s’ajoutent des discours niant à la fois tout ce que la musique doit à la technique et les ponts possibles entre représentation et reproduction.

Le disque est mort, vive la musique ! Il y a là un cri de joie dans lequel peuvent se reconnaître deux camps qu’apparemment tout oppose. D’un côté, ce pourrait être le cri des partisans du téléchargement libre et de musiciens qui, grâce à Internet notamment, peuvent diffuser au monde entier leurs créations sonores. Unis contre l’industrie du disque, grand méchant loup avide de s’enrichir sur le dos des artistes, ils célèbrent avec la fin du disque, la liberté d’expression retrouvée de la musique. De l’autre, ce pourrait être le cri de victoire d’interprètes et mélomanes (au sens le plus large du terme) qui se satisfont fort bien de la disparition du support enregistré. Celui-ci a toujours perverti la nature même de la musique, elle qui n’existerait que jouée en direct. Le concert et l’interprétation ne seraient que ses seuls moyens légitimes d’existence. Les plus radicaux condamnent en réalité toute reproduction technique du son puisque celle-ci figerait la fugacité essentielle de la musique. La position semble à front renversé de celle des as du piratage informatique pour qui la maîtrise de la technique permet au contraire l’émancipation des circuits de diffusion aux mains des forces néfastes du capitalisme. Et les plus engagés d’entre eux défendent une gratuité fondamentale en vertu d’un principe : l’art doit échapper à toute logique marchande puisque la musique est l’affaire de ceux qui l’aiment et non de ceux qui en font un produit culturel commercial.

À y regarder d’un peu plus près, ces deux attitudes ne sont toutefois pas si éloignées l’une de l’autre. Dans la pratique, elles se combinent et cohabitent aisément : on peut avoir un usage quotidien de la « musique en boîte » et se reconnaître dans l’idée qu’il faut aller écouter « en vrai » la musique qu’on aime. Autrement dit, ce n’est pas un hasard si les positions des uns et des autres se rejoignent quant à la nécessité d’en finir avec le disque : elles reposent sur une conception identique de la musique. Alors que les débats sur la future loi réglementant le téléchargement s’annonce il n’est peut-être pas inutile d’y revenir.

D’une certaine manière, toutes ces questions ont été posées et travaillées à la naissance du disque comme moyen de diffusion musicale. Dès les années 1930, Walter Benjamin et Theodor W. Adorno par exemple ont soulevé la plupart des enjeux contemporains qui animent les discours sur l’industrie culturelle et l’authenticité artistique. Du premier, le court essai L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique  [1] a marqué plus qu’aucun autre la réflexion. Sans doute ne porte-t-il pas spécifiquement sur la musique. Néanmoins, Benjamin assume une approche globalisante et fait référence à plusieurs reprises, à la reproduction sonore. D’Adorno, les publications sont beaucoup plus nombreuses et dispersées [2], mais le disque est aussi au cœur de son esthétique comme le montre notamment Le Caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute  [3]. Ce qui est remarquable chez ces deux auteurs, c’est à quel point le disque leur pose problème. Ils ne le condamnent pas unilatéralement, mais ils développent des raisonnements aux circonvolutions complexes qui les conduisent à dire tout et son contraire [4].

Leur point de départ est identique : la reproduction modifie les œuvres elles-mêmes. Chez Benjamin, la démonstration repose sur la notion d’aura. Celle-ci est particulièrement ambiguë. Elle sert de référence pour mesurer les effets de la reproduction mécanique et est en même temps disqualifiée en tant qu’expression d’une conception réactionnaire de la nature de l’œuvre d’art. Benjamin affirme ainsi tout à la fois que les copies modernes standardisées de l’art ont perdu l’authenticité de la présence réelle et définit cette dernière comme un vieil artefact religieux. Or n’est-il pas curieux de se servir en même temps de la religion pour critiquer la modernité, et de la modernité pour dénoncer la religion ? Il n’est d’ailleurs pas si anodin que la pensée de l’aura ait trouvé un prolongement — inattendu sans doute pour Benjamin — jusque chez ceux que l’on peut dénommer sans crainte les théologiens du son [5]. On pense là à tous ceux qui défendent une certaine métaphysique de la voix, d’Yves Bonnefoy à Jürgen Habermas en passant par l’écologue sonore Murray Schafer, qui rejouent à leur façon un augustinisme de l’ouïe : celle-ci serait un moyen privilégié d’accès à la présence d’une parole idéale, entendue par eux comme un son non reproductible. Le pas à franchir n’est finalement pas si grand avec les discours à forte résonance religieuse qui assimilent l’hypertrophie du visuel et le culte de l’image à une époque où Dieu serait devenu silencieux.

Par ailleurs, si les démarches d’Adorno et de Benjamin sont différentes en ce que le premier ne vise pas à mener une critique sociale de l’art, mais à faire de l’art une théorie critique en acte de la société, il n’en reste pas moins, au-delà des divergences d’analyse, qu’ils perçoivent également la technique comme un appauvrissement. La copie serait une altération, voire une contrefaçon de l’œuvre d’art. C’est là pourtant un chemin qu’il est bien difficile de suivre.

Adorno écrit par exemple : « l’écoute régressive est liée de façon évidente à la production par le mécanisme de diffusion que celle-ci utilise » (p. 53). De ce point de vue, son esthétique est tout entière un refus de la médiation et lui fait exclure radicalement de l’art tous les genres musicaux qui n’existeraient pas par eux-mêmes. Il fait peser notamment sur « la musique légère, dont la simple mention des moyens de diffusion mécaniques qu’elle emprunte suffit à réduire la portée et à relativiser le rôle » (p. 19) la responsabilité d’un déclin de l’art musical. En outre, chez Benjamin, la principale fonction de la technique serait de reproduire mécaniquement un original. La démonstration paraît peu rigoureuse.

La notion d’authenticité est le produit tardif d’une activité constante de reproduction, par tous les moyens techniques qui ont pu être inventés. D’une certaine manière, l’aura de l’œuvre musicale unique commence à exister de manière décisive au moment, où pour les besoins de l’édition et de l’industrie du disque, la nécessité d’établir une version stable d’une œuvre s’impose. De plus, il a fallu les efforts de l’industrie du disque pour que naissent des auditeurs capables de reconnaître Bach et Beethoven comme les compositeurs originaux de leurs œuvres. De telle sorte que plutôt qu’une déperdition de l’aura, on a assisté à son affirmation. La force du texte de Benjamin est qu’il donne l’impression de parer à tous les coups : il semble redonner une part active à la technique et peut satisfaire les matérialistes sans pour autant reconnaître aucun rôle actif à la présence matérielle et commerciale des supports suivant en cela les idéalistes qui refusent à la musique toute logique marchande. C’est dans ce nœud que se tiennent ensemble les tenants des deux camps qui combattent aujourd’hui pour la musique.

Tout se passe d’une certaine mesure comme si on considérait l’enregistrement comme une étape préparatoire à l’expérience vraie et ultime de la musique en direct, seule capable de donner corps à une émotion esthétique. On peut voir là d’ailleurs un des éléments qui justifient le coût élevé d’une place de concert : pour qu’il y ait vraiment art, il faut y mettre le prix. C’est oublier un peu vite tout ce que la musique doit à ses artefacts : sans eux, elle n’existe pas, que ce soit un disque, une partition, un fichier mp3 ou un concert. Rien de moins réel en somme qu’une œuvre musicale originale, une et indivisible, qui contiendrait une vérité supérieure sous une forme exclusive. À ce titre, la position en surplomb d’Adorno qui suspecte tout autant le concert moderne, pour sa séduction facile des masses abruties par la dimension spectaculaire, que le disque, incarnation d’une fixation fétichiste sur les objets, trahit une position aristocratique extrême. En définitive, à considérer la musique comme « le mystère suprême des sciences de l’homme » (Claude Lévi-Strauss), on en restreint l’accès aux seuls élus qui détiendraient les clés de son essence propre.

Notes

[1Il existe au moins deux versions achevées du texte. Celle de 1939 est disponible chez Gallimard en « Folio plus philosophie » avec un dossier réalisé par Lambert Dousson (2008).

[2Cf. Peter Szendy, « S’arranger — de la phonographie. Les discologies d’Adorno et de Bartók », in Musica practica. Arrangements et phonographies de Monteverdi à James Brown, Paris, L’Harmattan, Collection « Esthétiques », 1997, pp. 45-92.

[3Le texte date de 1938. Il est édité en français aux éditions Allia (2001).

[4L’ensemble des analyses qui suivent sont nées de la lecture du livre d’Antoine Hennion, La Passion musicale. Une sociologie de la médiation, Paris, Collection « Leçons de choses », Éditions Métailié, 1993 (réédition en 2007).

[5On lira des éléments d’analyse à ce sujet dans l’ouvrage de Jonathan Sterne, The Audible Past. Cultural Origins of Sound Reproduction, Durham, Duke University Press, 2003. Voir aussi le compte-rendu du livre par Esteban Buch in La Revue internationale des livres et des idées, novembre-décembre 2007, n° 2, pp. 55-57.