Vacarme 44 / cahier

nos tubes / 6

Prince, éros et le copyright

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Prince sert ici de prisme à l’exploration des tubes, au travers de deux de ses chansons. Les productions de cet artiste, dont le changement de nom pour un symbole d’amour imprononçable, au cours des années 1990, fut fameux, devraient nous en apprendre un peu plus sur ce qui noue ensemble l’érotique et le tube, tout comme sur les modalités d’auto-énonciation de la marchandise musicale.

Joy in Repetition est une chanson un peu oubliée de Prince. C’est pourtant une belle chanson, enfouie, il est vrai, dans l’insipide album Graffiti Bridge (1990).

Avant de revenir à Musicology, à ce mélologue de la marchandise musicale que nous avions commencé à analyser (Vacarme n° 43), il vaut la peine de s’attarder un peu dans le « club sur la trente-sixième » qui sert de cadre à l’histoire d’amour rapide, banale et pourtant exceptionnelle que vit le jeune homme mis en scène par Prince. Dans ce club où l’on chante la joie dans la répétition (Joy in Repetition), on croise des poètes (poets) et des chanteurs à temps partiel (part-time singers), tandis qu’un groupe (a band) joue une étrange chanson. Cette chanson, raconte en effet la chanson, dure un an (the song is a year long). Et, lorsque le jeune homme entre dans le club, la chanson est déjà là depuis des mois (it had been playing for months / when he walked into the place). Depuis des mois déjà, elle se joue, elle est là à se jouer. Et pourtant, bien qu’elle perdure depuis si longtemps, personne n’y fait attention (no one seemed to care), il règne dans le club une sorte d’indifférence générale, un air entendu (an introverted, “this is it” look on most of their faces).

Mais voilà que le jeune homme, bien que fréquentant assidûment le club, y remarque pour la première fois « cette femme » qui, au micro, répète les deux mêmes mots, probablement depuis des mois, peut-être depuis toujours (up on the mic repeating two words over and over again / was this woman he had never noticed before). Il se perd dans la façon dont elle articule ces deux mots (he lost himself in the articulated manner in which she said them). Deux mots, deux mots qui ont dû être tant de fois répétés, deux mots que pourtant la chanson, tout en les décrivant déjà dans leur phrasé, fait encore attendre.

Ces deux mots, these two words, ce seront Love Me, aime-moi. Paroles d’éros, banales, tant de fois rencontrées dans tant de chansons d’amour qui se seront répétées pendant des années. Mais la chanson, cette chanson, donc, les diffère, elle réserve la répétition de ces deux mots pour sa fin, sa fin sans fin en forme de tourbillon répétitif accompagné par la jubilation de la guitare solo. Elle ne fait encore que les annoncer, ces deux mots, these two words, en les détachant d’avance par la diction, par le rythme des trois syllabes (these — two — words) qui les décrivent par anticipation : c’est un triolet de syllabes décalé par rapport à la pulsation générale, ainsi que le souligne la voix de Prince qui chante, lascivement, « un peu derrière le temps » (a little bit behind the beat), « juste assez pour vous allumer » (just enough to turn you on). Si bien que ce qui semble déjà allumer le désir d’éros, c’est cet écart qui, d’avance, avant même que ces deux mots si banals ne soient prononcés dans la chanson, creuse le temps, le temps de leur répétition à venir. Enfin, le jeune homme n’y tient plus (he could take no more), il finit par se saisir de « cette femme » pour l’emmener hors scène, à travers une porte dérobée (he dragged her from the stage… through the back door).

Mais qui est-ce que le jeune homme saisit et emmène donc ainsi ? Il voudrait bien le savoir lui-même — il dit (he said) : Dis-moi, quel est ton nom ? (Tell me, what’s your name ?) Ce à quoi elle répond en répétant seulement les mêmes mots, encore et encore (she only said the words again). Il ne saura donc pas qui elle est, « cette femme », dont la voix ne se fait d’ailleurs jamais entendre, puisqu’elle n’est que mentionnée, rapportée à travers le récit de Prince. Elle, celle qu’il saisit et emporte hors scène, ce n’est peut-être même pas un qui, quelqu’un(e), mais plutôt la répétition même. La répétition qui met en mouvement la chanson, la répétition qu’elle poursuit et qui l’écarte d’elle-même, selon cet écart plusieurs fois remarqué : behind the beat, « derrière le temps », disait la voix de Prince en commentant le phrasé des deux mots, dont il décrira aussi joliment la scansion comme tombant « entre les gouttes » de la pluie qui a commencé (two words falling between the drops). Entre : dans l’écart qui se creuse au sein de la répétition.

Depuis Un air comme ça jusqu’à Parole, parole, parole et au-delà, nous n’avons cessé de le vérifier, au cours de ce feuilleton tubologique qui s’achève : dans la fantasmagorie du tube, c’est la marchandise musicale elle-même qui parle et chante, qui célèbre et commente son autoproduction répétée à l’infini. C’est elle-même qui nous entraîne dans l’écart de son désir d’elle-même, toujours relancé car toujours différé.

Prince l’avait compris, il l’avait dit mieux que quiconque, sans doute malgré lui, lorsqu’il rappelait d’où venait ce nom, Prince, ce surnom de souverain dans le monde mondialisé du marché des majors de l’industrie du disque. Ou plutôt, d’où il revenait, depuis quelle dépossession il se répétait dans sa reprise, comme le tube lui-même.

En 1994, pendant les négociations conflictuelles avec sa maison de disques, Warner Bros., pour la sortie de l’album The Gold Experience, Prince décidait de se faire appeler d’un symbole imprononçable (the love symbol), qu’il avait donné comme titre à un album de 1992. Il apparaissait en public avec le mot slave (esclave) inscrit en majuscules sur sa joue. Et il déclarait :

« Mon premier pas en vue de m’émanciper des chaînes qui me lient à Warner Brothers, ce fut de changer mon nom, de Prince en . Prince est le nom que ma mère m’a donné à ma naissance. Warner Bros. a pris ce nom, en a fait une marque déposée (trademarked it) et l’a utilisé comme le principal outil de marketing pour promouvoir la musique que j’écrivais. La compagnie possède le nom de Prince et toute la musique qui lui est associée… Je suis devenu un simple pion utilisé pour produire plus d’argent pour le compte de Warner Bros… Je suis né Prince et je ne voulais pas adopter un autre nom de convention. La seule substitution acceptable pour mon nom et pour mon identité, c’était […] un symbole imprononçable, c’est-à-dire une représentation de moi et de l’enjeu de ma musique (what my music is about). Ce symbole était présent dans mon travail depuis des années ; c’est un concept qui est né de ma frustration ; c’est ce que je suis. C’est mon nom. »

Libéré de son contrat avec la Warner en 1999, Prince a repris son nom en 2000. Mais, quelle que soit la valeur des arguments pour cette réappropriation [1], cet épisode du symbole imprononçable aura fait de Prince une sorte de logo qui n’est pas loin de ressembler au signe du copyright lui-même (©).

On comprend donc que, dans Musicology, sur ce théâtre des opérations qu’est désormais devenu le tube en tant que produit d’une guerre économique et stratégique, la marchandise musicale lutte pour son âme, pour l’âme de son « moi musical ». Et l’on pourrait dire de Prince, en reprenant ces mots de Benjamin à propos d’un des poèmes en prose de Baudelaire, que « ce qui parle là, c’est la marchandise elle-même [2] ».

C’est pourquoi, du reste, dans Musicology, la scène de l’autoproduction du tube est pour ainsi dire retournée ou renversée, comme si la marchandise musicale souveraine voulait avoir le dernier mot : ce n’est plus une scène d’amour, comme dans Parole, parole, parole ou Joy in Repetition, mais une scène de combat, et qui se retrouve à la fin, une fois que la chanson s’est achevée par un coup de pied à la vieille école (Kick the old school joint / 4 the true funk soldiers). Il ne s’agit donc plus de mettre en scène le désir du tube dans le tube, ce désir qui le met en mouvement ; il s’agit plutôt d’une sorte de coda qui marquera la propriété musicale, en écho à des paroles qui ont une allure d’injonction judiciaire (don’t you ever touch my stereo, « ne touche jamais à ma stéréo », entend-on, après d’autres revendications du type : these are my records, « ce sont mes disques… »).

C’est en clôture de la chanson, donc, c’est pour la clore sur elle-même comme une valeur marchande réappropriée que Prince fait défiler, telles des marques déposées de lui-même, des échantillons de ses succès passés : dans l’ordre, If I Was Your Girlfriend, 17 Days, Kiss, Sign O’ The Times et Little Red Corvette.

Avec cette sorte de dépôt légal de soi, qui vient prendre la place de l’éternelle love story de la « môme » et du « gars » de Boris Vian, la fantasmagorie marchande qui a fait la grande époque des tubes touche à sa fin. Et notre feuilleton aussi qui, épisode après épisode [3], a tenté de prêter l’oreille à la façon dont les tubes parlent d’eux-mêmes — c’est-à-dire de cette machine autodésirante qu’ils sont — en parlant de tout et de rien.

Notes

[1Le rappeur Chuck D., par exemple, auquel Prince rend hommage en le nommant dans Musicology, va plus loin qu’une lutte pour la simple réappropriation de ses droits, puisqu’il est l’un des avocats les plus engagés pour la cause du peer to peer. Ainsi déclarait-il, en octobre 2003 : « P2P to me means “power to the people” » (cf. www.wired.com, « Rappers in Disharmony on P2P »).

[2Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, traduction française de Jean Lacoste, Payot-Rivages, 2002, p. 85.

[3On en retrouvera l’écho dans Tubes. La philosophie dans le juke-box, à paraître aux éditions de Minuit.