Vacarme 44 / cahier

Wright Morris l’habité

par

De Bellocq à Robert Adams, en passant par Friedlander, Walker Evans, Robert Frank, Helen Levitt, Lewis Baltz… — après Diane Arbus et Meatyard, déjà apparus dans Vacarme —, douze récits empruntés à l’épopée de la photographie en Amérique. Plutôt qu’une tentative de panorama jamais complet, quelques histoires d’images mémorables.

À Robert Frank

Ouvrez ce livre. Les images noir et blanc défilent, en page de droite, sans légende ; des maisons surtout, des bâtiments divers, souvent anciens, fraîchement peints, plus ou moins frustes ; des détails, objets ; un peu de nature alentour. Il y a des textes en face, brefs. Vous commencez par la photographie : une façade en bois au toit pointu, l’encadrement pointu d’une fenêtre, celui d’une porte au-dessous ; tout contre, un arbre aux branches nues ; cadrage frontal. Vous lisez. « Un regard : voilà ce qu’un homme peut recevoir, non tant pour ce qu’il habite quelque part, que parce qu’il est habité par quelque chose. Habiter une maison, c’est peut-être ça. De ma vie, jamais je n’ai été dans un endroit si plein de gens, de choses, que dans les pièces d’une maison vide. Parfois je pense que seules les maisons vides, en fait, sont occupées. Je le savais déjà lorsque j’étais enfant, mais il n’y avait personne pour me dire ce que c’était qu’habiter. Un habitant, on ne peut le séparer de là où il habite. On peut tout emporter hors d’une maison, loin — de fait, plus on en emporte, mieux on voit de quoi il retourne. C’est ainsi qu’on apprend, qu’on peut dire ce qu’est un habitant. »

Vous continuez, il y a deux typographies. Une amorce : « Ça devient de plus en plus dur de savoir ce que c’est qu’être un Américain. » Ou : « Pourtant c’est de plus en plus simple de dire ce qu’est un habitant. » Et la suite : « Il n’avait jamais rien entendu d’autre que des roues de chariots, là-bas, dans la poussière. […] Ce qu’il voyait chez les gens, c’est ce qu’ils devaient être. Et je crois que ce qu’il pensait, c’est qu’il fallait les aimer pour cela. Je n’avais jamais vu tant d’amour chez qui que ce soit. […] Ce qu’il voyait chez les gens, ce n’était pas tant ces gens que quelque chose qui les dépasse, une odeur de feuilles qu’on brûle, la poussière en suspens au-dessus de la place. […] Il voyait chaque chose plus grande, plus belle qu’elle n’était. Je ne saurais pas dire ce qu’il voyait — mais à cela, il accordait tout son amour. » Vous avez oublié l’image ; passez au texte suivant. Un récit se met en place.

Une autre façade en bois, le même toit, une fenêtre à l’étage et en bas, à droite de la porte, une fenêtre étroite. « Je crois que Grand-Père est parti le premier — au Kansas. Grand-Père, tout ce qu’on saura jamais de lui, c’est d’où il vient. Peu importe où il est, tout ce que vous saurez jamais, c’est d’où il vient. » Après, c’est le rituel du matin : il mange, sa femme l’aide à se vêtir et le regarde s’éloigner.

Tournez la page ; ça continue. De hangar en église, de grange en coin de rue, volée de marches, de neige en broussailles… apparaissent, par les textes, des micro-fictions, qui documentent quelque chose. L’histoire d’une famille, celle du narrateur, puis son apprentissage — mais c’est loin d’être la trame unique. S’entrecroisent les portraits, instantanés, de Will, Anna. « Mon cher fils — Déménagé. Avons un joli petit chez-nous, une cuisinière à gaz. […] Chaud soleil le matin, jolie vue sur cour. Ai le projet de vendre des œufs du jour à de grands restaurants, des hôtels. Bientôt pourrai t’envoyer à Harvard — ou Yale. » Ola Lindgren est devenue Mrs Mulligan. Un Noir dit quelle lutte il faut livrer chaque jour (« Mourir c’est dur, mais j’dirais qu’vivre c’est encore plus dur. »). Ce que le narrateur a pu apprendre, observer. Ce qu’il garde en mémoire, raconte, choisit de partager. « Voyez vous-mêmes — Ce que c’est que d’être un Américain.

Il n’est rien qui abrite ce peuple, aucun ciel. Aucun rêve ne berce son sommeil, aucune prière ne le veille. Nul espoir ne peut l’accompagner, il n’y a pas de voie, de mots, pas de soleil ni de lune, aucune étoile. Car ce peuple est le peuple même, et ceci est sa terre. Si bien qu’il n’est aucun besoin d’abri pour ce peuple — il s’abrite lui-même. »

En 1946 paraît chez Scribner’s, à New York et Londres, The Inhabitants de Wright Morris, auteur auparavant de deux romans. Avec ce livre, il inaugure un genre qu’il qualifie de « photo-texte ». Cette invention aura peu d’équivalents, elle n’est pas l’œuvre d’un photographe écrivant, d’un écrivain photographiant, mais d’un photographe-écrivain. Né en 1910 dans le Nebraska, mort en Californie en 1998, Morris publiera deux ouvrages de même espèce… et bien d’autres différents. Pour The Inhabitants, une bourse Guggenheim lui a permis de retourner là où il avait grandi, afin d’effectuer le travail de terrain nécessaire. Il reçoit une autre aide, en 1946, pour The Home Place (1948) mais il lui faudra vingt ans pour achever une sorte de trilogie, avec God’s Country and My People (1968). Entre-temps, sont parus quantité de romans qui lui vaudront des prix nationaux, des honneurs. Malgré l’accueil positif reçu par ses essais mêlant aux écrits des images, son éditeur le décourage de poursuivre dans cette voie. Et le corpus photographique, en 1950, se clôt.

Bien plus tard, Morris et ses images feront l’objet d’une redécouverte, d’où quelques expositions (au San Francisco Museum of Modern Art en 1992), des ouvrages, parmi lesquels Photographs and Words (1982), où le texte qu’il rédige précède très classiquement la succession des images — ainsi que le recueil d’essais Time Pieces (1989), chez Aperture. Dans les catalogues et monographies illustrant ce retour en grâce du photographe — tel Distinctly American d’Alan Trachtenberg (2002) —, la qualité des reproductions est infiniment meilleure que dans les éditions originales des ouvrages de photo-texte. Mais les photographies de Wright Morris, les mêmes qu’autrefois pour la plupart, avec quelques inédits ou variantes, sont désormais déconnectées de son travail d’écrivain.

Interrogé, en 1995, sur les photographes importants à ses yeux, Robert Frank citait « “The” Wright Morris ». Qu’il en soit remercié. Il n’est pas si facile de cerner celui qui apparaît comme un cas. Connu dans son pays en tant qu’écrivain d’abord, ensuite en tant que photographe, méconnu en France, même en Europe, son œuvre est bien mal appréciée — son nom n’est pas même indexé dans l’ouvrage de Martin Parr et Gerry Badger sur Le Livre de photographies (2005-2007).

Dans un texte autobiographique et critique, Morris s’exprimait clairement quant aux médias qu’il employait. Il a tôt compris qu’« un écrivain qui veut donner l’image de quelque chose a tout intérêt à la prendre lui-même, plutôt qu’à la décrire », et distingue donc entre ce qu’il rédige et photographie… tout en laissant au lecteur/spectateur le soin d’apprécier l’interaction entre les deux dans certains de ses livres.

Quant au détail de son œuvre photographique — les épreuves qu’il réalisa lui-même et celles tirées par d’autres —, un article de Stephen Longmire (« Wright Morris : reinventing a photographer ») pour la revue Afterimage, à l’hiver 2002, le traite avec précision. Reste à inscrire Morris dans un contexte historique et artistique plus large que ceux, séparés, de la photographie, de la littérature.

Au tout début des années 1940, Morris se lance dans un « photo-safari » : « Je débordais d’assurance quant à ce que je voulais photographier. Mais à part l’image que j’avais en tête, je n’avais pas de références […]. J’avais vu quelques photographies de Weston, mais aucune de Dorothea Lange, de Walker Evans, ou de photo graphes de la Farm Security Administration. Il ne me vint jamais à l’idée de faire des photos de personnes. » Les American Photographs (1938) d’Evans « vinrent confirmer les ré ponses que j’avais trouvées. Je ne voyais pas avec [ses yeux], mais les mêmes sujets, le même matériau me retenait. La Grande Dépression était extrêmement photogénique. » En chemin, tout se précise. « Je voulais fixer la structure la plus représentative de chaque chose, celle qui permettrait d’exprimer des variations multiples. Je n’imaginais pas un livre, mais une série, chacun traitant d’une phase de notre existence en tant que nation, comme j’avais pu moi-même en faire l’expérience. La campagne, les petites villes, les grandes, la route à faire. […] The Inhabitants offrirait un recueil rendant compte de l’état de l’Union, en particulier quant à ses symboles les plus menacés. »

À Washington, Morris montre son travail à Roy Stryker, qui commandite les reportages d’Evans ou Lange parmi des paysans déshérités. Ses photographies suscitent un certain intérêt, mais une totale incompréhension, car l’homme en est absent. « [Stryker] avait raison de considérer que mon but n’était pas de servir les intérêts de la justice sociale. Ce que je voulais exprimer, c’était la persona, non la personne […]. » Si les photographies seules n’ont pu convaincre son interlocuteur, associées aux textes, elles manifestent la réussite du projet.

The Inhabitants et The Home Place, puis God’s Country… trouvent ainsi leur place, entre American Photographs et Let Us Now Praise Famous Men d’Evans (et Agee, pour le second, en 1941), mais aussi Les Américains (1958) de Robert Frank — avant The Lines of My Hand (1972). Cependant, les trois essais de Morris, entre les sujets décrits, leur traitement par l’image et le ton des écrits, prennent avec le temps un tour très nostalgique. De même que Morris doit se défendre d’être un écrivain « régional », il est bien près d’apparaître le photographe de ce qui a été, de vestiges de l’esprit de la frontière, de la conquête d’un espace vierge, le champion des pionniers du siècle passé, d’une tradition, au risque du folklore ou du conservatisme.

À la différence d’Evans, il ne vient pas de la ville, même s’il a vécu à Chicago, non plus qu’il ne parcourt le territoire, comme Frank, à un moment où il se modernise à toute vitesse.

Morris est l’héritier d’un large pan de la littérature américaine, de Thoreau, Twain, Hawthorne, avant Faulkner, McCullers, Eudora Welty. Ses images sont à la fois parentes de celles de Strand et d’autres prises aux Raisins de la colère (1940) de Ford, dont la photographie impressionnante de terres désolées, d’environnements familiers, misérables, joue dans l’impact de l’épopée.

Mais les photographies de Morris, et ses livres de photo-texte, appellent les images, les ouvrages d’une génération suivante de photographes-artistes — Lewis Baltz ou Robert Adams. Ainsi, Morris peut prendre place dans une histoire de la photographie qui l’a trop longtemps négligé.

Il est une autre façon de le faire échapper à ce soupçon de passéisme, en considérant deux pièces contemporaines qui, si elles appartiennent à un champ éloigné de celui de ses images, pourraient bien être utiles à leur perception.

Deadpan (1997) de Steve McQueen, filmé en 16 mm puis transféré en vidéo, noir et blanc, muet, concentre en une séquence magistrale de 4 minutes 30 une certaine idée de l’Amérique et de la fragilité, ou au contraire, de la résistance humaine. Le même pan de bois pointu que photographiait Morris s’abat sur un homme debout — comme, plus tôt, Buster Keaton —, et la victime en réchappe. La cabane, ici menaçante, contribue in extremis à montrer la force sinon de celui qui l’a bâtie, du moins de l’un de ses pareils.

Quant à Setting a Good Corner (1999) de Bruce Nauman, vidéo en couleur, sonore, de 59 minutes 30, un homme (ici aussi l’artiste, dans son ranch), en temps réel, y plante un pieu, à l’angle d’une clôture, délimitant ainsi ses terres. L’économie, la radicalité du discours sont bien de notre époque. Mais un lien fécond peut être établi entre cet enregistrement d’une tâche ingrate, déterminante, ou entre la parabole de Steve McQueen, et, plus qu’un paysage, l’image d’une certaine Amérique, loin des villes, d’un temps qui file et de ses excès — une Amérique pas pour autant reléguée dans un passé révolu, pas perdue.

Un bout de bois usé, la cartographie qu’il dessine de terres asséchées, la courbe d’une rivière improbable. « Ce territoire ne faisait pas encore partie de l’Union, et seule la main de Dieu l’avait façonné. C’est ce qui plaisait au Grand-Père — sa femme, ça lui plaisait moins. […] Beaucoup de choses allaient arriver, mais quant à la nature même de cet endroit, elle resterait affaire d’opinion. » Un porche découpé, au coin d’une habitation. « Grand-père construisit la maison avec une telle hâte qu’il en oublia l’escalier. […] À monter et descendre l’échelle, sa femme s’affaiblit, alors que ses enfants, eux, devenaient plus forts. […] Au coucher du soleil, la fenêtre brûlait comme si la maison était en feu. Clouée au lit par ses couches, Grand-mère appréciait ce genre de détails. Elle dormait souvent les yeux ouverts, à croire qu’elle avait peur de ce qu’elle aurait pu voir en dormant. » Dans une chambre au papier peint fleuri, une coiffeuse oblique. « Sur le portrait de famille pris au tournant du siècle, […] tous les yeux, sauf deux, sont levés vers le petit oiseau qui va sortir, vers la grâce que Dieu a répandue sur cette terre. Ma mère regarde droit vers l’appareil photo, comme pour mieux distinguer le coupable, caché derrière. C’est mon père. L’avenir sur lequel elle fixe son regard, ce sera moi. […] On dit que j’ai ses yeux ; le regard qu’ils portent sur vous, c’est le mien. »

En refermant God’s Country and My People, si vous n’êtes pas sûr d’avoir parfaitement compris comment, vous savez que l’auteur a gagné. Vous n’avez jamais rien vu, ni lu de tel. Cela résiste, donne envie de se laisser emporter par ce souffle… Wright Morris vous gagne à sa cause. Celle de son sujet : ceux qui habitent, ont habité cette terre. Ceux par qui elle est habitée.