Vacarme 44 / lignes

les mille et une nuits de la lutte de classe

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La lutte de classe nous accable. C’est un sentiment intime indépassable, mais dont on n’arrive plus rien à faire, et donc auquel collectivement on ne croit plus. Plutôt alors que d’essayer de le « dépasser », pourquoi ne pas essayer de le disperser ou de le disséminer dans l’ensemble des « petits récits » que produisent individus et communautés politiques. C’est peut-être ce qui a été tenté en France à la fin des années 1970. Petite visite guidée avec Lyotard en cicerone.

On connaît presque tous le grand récit de la lutte de classes. C’est le récit marxiste-léniniste de l’émancipation progressive du prolétariat calqué sur le grand récit hégélien de la dialectique du maître et de l’esclave et de la fin de l’histoire : d’abord les communismes primitifs disparurent un à un à la suite de l’accaparement par une minorité des moyens de subsistance de tous, et donnèrent naissance à des sociétés divisées traversées par des conflits de classes tantôt ouverts tantôt déguisés (entre hommes libres et esclaves, patriciens et plébéiens, barons et serfs, maîtres de jurande et compagnons) qui les conduisaient soit à des transformations révolutionnaires, soit à la ruine ; ensuite, cette lutte de classes connaît son apogée avec la lutte entre bourgeois et prolétaires dans les sociétés capitalistes avancées ; enfin, par une révolution mondiale, la classe dominée s’impose, rationalise la production et la pousse à des rendements inconnus ouvrant ainsi la voie à une véritable « société sans classes », société mondiale, société d’abondance, sans travail, sans exploitation, sans division, sans État, où chacun pourra se livrer à sa libre activité et où tous auront des « latrines en or ».

Difficile pourtant de nier qu’en un tel grand récit, presque plus personne ne croit. En tout cas, ni chez les syndicalistes censés le diffuser parmi les travailleurs, ni chez les philosophes, sociologues, économistes, artistes et autres intellectuels organiques censés en parfaire le discours et en prouver sans cesse la véracité. Il y a bien encore chez quelques-uns un sentiment confus, reconnu ou refoulé, il y a aussi quelques traces anciennes — des symboles, des images, des chants —, et quelques travaux plus vivaces ici ou ailleurs, mais tous semblent trop ténus ou trop épars pour la préserver en tant que véritable objet de croyance collective, c’est-à-dire capable de fixer et d’unifier durablement nos existences dans une politique une.

Mais plus encore, y a-t-on jamais cru ? Est-il seulement sûr que la classe ouvrière ait jamais, même par le passé, eu une telle mémoire et une telle « conscience de classe » en-dehors d’une part de prétendues avant-gardes extrêmement minoritaires censées les mener, d’autre part du grand récit théorique censé légitimer ces dernières ?

Si ce n’est pas le cas, force serait alors de constater que l’ère de la lutte de classes est doublement close. Close de n’avoir jamais été crue collectivement, en sa vérité historique, seulement construite et du départ par un « grand récit » à la fois théorique et bureaucratique, mais distincte des procédures effectives d’établissement de la science moderne. Et close par le discrédit dans lequel est tombé même ce « grand récit » défini tivement sans vérité.

Le premier à chercher alors à élaborer sérieusement un tel constat en termes de « récits », c’est Lyotard. C’est intéressant de poser la question en termes de récit et de croyance, parce que ce n’est plus la poser en termes de théorie et de vérité, ce n’est donc pas dire avec l’esprit du temps que le grand récit marxiste « s’est trompé » et qu’il faut l’oublier ou le dépasser, c’est reconnaître qu’il est mort pour des raisons bien plus subjectives. D’abord parce que l’on ne peut pas y croire en vérité — collectivement, on a toujours cru en d’autres récits, plus courts, plus locaux, plus directement incarnés : 1793, la Commune, Octobre 1917, 1936, la Résistance, 1968. Et ensuite parce que l’on ne peut même plus y adhérer théoriquement, en tant justement que « grand récit ». En raison des expériences tragiques des régimes totalitaires, mais aussi à la fois par l’autonomisation effective des procédures d’élaboration de la techno-science qui ne relèvent plus de l’ordre du récit, mais d’un autre « régime de phrases », et par l’autonomisation et la multiplication parallèles des formes de petits récits politiques encore crédibles.

De ce point de vue, ce n’est plus simplement la « lutte de classes » qui est tombée en discrédit, mais tous les « grands récits » de notre modernité — aussi bien celui, libéral, de l’émancipation du citoyen que celui, hégélien, de la réalisation de l’esprit, ou celui de la techno-science capitaliste. C’est ce qu’il a appelé un temps, mais le premier, la « condition postmoderne » : la modernité n’était pas un projet, même inachevé, seulement un ensemble de grands récits qui aujourd’hui sont morts. Car tous n’étaient en vérité que des « méta-récits », des « récits sur la mémoire des récits » en charge de les monter en série pour leur conserver un semblant d’unité et de direction, et ainsi nier le temps, l’imprévu, l’événement, pour les réinscrire à chaque fois dans un (non-)temps eschatologique. Les grands récits n’étaient jamais que des tribunaux devant lesquels faire passer en procès tout ce qui pouvait arriver de nouveau dans le champ politique à toute fin de réduire tout ce qu’il y a d’inconnu et d’immaîtrisable en eux.

Par exemple, on peut mesurer à quel point cela a pu fonctionner pour la lutte de classes à partir du moment où Marx et Engels ont pu la décrire comme « tantôt ouverte, tantôt déguisée ». Car alors il est certain que le sens de toute révolte, de tout nouveau mouvement social, n’appartient plus à ses acteurs mais au juge théoricien ou bureaucrate qui pourra toujours décider alternativement, suivant ses intérêts de classe propres (classe bureaucratique des dirigeants ou classe sacerdotale des théoriciens), que tel mouvement (féministe, nationaliste, minoritaire) est tantôt l’expression ouverte de la lutte de classe menée par la bourgeoisie pour détourner le prolétariat de sa « vraie » lutte, tantôt au contraire l’expression seulement déguisée de cette « vraie » lutte. Avec l’anti-fascisme comme avec l’anti-colonialisme, les différents partis communistes ont pu s’en servir à l’envi.

Est-ce alors à dire qu’avec la fin des « grands récits », il ne reste plus de point d’engagement possible du sujet dans des formes de croyances collectives ? Théoriquement si, puisque s’ouvre au contraire l’ère des « petits récits » que Lyotard nomme « paganisme » pour marquer sa sortie définitive de l’ère de la modernité initiée par les monothéismes et caractérisée justement par un « grand récit » fondateur et orientée vers une « fin des temps ». Les païens s’unifiaient non par un grand récit fermant le temps, mais par une myriade de petits récits inscrits dans un rapport au temps qui était événementiel (tragique ou comique), et donc aussi bien ouvert à l’oubli du temps (sans juge final pour comptabiliser les victoires et les défaites). Ce faisant, ils étaient bien plus proches des « sans-nom, des peuples, des enfants » qui « aiment les histoires — ils les chantent et ils les dansent, vous savez —, parce qu’elles sont la forme langagière dans laquelle le temps est aimé pour sa puissance oublieuse » (Instructions païennes, p. 66).

Une telle apologie du paganisme des « petits récits » repose alors sur quatre prérequis distincts :

1. Le premier et le plus important est justement de ne plus chercher à refonder un nouveau « grand récit ». Le post-moderne n’est pas un nouveau grand projet commun qui viendrait prendre la place du ou des projet(s) commun(s) de la modernité. Et c’est essentiel pour s’empêcher de se perdre soit dans l’enthousiasme incantatoire — c’est formidable tous ces petits récits, signes de mille résistances possibles à l’uniformité de la techno-science capitaliste —, soit dans l’amertume des rêves ininterrompus — tous ces petits récits sont quand même le signe d’une défection majeure qui n’est qu’un rêve ou un idéal sans lendemain. Deux façons encore de ne pas écouter tous les petits récits qui peuvent se produire ici ou là : parce qu’on est déjà au-delà d’eux ou encore pris dans le ressassement mélancolique de leur dé-sastre ou de leur dé-route antérieure.

2. Le second est de situer au cœur de cette production de petits récits, toujours récupérable mais incoordonnable d’avance par la production capitaliste, l’exigence d’oubli et donc l’exigence de création ou d’invention continuée de nouveaux discours, de nouveaux slogans, de nouvelles histoires. Autrement dit, ce n’est plus le théoricien (philosophe ou savant) ou le leader (charismatique ou bureaucratique) qui doit se situer au cœur des mouvements politiques, mais le conteur qui est en chacun. Ce qui est vivant (chantant, dansant) dans la politique, quand on lutte, quand on expérimente, quand on fait de nouvelles rencontres, ce n’est pas de gagner ou de perdre, c’est d’avoir des histoires à raconter et à se raconter. Comme le voulaient Deleuze et Guattari, règne du Conte (« Qu’est-ce qui va se passer ? ») et de la Nouvelle (« Qu’est-ce qui s’est passé ? ») en lieu et place des grands romans de la libération des peuples.

3. Ce faisant, c’est en effet le sujet en tant que tel qui se trouve impliqué dans la politique en tant justement que tout sujet aime écouter et raconter des histoires. S’appuyant sur Sens unique et Enfance berlinoise de Benjamin, Lyotard remarque ainsi que la grande force de tout récit est « que le sujet est impliqué dans ce qu’il raconte », alors que dans l’analyse théorique (fût-ce celle des « grands récits ») le sujet est au contraire censé s’en absenter ou s’y sacrifier (Le Postmoderne expliqué aux enfants, p. 132). Qu’existe un sujet réel en politique, cela veut dire qu’il y a donc d’abord un « je » et un « tu » à qui il s’adresse avant un tiers, un « il » et donc un « nous » qui les absorbent. Le « nous » devient l’effet du « je » et du « tu » et non sa cause. Voilà le troisième prérequis : l’émergence d’une politique se ressourçant sans cesse aux deux premières personnes du singulier.

4. Enfin, il faut un quatrième prérequis : c’est de se rappeler qu’il ne s’agit que de récits et d’histoires, et non de vérités ou de discours. Sans cela, on retombe dans l’infini conflit des interprétations qui, sous couvert de le lui donner, soutire sans cesse au sujet sa capacité de parler au nom de la tradition et des maîtres anciens. De ce point de vue, la grande force politique de Lyotard est de tenter non d’opposer mais de rassembler tout ce qui à cette époque se cherche en commun après la lutte des classes. Sous cette apologie de « petits récits » échappant aux pouvoirs au point même où ceux-ci les éclairent, on retrouve en effet à la fois ce qu’a peut-être cherché Foucault dans La Vie des hommes infâmes (1977) ; ce qu’ont recherché Deleuze et Guattari faisant l’apologie des « mémoires courtes » et de la « puissance de fabulation » des minorités dans Mille plateaux (1980) ; ce qu’a recherché éminemment Rancière sous « les grands discours » dans La Nuit des prolétaires (1981) ; ce qu’a encore cherché Antonio Negri avec les notions spinozistes de potentia et de multitudo dans L’Anomalie sauvage (1982). Dans la politique post-moderne ou païenne, il n’y a plus qu’un seul mot d’ordre : rendre la parole à tous ceux à qui on l’a prise, les reconsidérer, non en promesse mais d’emblée, comme sujets dignes d’être écoutés, et se poser soi-même comme sujet, en racontant des histoires « en son nom propre » et non « au nom du peuple ou du prolétariat ». Il n’y a pas une nuit des prolétaires, mais mille et une, à chaque fois transfigurées par de nouvelles blessures et de nouvelles histoires, qui peuvent ainsi se démultiplier sans fin au point où la techno-science capitaliste échoue à les récupérer, c’est-à-dire au point où elles sont proférées par des sujets singuliers qui ne visent qu’à les oublier.

Est-on alors sauvé ? Peut-on ainsi en finir pour de bon avec cette trace lancinante de la politique moderne qu’est la lutte de classe ? Non, et d’après Lyotard lui-même. Car il n’y croit pas longtemps en cette apologie du paganisme et de la post-modernité. On pourrait même se demander s’il y a jamais cru. Car c’est dans le geste même où il l’énonce que déjà il en doute. Très vite, en tout cas, il en sort. Dès 1984, Le Différend viendra même clore pour de bon cette rêverie, renonçant à toute politique et prônant une éthique du témoignage, censément seule apte à rendre compte du caractère indécidable des litiges entre régimes de phrases hétérogènes, ce qu’il appelle des « différends » :

« On compte sur la résistance des communautés serrées autour de leurs noms et de leurs récits pour faire obstacle à l’hégémonie du capital. C’est une erreur. […] Les fières luttes pour l’indépendance donnent issue à de jeunes États réactionnaires » (§ 262).

Toutefois, on doit aussi se demander comment Lyotard a pu ainsi en venir à abandonner une promesse aussi forte pour sombrer dans des arguments aussi faibles. Rappeler en effet que les révolutions et les luttes tournent mal, sont toujours circulaires (révolutionnaires au sens astronomique), n’est pas faux, mais c’est un argument extrêmement faible et éculé, aussi vieux que les premiers contre-révolutionnaires (Burke ou Joseph de Maistre), aussi vieux même que les plus antiques philosophies politiques (Platon ou Polybe). Et c’est un argument très faible parce qu’il tue d’avance toute vie et tout devenir. À ce compte-là, il ne faudrait aussi jamais aimer parce que les amants les plus éperdus « donnent issue » à de vieux couples en dispute ; jamais donner parce que les âmes les plus généreuses ne « donnent issue » généralement qu’à des individus ingrats ; et même jamais vivre puisque toute vie « donne issue » à la mort. Juger par l’issue, c’est condamner d’avance toute vie, y compris politique. Or, Lyotard est un penseur de la vie, qu’est-ce qui s’est donc passé ?

Peut-être en vérité l’abandon non de tout « grand récit » mais de toute idée de lutte de classes. Car après cette courte dérive, Lyotard ne parlera pratiquement plus de « lutte de classes », mais subrepticement il recommencera à parler en termes de « grands récits » : il dira « Auschwitz » comme événement fondateur, et il reviendra à Kant, à « l’Idée d’une histoire cosmopolitique » ou à l’Idée encore kantienne d’une unique « politique de la culture » visant à maintenir en l’homme, suivant les mots de Kant, « l’aptitude à se proposer en général des fins ». Autrement dit, il n’oubliera pas tout grand récit : il troquera plutôt l’idée de lutte de classes contre le grand récit libéral-éthique qui auparavant n’était pas le sien.

Peut-être, à la fois pour et contre Lyotard, faudrait-il donc défendre ceci : une politique des « petits récits », des lignes de fuite et des communautés n’est tenable que par la lutte de classes. Car il est effectivement possible que cette belle idée de résistances multiples par des récits multiples (ceux des prolétaires ou des humanistes, comme des marginaux, des femmes, des homosexuels, des malades, des usagers, des minorités en général) ne tient pas sans une idée de « lutte de classe » qui les déporte sans cesse au-delà de ce qu’ils sont. À en rester à l’intérieur des récits et des communautés de récits, dès que l’énergie créatrice s’affaisse un peu, on finit toujours par ne plus trouver que des différends désespérants car impuissants à nous permettre de trancher sans reste : différends au sein du féminisme (différence ou égalité ? moralisme ou positivisme ?), différends de même nature au sein de tous les autres combats minoritaires. En revanche, si on les lit à travers la matrice de la lutte de classe, on retrouve peut-être tout leur feu commun et engageant.

Ne prenons que l’exemple des récits féministes. Quand, de l’extérieur, on se trouve confronté à leurs différends, on se sent impuissant à trancher. En revanche, dès qu’ils sont resitués dans les conditions de travail, ils retrouvent tout leur poids de scandale et ces si « indifférents différents » (sur le harcèlement sexuel, sur la prostitution, sur la pornographie, sur le sexe-objet) recommencent à questionner chacun dans sa propre vie. Encore aujourd’hui, tous les « petits récits » semblent ainsi s’étioler à se séparer de la question du travail et de l’exploitation, et se revivifier à y revenir. Or la question des formes et des conditions du travail, c’est la question de la lutte de classe.

Reste donc seulement à comprendre comment la lutte de classe pourrait ainsi fonctionner, non comme « grand récit » source inépuisable de donneurs de leçons et de bureaucrates désinnervés, mais comme matrice formidable à produire du multiple.

Post-scriptum

Note : Pour comprendre l’étrange parcours de Lyotard, après ses périodes marxiste (années 1960) et deleuzienne (1970-1974), à la fin des années 1970 et au début des années 1980, on peut reparcourir, si possible dans l’ordre : Rudiments païens (10/18, 1976) ; Instructions païennes (Galilée, 1977) ; La Condition postmoderne (Minuit, 1979) ; Le Différend (Minuit, 1984) ; L’Enthousiasme (Galilée, 1986) ; Le Postmoderne expliqué aux enfants (Galilée, 1988).