Vacarme 44 / lignes

liberté de circulation : work in progress

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Depuis plus de dix ans, le Groupe d’information et de soutien aux immigrés (Gisti) s’oppose aux mesures de répression de l’immigration. La lutte contre le « travail illégal » lancée en 2007, qui dans les faits s’attaque bien plus aux travailleurs qu’à leurs employeurs, montre ainsi paradoxalement que l’autorisation de travail constitue une entrave à l’égalité des travailleurs et que sa suppression est une condition pour envisager la liberté de circulation.

Les chercheurs qui, dans cinquante ou cent ans, se pencheront sur l’histoire des idées au tournant du xxe et du xxie siècle s’amuseront peut-être à relever la manière dont celle de la liberté de circulation — une idée qui semble pourtant toute simple — aura progressé. Deux pas en avant, un pas en arrière. Et, dans cette curieuse marche, on peut noter déjà que les défenseurs de la revendication eux-mêmes ne font pas toujours figure d’ardents pionniers, qu’eux aussi hésitent, titubent, repartent en arrière, s’interrogent.

La Lettre ouverte à Lionel Jospin, qui réclamait de réfléchir à l’hypothèse d’un renversement radical des politiques migratoires, et d’étudier ce que la libre circulation pourrait engendrer, a aujourd’hui dix ans. Le Gisti, qui l’a signée en 1997 avec cinq autres organisations [1], a toujours réaffirmé son attachement à cette revendication, qui figure dans nombre de ses écrits et déclarations depuis. S’il n’y a eu aucun reniement de sa part sur le sujet, le travail de promotion de l’idée, d’analyse et de réflexion autour d’elle a connu un rythme variable.

Il y a eu un temps comme tétanisé, où il paraissait que nous avions lancé, avec la revendication du droit à la libre circulation, quelque chose d’obscène. Nul désaveu, mais comme un besoin de digérer… Autour de nous, le large consensus formé sur l’idée d’une nécessaire « maîtrise des flux migratoires » a continué de se répandre et d’occuper les devants de la scène, partout en Europe. Dire, comme nous l’avions fait dans la Lettre à Jospin, que ce dogme d’une illusoire maîtrise avait conduit la France à une impasse, ne suffisait manifestement pas. Mais nous n’avions pas les réponses à toutes les questions qui pouvaient se poser ; nous avions appelé à un débat, à une pause permettant de réfléchir à ce que pourraient être les conséquences de l’instauration de la libre circulation !

Les accusations croisées, tantôt d’angélisme, tantôt d’ultra-libéralisme, nous ont finalement aidés au cours des années suivantes à peaufiner notre argumentaire. À ceux qui nous accusaient d’oublier que dès qu’une porte leur est laissée entrouverte les bandits de tous poils s’y glissent, nous dressions la liste des trafics et de l’exploitation sauvage qui prolifèrent là où justement on prétend s’en protéger par une surveillance étroite des frontières : passeurs, fabricants de faux papiers, marchands de sommeil, et employeurs, tous profitant d’une clientèle ou d’une main d’œuvre d’autant plus conciliante et docile qu’elle est tenue de se cacher… À ceux qui disaient que prôner la libre circulation faisait de nous des alliés objectifs des tenants du libéralisme le plus effréné, nous expliquions que la situation actuelle était de fait une situation déréglementée, où les patrons profitaient d’une main d’œuvre précaire donc corvéable à merci, et nous rappelions que nous ne parlions pas d’un abandon immédiat et sans condition préalable de toutes frontières ! Il s’agissait pour nous de la création d’un espace pensé autrement, ce qui supposait une analyse globale, et pluridisciplinaire, des effets possibles de l’ouverture des frontières, un recensement soigneux des chapitres (emploi, droit du travail, accès à la protection sociale, etc.) sur lesquels nos réglementations doivent être révisées.

Nous en étions là lorsque fut annoncé le retour à « une immigration de travail », expression à entendre comme la faculté d’obtenir un droit au séjour sur la base d’un contrat de travail ou d’une promesse d’embauche. Le Gisti, comme des dizaines d’autres organisations [2] se lançant dès lors dans la dénonciation de l’utilitarisme migratoire et du couple immigration « subie » vs « choisie », la revendication de la liberté de circulation a semblé passer au second plan.

En fait le débat n’était qu’ensommeillé, et il a repris tout d’un coup, à cause d’une déclaration du ministre de l’Immigration, annonçant début juillet 2007 qu’il allait « taper le travail illégal » [3]. L’annonce du ministre se rapportait en fait à un décret de mai 2007, entré en vigueur au 1er juillet 2007, qui fait obligation aux employeurs s’apprêtant à embaucher un étranger d’adresser copie du titre de séjour de cet étranger, pour vérification, à la préfecture. Peu ont relevé alors que l’expression « travail illégal » est fort douteuse (plus juste serait de parler d’emploi illégal, ou, mieux, d’emploi dissimulé). Rares sont ceux qui se sont attardés sur le fait que l’emploi dissimulé, ou non déclaré, concerne bien plus fréquemment des Français, ou des étrangers avec papiers, que des sans. Personne d’ailleurs n’a semble-t-il non plus relevé l’erreur grossière commise par Hortefeux, qui a parlé non de sans-papiers mais de salariés « d’origine immigrée ». Même s’il nous est très vite apparu que les premières victimes de ce décret allaient évidemment être les sans-papiers bien davantage que leurs employeurs — ce qui s’est tout de suite vérifié, avec une vague sans précédent de licenciements de salariés sans-papiers — la mesure ne rejoignait-elle pas tout de même l’un des préalables à l’instauration de la libre circulation posés dans la Lettre à Jospin : une réglementation accrue du marché du travail, dans le sens d’une protection renforcée des salariés étrangers ? La question qui se posait à nous pouvait donc être formulée ainsi : devions-nous nous réjouir de la perspective d’une véritable lutte contre l’emploi dissimulé — en l’occurrence l’emploi d’étrangers sans autorisation de travail — sachant comment cette lutte s’inscrit pour nous dans l’avènement d’un régime de libre circulation ?

Cependant, les effets concrets de la mesure prise sur le sort des sans-papiers la fait apparaître, à court terme du moins, comme un outil de lutte contre les sans-papiers davantage qu’un outil de répression contre ceux qui les exploitent. Et le progrès revendiqué en la matière laisse à la vérité sceptique — cela fait trente ans que nous entendons dire qu’on va — demain — sérieusement lutter contre le travail dissimulé. Or si les contrôles des donneurs d’ordre à des sous-traitants semblent en effet plus sérieux, si les vérifications par l’Urssaf des autorisations de travail des salariés semblent plus fréquentes, si également dans l’intérim on note un effort certain, la question reste ouverte — la répression des employeurs a-t-elle vraiment commencé ? À terme, on imagine d’ailleurs que toutes sortes de voies de contournement vont se faire jour : présentation aux préfectures de vrais titres de séjour mais correspondant à d’autres que les personnes embauchées, trafic de fausses cartes d’identité française, etc.

Si la répression des employeurs qui dissimulent des emplois tarde à se mettre en place, ce qui a commencé, en tout cas, c’est la mise en œuvre d’un marché du travail reposant sur toute une hiérarchie de catégories de travailleurs, et ce, grâce aux effets conjugués de plusieurs réglementations différentes. En 2005, le Gisti avait rendu public un court texte intitulé « La liberté de circulation : un impératif éthique et social ». L’impératif éthique, disions-nous, était de stopper la guerre faite aux migrants désireux de gagner l’Europe. Quant à l’impératif social, il consistait selon nous à prendre la mesure des politiques dites de fermeture des frontières sur le marché du travail : tant des que personnes dépourvues de droit au travail se trouvent sur le territoire, les employeurs peuvent les exploiter à merci et s’appuyer sur elles pour, au-delà d’elles, faire pression sur les salaires. Nous réclamions dès lors pour « les étrangers présents sur le territoire de l’Union européenne [...] un statut aligné sur celui des résidents communautaires. ». Le statut des communautaires, c’est le libre accès à tout emploi, sans condition particulière autre que découlant de l’emploi lui-même, sans besoin d’une quelconque autorisation. Avec cette revendication du statut des communautaires accordé à tous, il nous semble dans un premier temps que nous tenons une clef, un support technique dans la défense du principe de libre circulation.

Mais il nous faut nous interroger plus précisément : les ressortissants communautaires des quinze premiers Etats membres, c’est vrai, ont droit à tout travail salarié. Mais les ressortissants des nouveaux États membres, eux, n’ont accès, selon les pays qui les accueillent, qu’à telle ou telle part du marché de l’emploi… D’autre part, une même règle s’applique à tous : l’absence de ressources, ou bien de trop faibles ressources, peuvent faire considérer un citoyen européen comme « une charge déraisonnable » pour l’État d’accueil, qui sera alors fondé à lui faire quitter le territoire national. Du coup, le droit au travail, même au sein de l’Union européenne, a des airs d’obligation de travailler ! Et au final, le statut des communautaires, même s’il offre infiniment plus de garanties que celui des non-Européens, ne place pas les intéressés en situation d’égalité avec les nationaux.

Le problème majeur ne réside-t-il pas en fait dans l’institution même des autorisations de travail, c’est-à-dire dans ce mécanisme qui fait que les uns, parce qu’ils sont Français, ont toute latitude d’exercer n’importe quel emploi salarié tandis que les autres, parce qu’ils sont étrangers, sont soumis à la nécessité d’obtenir pour cela une autorisation. Pourquoi ne pas plaider dès lors pour la suppression des autorisations de travail ? D’ailleurs, puisque ces autorisations de travail (ou titres de séjour valant autorisation de travail) sont une condition d’accès à la protection sociale, pourquoi ne pas revendiquer que cet accès soit lié non à l’autorisation de travail mais au travail lui-même ? Voilà qui mettrait vraiment sur un pied d’égalité tous ceux qui travaillent en France. Et qui du coup permettrait d’envisager sereinement la liberté de circulation.

Notes

[1Act Up-Paris, le Cedetim, Droits Devant !!, la Fasti et le Syndicat de la magistrature.

[2En particulier au sein du collectif « Uni(e)s contre une immigration jetable ».

[3Dépêche ap du 1er juillet 2007