Vacarme 44 / lignes

en marche une tentative de refondation de l’éducation aux États-Unis

par

Si l’on en juge par la teneur des différents projets de réforme annoncés pour la rentrée 2009 — ceux du lycée et du métier d’enseignant notamment —, le système éducatif anglo-saxon, américain en particulier, semble constituer, avec les modèles nordiques, l’une des références des dirigeants politiques français. Dans ce contexte, il était tentant d’y aller voir d’un peu plus près. Un cousin éloigné du master de sciences de l’éducation français présenté dans le précédent numéro sert ici de point d’observation. Ce portrait du Center for Educational Leadership de Seattle auquel appartient Lara Lyons révèle l’ampleur des critiques et des interrogations sur la formation et l’évaluation qui animent les acteurs de l’institution scolaire. Et vu d’ici, le miroir est presque trop beau : des Américains s’attellent à défendre la nécessité d’un service public d’éducation.

Successivement professeure des écoles, chargée de programmes, principale de collège et directrice d’école élémentaire, Lara Lyons a pu, en à peine quinze ans de carrière, arpenter le système éducatif public américain en tous sens. C’est donc dans une certaine continuité qu’elle travaille aujourd’hui à la formation d’un « leadership éducatif », c’est-à-dire d’un ensemble d’enseignants et de directeurs d’établissements susceptibles de devenir comme l’avant-garde d’une réforme nécessaire. Ce passage de l’autre côté de la scène avait toutefois une condition : Lara Lyons désirait rester au contact du terrain. Depuis six mois, il s’agit ainsi pour elle de tirer parti de ses expériences passées. Autrement dit d’élaborer des outils pour améliorer le fonctionnement de l’éducation publique américaine et d’inventer un service public, souci qui n’est sans doute pas le sentiment le mieux partagé aux États-Unis [1].

Lara Lyons fait volontiers remonter cet engagement à son expérience scolaire au Canada, de l’école maternelle à la cinquième, dont elle a conservé trois idées directrices : « l’exigence des programmes, un apprentissage centré sur l’élève et l’enseignement du français dès le CM1 ». Du lycée aux États-Unis, elle se souvient au contraire des carences : « la faiblesse des programmes scientifiques, un rapport professeur-élève académique, des contenus acquis par cœur, la médiocrité de l’enseignement analytique, l’absence de rigueur et le caractère optionnel des langues étrangères ». C’est au sortir du lycée, excellente élève, qu’elle choisit de faire carrière dans l’éducation, ignorant les remarques de ses professeurs qui s’étonnent de ce choix « peu ambitieux » et lui conseillent des voies plus « prestigieuses » : professeur aux États-Unis est un métier pour les mauvais élèves, s’entend-elle dire. Mais sa scolarité au Canada lui a permis d’entrevoir des possibles et lui a donné une autre perception du corps enseignant. Une fois son master en sciences de l’éducation obtenu à l’université de Virginie, elle entre dans le métier. Il restait à choisir entre secteur privé et secteur public. Il n’y a eu aucune hésitation. Travailler dans l’enseignement public aux États-Unis est le cœur du combat puisque c’est là que tout se joue : 90 % des élèves américains sont scolarisés dans le public.

formations

Le Center for Educational Leadership (CEL) [2] de l’université de Washington à Seattle, auquel appartient aujourd’hui Lara Lyons, s’attache à défendre et à construire cette éducation publique. Il vise non seulement à former, dans le cadre des masters, les futurs acteurs du système éducatif de tout niveau mais également à travailler en étroite collaboration sur un même campus avec les acteurs du présent. Ce fonctionnement assure le lien entre terrain et théories, entre enseignements élémentaire, secondaire et supérieur. Il se propose donc de réfléchir à la formation des personnels de direction à la fois administratifs et pédagogiques. De l’observation de classes sur l’ensemble du territoire américain et de l’analyse des pratiques pédagogiques, le CEL a fait le constat d’un système qui repose sur une addition de choix individuels relayés par les politiques successives et d’une société dirigée par le « moi ». Lara Lyons résume ainsi la situation : « il y a autant de pratiques qu’il y a de moi l’exerçant. » La multiplicité des programmes, des standards, loin d’être une force, contribue au caractère fragmenté et discriminatoire de l’école américaine. D’un district à l’autre, c’est-à-dire d’une ville à l’autre, les vacances, emplois du temps, options, matières enseignées et contenus varient. Lara Lyons déplore l’absence de projet collectif dans la pensée éducative et souligne les profondes inégalités sociales, ethniques et linguistiques qu’impliquent cette organisation. Elle affirme que le relatif échec de l’école publique est lié en partie à son aspect « ségrégationniste ». La mission du CEL est de réduire ces inégalités. Pour unifier et travailler à plus d’équité, Lara Lyons et l’équipe du CEL voient une solution dans la formation initiale et continue des enseignants. Elle se souvient de ses premières années en classe de sixième, un manuel comme unique guide. Interrogée sur une éventuelle nationalisation des programmes, elle préfère miser sur la constitution d’un corps d’enseignants mû par des objectifs communs. Penser des programmes nationaux stricts, détaillés (certains districts vont jusqu’à rédiger la structure du cours pour tous les jours de l’année), c’est négliger « l’art du présent, ne pas laisser de place à l’imprévu, à la fulgurance du moment et nier la dynamique caractéristique de la classe ». L’urgence, dit-elle, est celle du recrutement de professeurs. Elle rappelle que plus de 50 % des enseignants quittent la profession dans les trois premières années de leur carrière. Pourquoi une telle désaffection ? Parce que le système est incapable de former les futurs enseignants et par la suite de les soutenir et contribuer à leur développement professionnel. Lara Lyons aime rappeler que l’on sous-estime l’extrême sophistication, la complexité et l’évolution permanente de cette profession où rien n’est jamais définitif : « Enseigner, dit-elle, c’est être en état de recherche et de pratique en même temps. C’est cet aller-retour ici et maintenant, en classe, entre théorie et action qu’il faut susciter. »

L’effort du CEL consiste donc à poser les jalons d’une formation initiale solide. Pour Lara Lyons, le candidat au master en sciences de l’éducation ne peut se passer d’une spécialisation dans la matière enseignée. Elle assure que plusieurs générations de professeurs n’ont suivi aucun cours à l’université dans la matière qu’ils enseigneront plus tard. En ce sens, elle admire les professeurs français dont elle loue le savoir. Mais plus encore que l’apprentissage universitaire, les chercheurs du CEL tablent sur le parrainage et le tutorat. Leur action commence véritablement dans la classe. Il s’agit de repérer dans les établissements visités ceux qui deviendront les formateurs des futurs enseignants. L’originalité de ce processus n’est pas celle du tutorat mais plutôt des critères de sélection des tuteurs. Lara Lyons concède qu’il faut choisir des professeurs expérimentés et reconnus par les institutions mais insiste sur la nécessité de recruter des professeurs-tuteurs capables également de travailler avec des adultes. Longtemps, dit-elle, ces mentors ont placé les professeurs stagiaires dans des situations infantilisantes. Être un tuteur, ce n’est pas reproduire avec l’adulte une pratique pédagogique destinée à des adolescents, c’est réinventer la relation à l’adulte en formation : « guider, diriger, ce n’est pas enseigner. Il faut instaurer une relation de confiance mutuelle, savoir écouter, orienter, conseiller et répondre à des demandes variées. » Ce sera donc la combinaison de deux facteurs distincts qui permettra le recrutement des professeurs-formateurs : une pratique pédagogique de qualité et des caractéristiques de leader.

Lutter contre l’isolement de l’enseignant constitue par ailleurs l’un des objectifs du cel. Il serait à la source de nombreuses pratiques surannées qui témoignent non pas de l’incompétence des professeurs mais relèverait de la nature même de ce travail, le face-à-face élèves-professeur. Pour Lara Lyons, on ne peut inventer, innover, se renouveler sans apports extérieurs. Le CEL se propose ainsi d’être le lieu des synergies : « Puisque l’éducation aux États-Unis s’est faite dans la désunion, il faut maintenant assembler l’ensemble des pratiques performantes pour construire les fondements d’un enseignement enfin véritablement public. »

collectif

Si l’attention est portée sur les enseignants, il n’en reste pas moins nécessaire de refonder également la profession de chef d’établissement. Directeurs d’école, principaux et proviseurs ont longtemps été des gestionnaires, des décisionnaires ou managers dont les tâches premières étaient, selon Lara Lyons, « de produire des emplois du temps, d’organiser des évacuations d’incendies et de s’assurer de la bonne santé budgétaire de l’établissement ». Or un diplôme administratif et quelques années d’enseignement ne font pas de bons principals  [3]. Le CEL insiste sur leur recrutement et la définition de leur rôle. Gestionnaires certes, mais surtout « visionnaires », ils doivent créer des équipes de travail efficaces, encourager les échanges, multiplier les rencontres et évaluer les enseignants [4]. Comment ? Par la fréquentation quotidienne des salles de classe qui sont considérées comme des lieux ouverts. Lara Lyons se souvient de ses années en tant que principale à Tillicum, collège relativement « défavorisé » de Bellevue, commune de l’État de Washington, banlieue fortunée de Seattle. Le district de Bellevue, riche de ses impôts locaux, a tenté l’expérience d’un contact quotidien entre administration et enseignants. Résultats immédiats : une désacralisation de l’évaluation et une formation accélérée des principals. « L’évaluation annuelle, préparée par le professeur pour être l’application parfaite des théories en vogue, n’est le reflet d’aucune réalité pédagogique », rappelle Lara Lyons. Au contraire, les principals doivent être présents également quand le cours ne fonctionne pas, non pour sanctionner mais pour apporter des réponses, pour participer à l’amélioration, à la demande aussi du professeur s’il le souhaite. Le rapport administration/enseignants n’est plus unilatéral mais est avant tout une collaboration, une mise en commun des énergies et des forces. Les fonctions de chef d’établissement sont donc également pédagogiques. Pour Lara Lyons, il doit se mettre au service de l’enseignant en l’encadrant, le soutenant, en l’accompagnant dans ses recherches formelles et pratiques et en contribuant à son développement professionnel. Ici, l’observation des différents types d’approches (gestion de la classe, du travail en groupe, organisation de la progression annuelle, démarches inductives et déductives, variété des modes d’évaluation, etc.) n’est plus une faiblesse comme sur le plan national mais une richesse parce que centralisée, analysée, redistribuée, partagée, perpétuée.

Il s’agit donc de restaurer un dialogue interrompu il y a de nombreuses années entre corps enseignant et corps administratif soutenu par une organisation pyramidale. Les superintendents [5] doivent évaluer les principals en visitant « l’unique lieu de la recherche : la salle de classe. » Et dans le même temps, les professeurs sont mis à contribution dans le processus de notation de leur supérieur hiérarchique. Enfin, les superintendents, après avoir souffert d’une compétition entre districts largement produite par les effets secondaires des lois de l’administration Bush [6] qui évaluent strictement les établissements en fonction des résultats aux tests fédéraux des élèves, ont à leur niveau formé un collectif [7] qui réfléchit, fédère, visite les établissements scolaires, contribue à l’élaboration d’un enseignement public adapté aux spécificités de la société américaine. Pas de nationalisation donc mais une volonté d’union et de transversalité, en marche vers un service public.

Notes

[1Pensons aux difficultés que rencontre le personnage de l’institutrice Mallory O’Brien dans la première saison de la série américaine The West Wing (À la Maison Blanche), quand elle bataille pour que l’équipe démocrate du président Bartlet engage une réforme ambitieuse en faveur de l’éducation publique.

[2http://depts.washington.edu/uwcel. Il s’agit de l’un des dix centres de recherches en sciences de l’éducation des États-Unis.

[3En anglais, le terme principal renvoie de manière indistincte aux fonctions de directeur d’école, de principal ou de proviseur.

[4Les chefs d’établissement jouissent d’une certaine autonomie.

[5Les superintendents ont des fonctions proches de celles des recteurs d’académie en France.

[6Voir le texte de lois No child left behind  : www.ed.gov/policy/elsec/leg/esea02/....

[7Voir l’interview de Richard Elmore, chercheur en sciences de l’éducation à l’université d’Harvard : www.gse.harvard.edu/news/features/e.... Toutefois sept États pour l’instant participent à ce programme.