Vacarme 25 / arsenal

mouvement des intermittents

un nomadisme affirmatif

par

À côté de la production inventive de modalités de contestation, ce qui se dégage aujourd’hui de la mobilisation des intermittents est peut-être, fondamentalement, ceci : à travers un travail d’analyse et de réflexion collectifs, ce mouvement produit l’expertise sur le statut qu’il défend.

Ce sont donc quelques milliers d’acrobates et de jongleurs qui ont réussi ce que n’avaient pu produire, au printemps, des professions plus puissantes et plus protégées : non pas (encore) une victoire mais, ce que redoutent par-dessus tout les pouvoirs, un événement. L’annulation du Festival d’Avignon en est un qui vaut bien celle du baccalauréat, en ceci surtout qu’elle relie, gommant la traditionnelle trêve estivale, les mobilisations du printemps à celles qui s’annoncent. Effet d’emploi du temps sans doute, puisque les intermittents travaillent aux loisirs (actifs) des autres, mais aussi effets de subjectivités très singulières et occupant dans les formes sociales actuelles une place (ou non-place) tout aussi spécifique.

Les intermittents du spectacle et de l’audiovisuel sont des travailleurs précaires d’un secteur particulièrement important pour l’économie actuelle. Et il y a une « fierté » propre au précaire, qui constitue la base de toute éthique digne de ce nom, aujourd’hui si ce n’est en tout temps. La précarité, si elle n’est pas réduite à la peur ou au ressentiment, est la seule noblesse en ces temps de dictature du risque, comme intégration vraie de la finitude et condition d’ouverture à la puissance, qui n’est pas pouvoir. London chantait déjà ce nomadisme affirmatif fuyant sous le talon de fer, que nous apprennent aussi les Gitans, comme mon ami Angel, musicien que j’eus le plaisir de retrouver dans une manif d’intermittents porteur d’un drapeau de sa « nation », m’expliquant les formes de redistribution sociale, dans les villages gitans d’Andalousie, des gains de quelques musiciens à succès… De cette fierté du précaire, ces travailleurs-là sont particulièrement porteurs, puisqu’engagés dans une auto-valorisation pour accéder à des métiers intellectuels-créatifs autrefois réservés aux rentiers, généralement peu désireux d’accéder à des emplois permanents, mais pas résignés pour autant à la paupérisation. La précarité, beaucoup d’entre eux l’agissent comme part d’autonomie vis-à-vis des appareils de capture institutionnels ou économiques, comme le font d’ailleurs à plus bas prix des Rmistes investis dans la vie associative et culturelle, des « intellos précaires » de l’université ou de la presse qui travaillent sans couverture sociale, et autres transfuges des grands partages du savoir, du pouvoir et du sensible. Pour ces différentes raisons, à la jonction du monde du travail précaire et de celui des valeurs immatérielles, ils expriment un mixte détonnant, d’une autre manière que ne le fit autrefois « l’aristocratie ouvrière », mais reprenant de celle-ci quelque chose d’essentiel : la conviction qu’égalité et singularité, bien loin de se contredire, se potentialisent. À la différence de leurs prédécesseurs, ce n’est pas seulement de leurs « métiers » particuliers, comme le croient les syndicats, qu’ils tirent leur « fierté », mais de l’intermittence elle-même comme capacité à inventer sa vie entre contraintes et liberté, ce qui implique un vrai savoir-faire, et une forme de foi au sens de Kierkegaard : mixte de fini et d’infini, de nécessaire et de possible. Et exprime l’aspiration commune à la composition esthétique des forme de vie de tout un chacun, ainsi qu’à des garanties collectives non normatives. Ce mixte est à la fois la raison de l’attaque du Medef-CFDT (finissons-en avec ces fainéants heureux tout en laminant la production culturelle minoritaire), et celle d’une résistance éthique et vitale, apparemment non prévue par les « partenaires sociaux », ni par bien des intermittents eux-mêmes.

C’est pourquoi la proclamation de vitalité du mouvement des intermittents à cette rentrée 2003 est un levier important pour la suite, pour arrêter de jouer, comme disent les coordinations. C’est-à-dire pour atteindre des zones de communication et d’organisation plus immanentes pour l’accès au commun. Un des résultats imaginables pourrait être la formation de coordinations dans d’autres secteurs. En tout cas, cette mobilisation introduit une transversalité porteuse de contamination, de changement de style. En témoigne peut-être la déclaration d’Attac, organisation jusqu’à présent rivée à la « valeur-travail » ou à celle du « plein emploi » et qui, dans un communiqué de soutien au mouvement des intermittents, affirme qu’il pose une question d’intérêt public, celle de dissocier le temps de travail de la rémunération, pour un accès de tous au temps libre, lui aussi créateur de richesses. Micro-révolution culturelle à gauche, dont on espère qu’elle ne sera pas sans lendemain, au moment où Raffarin tente d’allier à sa manière les promesses du libéralisme avec celle du travaillisme jospinien de « l’impôt négatif ».

Tout ceci, bien sûr, est assez fragile. Les tentations corpo, que portent les syndicats du secteur culturel même oppositionnels (fédérations des professionnels du spectacle, syndicats d’auteurs, groupements de cinéastes…) sont bien présentes, qui sacrifieraient l’essentiel : la « porosité » de l’intermittence redoutée des experts libéraux, sa zone d’indiscernabilité. Ces tentations se sont aussi exprimées dans les coordinations, avec la peur de la non-reconnaissance, qui réactive les pulsions hiérarchiques. Mais ces coordinations, parce qu’elles regroupent aussi des multiplicités de situations et de compétences, ont aussi commencé à créer une capacité d’auto-affirmation et d’expertise des valeurs établies.

Il faudra revenir sur cette histoire et ces agencements dans leur beauté chaotique et efficace [1]. en attendant, nous avons choisi de publier un texte de travail d’un atelier de la coordination des intermittents et précaires d’Île-de-France, qui tend à démonter les illusions de l’exception culturelle, du statut de l’artiste et du droit d’auteur. Ce que nous ferons non sans évoquer les analyses de Foucault mettant en cause la figure de l’auteur, ni sans proposer pour rire quelques détournements de Duchamp ou de Lacan : ceci n’est pas un (statut de l’) artiste ; ou encore : l’exception culturelle n’existe pas. Car il y a belle lurette, comme nous le rappelle le texte ci-dessous, que l’œuvre est toujours expression de forces qui dépassent l’artiste comme individualité et que l’économie, l’art et la vie ont partie liée dans une économie générale du désir et du besoin où ils ne sauraient être en rapport d’exclusion.

Notes

[1Notamment à travers le réseau très précieux des Précaires associés de Paris, qui a largement contribué à lancer l’action en Île-de-France, mais on pourrait aussi citer ce contrebassiste, mathématicien par ailleurs, Olivier Sens, qui a produit une analyse projective remarquable des conséquences du protocole, amenant d’ailleurs la « révision » subreptice (et donc illégale) du protocole sur les « délais de carence ». http://cip-idf.ouvaton.org.