Vacarme 25 / arsenal

mouvement des intermittents

pour une culture sans « exception » document de travail

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Ce texte est une contribution collective destinée à nourrir la réflexion d’un atelier de la coordination des intermittents et précaires d’Île-de-France. C’est ainsi qu’il peut être lu, et non comme une position officielle de cette coordination.

Pour la rentrée se préparent deux grands raouts sur la politique culturelle lancés respectivement par Jean-Jacques Aillagon, actuel ministre de la culture, et Jack Ralite, sénateur communiste et « ami des arts ». Tous deux centrés sur la notion d’« exception culturelle », ces débats pourraient présenter un terrain miné pour le mouvement. Celle-ci jouit d’un certain prestige parce qu’elle signifie, pour l’opinion publique, le refus des diktats du GATT, de l’AMI, de l’OMC : le refus de traiter la production artistique comme une simple marchandise. Mais quelles politiques cautionne-t-elle en réalité ? Et quelle est la règle que cette « exception » confirme ? Jacques Chirac a œuvré pour faire inscrire l’exception culturelle dans le projet de constitution européenne et nous pensons que le gouvernement Raffarin se charge de l’appliquer à sa manière, qui est aussi celle des autres dirigeants européens. La signature du protocole d’accord sur l’assurance-chômage des intermittents du spectacle, bien loin de contredire cette politique, est un passage décisif dans son déploiement. Les nouvelles règles d’indemnisation des intermittents visent en effet le rétablissement du statut d’« exception » de la culture, à l’inverse d’un mouvement de démocratisation sur un temps historique long.

le protocole d’exception

Les résultats de ces mesures récentes sont connus de tous. Un dégraissage de 40% des indemnisés actuels et, à moyen terme, une sortie systématique et progressive d’autres ayant-droit. Le nouveau protocole empêche aussi l’entrée des jeunes générations dans le régime de l’intermittence. C’est un blocage brutal d’une tendance qui se développe depuis au moins 1968 et qui depuis quelques années avait connu une progression exponentielle : la ruée des nouvelles générations vers les activités artistiques, intellectuelles et culturelles. Les intermittents ne sont que la partie émergée de l’iceberg puisqu’il ne faut pas seulement ajouter les 130 000 intermittents non indemnisés, mais aussi toutes les autres « professions » (plasticiens, architectes, chercheurs, créateurs de mode, vacataires de l’université ou pigistes et collaborateurs occasionnels, voire travailleurs « indépendants » de la communication), travailleurs immatériels précaires qui bossent souvent gratuitement ou pour des rémunérations ridicules et dans des conditions de protection sociale épouvantables.

Le signal qui vient des nouvelles dispositions est clair : fini le long processus de « démocratisation » de l’art, des professions intellectuelles et culturelles. Il faut les hiérarchiser, les contrôler, paupériser ceux qui ne bénéficient pas d’autres rentes. Pour le spectacle vivant, il s’agit de définir un carré restreint d’artistes « excellents » selon les critères de l’État, des entreprises et des collectivités locales, qui tous ont leur « politique culturelle » (culture d’État, marketing, tourisme et développement local, etc.). C’est ce à quoi coopèrent les nombreuses demandes qui se lèvent en ce moment pour un « statut de l’artiste ». Les rapports entre ces nouveaux « privilégiés » et les institutions ne seront plus régulés par des droits collectifs, mais par une individualisation des financements (comme les salaires dans tous les autres secteurs). La concurrence de tous contre tous qui s’ensuivra est le meilleur moyen de division et de contrôle de ces élus d’exception.

Le Baron et ses vicomtes auront leurs artistes de cour, comme au beau vieux temps.

Pour ce qui concerne l’audiovisuel, l’exception culturelle est une alliance inégale entre les majors françaises (Canal+, TFI, grosses entreprises de production de télévision et de cinéma) et des résidus de cinéma « indépendant », « d’auteur », des réalisateurs de « documentaires », etc. Des intérêts contradictoires et hétéroclites ont trouvé un terrain d’entente contre la politique des multinationales américaines. Le rôle principal est joué par les majors françaises, qui depuis longtemps pratiquent des politiques de subordination à la logique de l’Audimat et de libéralisation de la production et du marché du travail, de la même manière que les Américains (externalisation de la production, exploitation — et non abus — du travail intermittent…).

La partie faible de cette alliance pense qu’elle pourra grignoter quelque chose en s’appuyant sur cette lutte entre « géants de la communication » qui se déploie par des politiques de quota, de protection de la production américaine ou européenne, voire de « monopole »… Mais c’est exactement le contraire qui se produit depuis vingt ans et non pas à cause des seules multinationales américaines, mais des entreprises bien de chez nous. Les espaces de « liberté et de création » ont été systématiquement réduits et les travailleurs du « cinéma d’auteur » poussés vers la précarité. En réalité il s’agit de délimiter et de définir des « professionnels » du formatage, de l’uniformisation et de l’homogénéisation de la production cinématographique et télévisuelle, qui puissent faire face à la concurrence du grand méchant loup américain. Et on va assister à une lutte passionnante entre des superproductions européennes telles que Astérix ou Taxi (I, II, III, etc.) et les superproductions hollywoodiennes. Ainsi les différentes institutions de l’État sont en train, l’une après l’autre, de se rallier à cette définition de l’exception culturelle. Après le CSA, c’est le Conseil d’État qui reconnaît le statut d’« œuvre audiovisuelle » à Popstars. Les 18% du chiffre d’affaires que M6 doit investir en « œuvres audiovisuelles » et les 13,5% qui doivent être mise à disposition d’œuvres d’« expression originale française », peuvent donc être tranquillement investis dans la télé-réalité. L’exception culturelle est un simple outil de distribution des parts de marché dans le commerce international.

Le fait de considérer l’« exception culturelle » et le protocole d’accord sur l’assurance-chômage des intermittents du spectacle comme s’ils répondaient à deux logiques séparées, voire contraires, est donc une erreur. Le terme d’« exception » est parfaitement choisi et définit précisément les objectifs du Medef, du gouvernement français et de la gouvernance européenne. L’exception de la culture confirme la règle de la flexibilisation du travail et de la marchandisation de toutes les productions humaines. Mais si, à l’époque du Baron, la « culture » avait un statut d’exception puisqu’elle était pratiquée par des élites de privilégiés, cette fois l’exception sera imposée politiquement, pour couper court aux pratiques d’une multitude de plus en plus large et hétéroclite de sujets qui se sont appropriés du savoir, de la culture et des fonctions intellectuelles, dont autrefois, leurs pères et surtout leurs mères étaient exclus.

Telle est la réalité de la politique de l’exception culturelle, et nous n’avons toujours pas compris comment et pourquoi les 650 signataires de l’appel du 14 juillet au Président de la République lui ont donné des gages sur cette politique qui, depuis des années et ici avec une accélération formidable, est en train de les étrangler.

« tout homme est un artiste »

Les mots et les énoncés ne sont pas innocents. Tout au long du XIXème et du XXème siècles, les mouvements ouvriers, artistiques et étudiants se sont attaqués directement au statut d’« exception » de la « culture ». La lutte contre la séparation entre travail manuel et travail intellectuel, la critique pratique de la séparation entre art et vie, les mouvements pour la « scolarisation de masse », voyaient dans l’« exception » de l’intellectuel ou de la création artistique un instrument de domination politique : un principe de division entre qui avait droit et titre à la parole et qui devait courber l’échine et se taire. L’affaiblissement du pouvoir de commander a toujours été accompagné par l’ébranlement de ces divisions et par la désacralisation des activités intellectuelles, artistiques et scientifiques. Ces différentes luttes ont conduit à un brouillage et à une contamination de plus en plus poussés entre travail, art et formation. Les tenants de l’« exception culturelle » nous disent qu’il est grand temps de mettre de l’ordre dans ce foutoir, de rétablir les divisions claires et nettes entre ceux qui ont le temps et l’argent de penser, de créer et de se former — et les autres, qui manquent de l’un ou l’autre ou des deux.

Le travail de ces mots commence à produire ses résultats. Pour régler le conflit des intermittents du spectacle, dit-on, il faudrait un nouveau statut de l’artiste qui puisse séparer, comme le propose un article paru récemment dans Libération, les techniciens des artistes et, parmi ces derniers, les interprètes des « créatifs » (réalisateurs, chorégraphes, metteurs en scène, etc.). Pourtant, voilà belle lurette que l’art a perdu son « aura », tombée selon les mots de Walter Benjamin de la tête de l’artiste « dans la boue ». Le cinéma en tant que dispositif, avec sa « production industrielle » et sa « réception de masse » en est la cause principale. Il est donc étonnant qu’aujourd’hui cette volonté de restauration de l’« aura » vienne principalement du monde du cinéma. Le piège qu’il fallait déjà déjouer dans les années 1930 est exactement celui qui nous est proposé aujourd’hui : ou avec la marchandisation ou avec l’« art », l’« œuvre » et les « artistes ».

Peut-on penser quelque chose de plus éloigné de la tradition artistique du XXème siècle que la définition d’un statut de l’artiste ? L’exception de l’acte de création et du produit artistique ont été soumises à toutes les critiques, tous les renversements, toutes les dérisions possibles qui débouchent, dans les années 1970, sur les prises de position de Joseph Beuys : « tout homme est un artiste ». Ceci ne signifie pas que tout homme est peintre, sculpteur, etc., effectivement, mais que tout homme a une « puissance virtuelle de création ». Beuys exprime aussi une transformation majeure de nos sociétés. Le travail répétitif n’est plus la source principale de la production de la richesse. C’est la capacité d’invention de tout un chacun qui est « mise au travail » aujourd’hui. Beuys ne propose pas d’effacer toutes les différences entre les activités, mais il affirme qu’elles peuvent communiquer entre elles, trouver une mesure et un fondement commun dans la création. Il propose une évaluation de la production de la richesse qui n’est plus fondée ni dans le travail, ni dans l’art, mais dans de nouvelles différenciations ne cloisonnant plus l’art, le travail et la vie.

« On ne peut pas commander l’invention, on ne peut pas commander la création ! » (Gabriel Tarde). Nous ne pouvons pas définir a priori qui est artiste et qui est inventeur. La seule chose que nous pouvons définir a priori, ce sont les conditions matérielles de l’épanouissement inventif dans toutes les pratiques humaines. Les droits collectifs sont les présupposés du déploiement de l’invention et de la création. L’égalité est le présupposé de la différence. Virginia Woolf a dit à ce sujet des choses très simples : « La liberté intellectuelle dépend des choses matérielles. La poésie dépend de la liberté intellectuelle… Et les femmes ont été toujours pauvres… Voilà pourquoi j’ai tant insisté sur l’argent et sur la chambre à soi. »

Voilà pourquoi il faut tant insister sur l’argent, les droits collectifs et les conditions matérielles dans cette lutte ! Le statut de l’artiste, version appauvrie et vulgaire de l’« autonomie de l’art », est un instrument politique de division et de codification disciplinaires de la créativité humaine. La restauration de la « valeur-art » est le pendant de la restauration de la « valeur-travail ». Les deux en pure perte, puisqu’il est impossible de remettre au centre de la production de la richesse le travail industriel de la même manière qu’il est impossible de revenir à ce concept suranné d’art et d’artiste. Nous avons la chance de tenir ensemble, avec le mouvement des intermittents du spectacle, ces deux réalités (le travail et l’art) et la possibilité de les redéfinir en partant de cette force d’invention diffuse dans la société.

renverser l’ancien régime d’auteurs

Les tenants de l’exception culturelle sont aussi de farouches défenseurs du droit d’auteur. Là encore, on trouve une convergence entre la droite et la gauche. Le droit d’auteur, le brevet et le copyright ont été inventés au moment des révolutions française et américaine pour défendre d’une part l’auteur (ou l’inventeur) et lui assurer une rémunération de son activité, et d’autre part pour assurer la liberté du public et la circulation des savoirs. Ces formes de rémunération et de garanties avaient peut-être un sens parce que la production culturelle ou l’invention technique étaient une « exception » et que le public était constitué par des élites. Encore qu’on puisse soutenir qu’à cette époque également, l’invention brevetée intervenait déjà comme simple surplus par rapport à l’accumulation/production de savoirs non brevetés, ou le texte d’auteur comme recomposition de textes antérieurs, etc. Reste que nous sommes confrontés aujourd’hui à une situation très différente : celle de l’« intellectualité de masse » où les producteurs de savoirs comme les publics ne sont plus constitués par des élites, mais par des coopérations larges et des multitudes d’usagers. Dans ces nouvelles conditions de la production et de la réception de la culture, le droit d’auteur et le copyright ne rémunèrent plus les auteurs et n’assurent plus la circulation des savoirs. Au contraire, ils garantissent un monopole et donc une rente aux multinationales de la communication et de la production audiovisuelle et entravent la libre circulation des savoirs. La lutte qui oppose les grandes multinationales de la musique aux usagers du net est symptomatique de cette situation, tout comme la bagarre entre Microsoft et les logiciels libres tels que Linux. Dans ce second cas, la « propriété intellectuelle » entrave la libre coopération des individus et est à l’origine d’une homogénéisation de la façon de travailler et de communiquer (95% des ordinateurs sont équipés d’outils informatiques fournis sous copyright par une seule entreprise).

Au contraire, fourni sous « copyleft », c’est-à-dire avec le droit de copier, reproduire et modifier librement les connaissances qui constituent les logiciels, le système Linux permet et encourage des formes de coopération où le producteur et l’usager se confondent. Ainsi, il rend caduque une autre fonction qui, dans la situation d’« exception » de la création, était attribuée à la propriété intellectuelle : favoriser et promouvoir l’innovation. Malgré les billions de dollars assurés par le monopole des systèmes d’exploitation, les produits Microsoft sont peu performants, peu fiables et naturellement très chers si on les compare aux logiciels libres.

Comment s’opposer à cette prédation de la richesse produite collectivement, qui est opérée par le biais des lois sur la propriété intellectuelle ? Il est clair que ce n’est pas avec les cotisations patronales et salariales, car la majorité du « travail » — c’est-à-dire de l’invention, de la création — a lieu sans patrons, en dehors de toute relation salariale. Il en va de même dans la « production culturelle », où les coûts du processus risqué et aléatoire de la création ne seront jamais assumés par les diffuseurs privés. L’annulation des festivals a pourtant permis de chiffrer l’énorme bénéfice qui est créé dans le secteur privé par les subventions publiques accordées aux productions théâtrales, musicales et audiovisuelles, et par le régime de l’intermittence. Et il faudrait prendre en compte, en deçà des arts proprement dits, la production spontanée et coopérative des modes vestimentaires, musicales, comportementales, langagières, etc., qui sont à la base de toute production culturelle. Le droit d’auteur et, surtout, le copyright ne sont que des moyens de gérer la création socialement produite, pour le compte des diffuseurs privés.

On objectera que le droit d’auteur reste le seul moyen pour un écrivain, un plasticien, un compositeur ou un cinéaste de vivre de son art ; et on ajoutera que le droit d’auteur français est indissociable d’un « droit moral » qui protège l’intégrité de l’œuvre contre toute manipulation. Pour dissiper pareilles illusions, il suffit de demander à chaque artiste que l’on rencontre si ses droits d’auteur lui rapportent davantage que ses subventions, son assurance-chômage, ou ses rentes. Et quant à l’intégrité des œuvres produites sous le « star-système », l’absurdité devient encore plus patente. La loi du copyright reconnue par les instances internationales oblige l’auteur à céder tout droit de regard concernant la circulation de l’œuvre.

revenu et « gauche d’auteurs »

Les nouvelles clôtures, dans le capitalisme contemporain, n’entravent plus l’accès à la terre, mais au savoir et à la culture. Dans les conditions coopératives de la production culturelle actuelle, « exception » et « copyright » introduisent une logique néolibérale, par l’individualisation de la rémunération, la restriction de l’accès aux biens publics, le blocage de l’innovation, le formatage de la subjectivité et de ses formes d’expression. Si l’on comprend pourquoi Chirac les défend, les raisons pour lesquelles la gauche et les syndicats se trouvent sur les mêmes positions nous restent obscures. Cette stratégie faussement défensive n’a aucune possibilité de réussite. Seule la définition des nouveaux droits collectifs sur toutes ces questions peut constituer une réelle politique anti-libérale et, surtout, contribuer au développement libre et autonome de toutes les formes de coopération.

Voilà pourquoi il est si important, en premier lieu, de préserver le système d’assurance-chômage des intermittents du spectacle et de l’élargir vers d’autres professions, dont l’ensemble des « intellos précaires », et au-delà. S’il faut, dans certains cas, protéger l’intégrité des œuvres contre le flux de la marchandise multimédia, ne serait-il pas souhaitable de dissocier le droit moral, portant sur le contenu et la signification, d’un prétendu droit d’auteur contingentant l’accès aux savoirs ? Il s’agirait de donner force de loi aux nombreuses variations du principe de « copyleft » — qui peut aussi se traduire par « gauche d’auteurs » !

Au lieu d’accepter la persistance et bientôt la croissance du chômage de masse, accompagnée de la déchéance du système scolaire et de la précarisation accrue de ceux qui produisent la richesse sociale, on peut exiger et mettre en œuvre les nouveaux droits collectifs du XXIème siècle, en jetant les bases matérielles et juridiques d’une société de la connaissance, de la culture et de la création pour tous. Sans exception.