Faut-il brûler Legendre ? la fable du péril symbolique et de la police familiale
par Bruno Perreau
On espérait Pierre Legendre discrédité par ses prises de position sur le PaCS : les masques étaient tombés. Il conserve pourtant des émules. Mémoire courte ou foi du charbonnier ? Curieuse manière, en tout cas, de ne pas reconnaître la cohérence du maître : il n’y a pas deux Legendre, le polémiste maladroit et le théoricien majeur, celui-ci excusant celui-là, mais un seul, qui hait tout ce qui ressemble à de la production de soi. Lecture.
« Instituer l’homosexualité avec un statut familial, c’est mettre le principe démocratique au service d’un fantasme. C’est fatal dans la mesure où le droit, fondé sur le principe généalogique, laisse la place à une logique hédoniste héritière du nazisme » [1]. Ainsi parlait Pierre Legendre. Deux ans après l’adoption du Pacte civil de solidarité, l’historien du droit et psychanalyste ré-endossait ses habits de Cassandre. A nouveau, on l’entendit crier à la dislocation des montages anthropologiques occidentaux sous l’empire du perspectivisme postmoderne et jouisseur des gais. Dès les premiers débats (pourtant laborieux) sur la reconnaissance civile (pourtant incomplète) des couples homosexuels, Legendre s’était en effet affirmé comme le héraut d’un ordre juridico-symbolique, ultime rempart à la décadence des mœurs contemporaines. Il fit ainsi très vite autorité : ses travaux devinrent le prêt-à-penser d’un certain catéchisme de gauche, qui, au nom d’un pseudo-refus hexagonal du « politiquement correct », se voulut grand ordonnateur des hiérarchies dites « privées ». Ces thuriféraires zélés ne manquèrent pas une occasion de doctes commentaires sur les modes de vie homosexuels. C’est ainsi qu’Irène Théry, sur les projets de coparentalité entre une lesbienne et un gai, a pu parler de « régression biologisante » [2] ou, citant Legendre, de « conception bouchère de la filiation ». C’est ainsi aussi que Guy Coq put, sans la moindre honte, asséner qu’« une société dominée par la culture gay est vouée à une mort prochaine ». Il en devint même difficile de distinguer ces considérations phobiques des homélies réactionnaires d’un Tony Anatrella nous expliquant qu’« en voulant inscrire de façon masquée l’homosexualité dans la loi, c’est le droit qui risque de devenir fou ». Voilà pourquoi, en 2001, Legendre revint à la charge sur le PaCS : concurrencé dans le rôle du penseur messianique, il dût désavouer tous ceux qui se réclamaient de sa pensée [3]. Non qu’ils aient été des interprètes trop conservateurs, mais, au contraire, qu’ils semblaient déjà trop concéder aux sirènes postmodernes (Irène Théry s’était par exemple prononcée en faveur du concubinage homosexuel).
Faut-il donc simplement brûler Legendre ? Cette option, univoque, ne peut s’avérer satisfaisante. Les travaux de Legendre ont en effet participé à l’ouverture d’un champ de réflexion considérable sur la dimension esthétique du politique : en interrogeant le rôle des images dans l’attachement « amoureux » des citoyens aux institutions, ils paraissent incontournables à beaucoup. Toutefois, cette provocation permet de situer d’emblée la violence discursive au cœur du débat, en rappelant qu’elle est un outil essentiel et conscient de l’argumentaire legendrien. Elle place le lecteur de Legendre dans une position réflexive, l’invitant à produire son propre héritage. Car du double mouvement, décrit par Sartre dans ses Questions de méthode, d’intériorisation de réalités sociales objectivées et d’extériorisation de réalités sociales subjectivées, Legendre ne retient généralement que l’analyse du premier pan, négligeant ainsi interactions, contraintes, dominations et productions de soi. Ce sont ces notions que nous voulons au contraire mobiliser aux fins d’éclairer le dispositif de la « Loi symbolique » chez Legendre et la façon dont elle opère la mise en ordre sociale des sexualités. Cette mise en ordre relève d’une « affaire de "police" », au sens foucaldien du terme, « non pas répression du désordre, mais majoration ordonnée des forces collectives et individuelles […] par des discours utiles et publics » [4]. Car, c’est bien ainsi que procède Legendre : depuis maintenant vingt ans qu’il nous donne des Leçons [5], jamais il n’eut recours au moindre argument coercitif. Au contraire, s’il en appelle à l’ordre des choses, c’est par un savant jeu conceptuel où la peur du meurtre, constitutive des sociétés occidentales, vient justifier un modèle familial unique, la « Ternarité père-mère-enfant ».
la production du péril symbolique ou le désordre des sexualités
Le travail de Legendre tourne autour du destin du Droit comme nœud des rapports du biologique, du social et de l’inconscient. Yvan Simonis nous rappelle la congruence de deux hypothèses centrales traversant son œuvre [6]. La première est que la sécularisation de l’ordre laïc nous a fait oublier la dimension profondément religieuse du pouvoir politique. Dès lors, la Raison administrative, construite à travers l’intégration du droit romain dans le droit canon du VIème au XIIème siècle, n’est qu’un masque à l’attachement véritable des individus aux institutions. Cet attachement est dogmatique car il entretient une fiction nécessaire à l’existence même de ces institutions. « La dogmaticité prise en compte transforme la vision du phénomène institutionnel en déplaçant le regard. […] La société devient scène et discours, elle se construit comme une figure de l’espèce, c’est-à-dire prend statut de fonction pour le sujet. Ainsi, nous avons affaire au théâtre des classifications de la Raison » [7]. Rendre compréhensible le droit implique donc de déchiffrer le régime occidental de la normativité, rendu illisible par des siècles de sédimentation juridique. Ce décryptage est une analyse des images produites par la raison. La seconde hypothèse fondatrice chez Legendre est celle de l’amour des institutions. La « Loi » est ce « concept éminemment analytique par lequel nous sommes introduits au fonctionnement du mythe, de cet ordre textuel où se définit le dogme social notifiant l’amour du pouvoir ». Or, note Legendre, « pour obvier au manque de corps, les organisations se développent portées par des pratiques d’idolâtrie, grâce auxquelles les sujets du désir inconscient débrouillent le désordre des choses et finissent par s’accorder sur ceci : le pouvoir leur parle, aussi dénué de corps qu’il soit. Ainsi devient-on sujet des institutions » [8]. Pour Legendre, l’amour des institutions est religieux : il s’appuie sur des mythes extérieurs à l’individu qui symbolisent le lien social. La notion de symbole (symbolon, en grec) se rapporte aux parties d’un même objet, échangé entre deux individus pour leur permettre de reconnaître leur engagement contractuel en en réunissant les morceaux. La fonction symbolique fait donc tiers. Elle est une contre-marque réitérant le contrat social. Elle doit permettre, par l’attachement à ses images, de certifier l’appartenance de l’individu au groupe et l’amener à reconnaître l’existence de ses autres membres et, par conséquent, sa propre finitude. Pour Legendre, ce « Tiers totémique » est une « Référence fondatrice » : « Dieu a beau être mort, la logique, elle, ne meurt pas » [9]. Sa philosophie est donc, stricto sensu, fondamentaliste. Une résistance apparaît pourtant dans ce schéma puisque la fonction symbolique ne peut être opérante que si elle est porteuse de sens acceptable par tous. Legendre met alors en avant le rôle joué par le langage : incorporé, il opère une séparation qui fonctionne comme un miroir signifiant à l’homme sa propre existence. De ce point de vue, l’anthropologie legendrienne (au sens large, c’est-à-dire sa conception de l’humain) est immédiatement politique : « Parler, faire parler, empêcher de parler, parce que la politique transite par la parole » [10]. L’homme n’est confronté à la théâtralité de la société que parce qu’il est un « animal parlant ». Fabriquer l’humain, c’est donc le séparer de lui-même par un désir pour un Objet Absolu placé hors-jeu et/ou hors-temps (par exemple, l’Etat) et porté par le langage. L’existence de l’homme (au-delà de sa naissance) n’est possible qu’au prix de l’acceptation de la perte de soi.
Ce pessimisme anthropologique assigne en retour une véritable fonction démiurgique au droit. Relisons Legendre : « Toutes les générations ont leurs impostures. L’homosexualisme (sic) en est une. Dans un boucan médiatique, voici la nouvelle course au progrès, qui est aussi une course au pouvoir. […] Garantir la non-discrimination sociale des citoyens en raison d’une position subjective (sic) quant au sexe est une chose. Casser les montages anthropologiques au nom de la démocratie et des droits de l’homme en est une autre. […] Si vous me permettez une référence à la psychanalyse, je dirais qu’en termes authentiquement symboliques le droit met en œuvre la “ Ternarité ” (lien mère, père, enfant), c’est à dire l’Œdipe. Voilà du compliqué qui signifie simplement : on ne peut pas fabriquer du mariage homosexuel et de la filiation unisexuée ou asexuée, pas même du succédané “ contrat de vie de couple ” à l’usage des homosexuels, sans mettre à bas toute la construction à l’échelle de la culture » [11]. Cet entretien qui, on en conviendra aisément, relève davantage du pur normativisme que de l’histoire du droit, est aussi un non-sens juridique. Pourtant Pierre Legendre semble oublier que sujet de droit et être humain sont deux catégories bien distinctes. Le sujet de droit est une fiction juridique, personne physique détentrice de droits et d’obligations ; que ceux-ci varient ne change rien à la définition sexuée des individus (même si celle-ci doit être par ailleurs l’objet d’interrogations en sciences sociales). Pourtant, Legendre opère cette confusion : obsédé par la dramatisation du rejet de l’inceste, il utilise la trinité hétéro-œdipienne père-mère-enfant comme le rappel à l’ordre identitaire permettant d’accomplir au mieux cette prohibition fondatrice. Comme si cette trinité garantissait quoi que ce soit. Comme si le lien social ne résidait qu’en ce seul interdit. Pourtant, Legendre insiste : le droit, et particulièrement le droit de la famille, est l’opérateur de la nécessaire castration de l’individu. Or, si le droit a des conséquences sur le psychisme des individus, ce n’est pas sa fonction première. Il n’est qu’un système de contraintes parmi d’autres. Imaginer un tel dispositif, c’est donc construire une « discipline causale » archétypale des régimes totalitaires. « Il n’y a plus dans notre droit de liens qui autorisent ou qui excluent des rapports sexuels. Si la plupart des individus n’ont pas l’habitude d’avoir des relations sexuelles avec leurs géniteurs, sœurs, enfants ou grands-parents, ce n’est pas parce que le droit le leur interdit. Ce sont d’autres normativités sociales qui interviennent […] » [12].
Legendre caricature donc le droit pour mieux l’interpréter. Il n’est alors plus question de lire le droit, mais de dire le droit. En tant qu’exégète, il se place dans une position prescriptive presque providentielle. Il se veut le gardien du temple juridique. Ce souci d’expertise dissimule des enjeux de légitimation dans le champ scientifique. Sous couvert d’orientation de la décision publique, se substitue au monopole étatique de contrainte physique légitime une délégation de contrainte normative dans les mains de quelques spécialistes, extérieurs à ses structures politiques et administratives [13]. Cette tendance contemporaine de l’Etat est caractéristique du passage des sociétés de souveraineté aux sociétés de contrôle [14]. Une telle expertise suppose un corpus, constitué, chez Legendre, par la psychanalyse lacanienne. Mais, alors que la pratique de l’analyse s’appuie sur une certaine singularité du transfert entre l’analysant et l’analyste, Legendre en tire autorité. Son adoration des majuscules [15] lui permet de légitimer la réification des représentations sociales tout en se tenant à l’abri des reproches qui pourraient lui être opposés. Car la transposition de la psychanalyse à la théorie du droit est tout sauf évidente. En effet, si le droit encadre la politique, il est aussi une politique qui a réussi. Derrière son usage répété dans le débat public, il y a bien en jeu un ordre du discours, caractérisé par un certain contrôle des conditions de sa production et de sa communication, et par son efficace disciplinaire subséquente.
l’organisation de la police familiale [16] ou l’ordre du censeur
Chez Legendre, c’est l’arbre de la parenté qui distribue et fixe les places. L’Etat en assure l’exécution et dispose donc d’une « vocation structurale » : « rappeler la cohérence du binôme “État et droit” et prédire l’avenir symbolique des générations à venir, c’est-à-dire le jeu institué des images » [17]. Legendre est donc plus amoureux des invariants que Lévi-Strauss, davantage attaché à la dynamique des échanges sociaux. Jeanne Favret-Saada a montré que « l’idée même d’une "désymbolisation" est risible pour un lecteur de Lévi-Strauss : comment une forme symbolique pourrait-elle occasionner la dégradation de la fonction symbolique elle-même ? » [18]. La police familiale chez Legendre serait donc une police d’immobilisation des processus de symbolisation. La substitution de la notion de « Texte » à la notion de société est, à cet égard, très révélatrice. Legendre l’utilise « aux fins de rendre accessible et théoriquement opérante l’idée de structure dogmatique, celle-ci ayant portée anthropologique : d’une part conserver l’Interdit, d’autre part assumer de fonder le discours au sein d’une culture donnée » [19]. Tout se passe donc comme si les enjeux interpersonnels étaient portés par ces seuls Tiers totémiques, éléments à la fois fondateurs et intangibles. Le langage n’est pas un support d’échanges entre individus mais l’outil de leur attachement au Texte par la civilisation du fantasme. Dès lors, l’homme legendrien, amoureux des institutions, est un homme seul. C’est cet état de profonde déréliction, que seule la Loi peut venir apaiser, qui rend la police familiale nécessaire et légitime. En se conformant aux rôles familiaux traditionnels, l’individu fait pénitence sociale et expie sa liberté dans l’attachement à l’ordre dogmatique. Voilà pourquoi, par une double synecdoque caractéristique du discours homophobe, Legendre fait de l’homosexualité le parangon du danger sociétal. D’une part, il réduit l’altérité à l’hétérosexualité. Non pas à une certaine conception de la différence biologique des sexes, mais bien à l’hétérosexualité, car comment, sinon, considérer un projet parental entre une lesbienne et un gai, où il y a homosexualités et sexes biologiques différents. D’autre part, il substantialise la notion de communauté en la définissant comme la possession d’éléments communs : être homosexuel résiderait dans le fait de partager un refus hédoniste des lois de la Nature et d’ériger ce refus au rang de philosophie (un perspectivisme radical réfutant l’universel appel à la reproduction). Dénuée de fondement sociologique (Legendre ne s’appuie sur aucune définition des sexes et des sexualités), cette vision est également philosophiquement incohérente, ne serait-ce que parce qu’une appartenance communautaire ne saurait être exclusive ou constante. L’identité n’est pas donnée une fois pour toutes mais, au contraire, s’éprouve, effectivement ou potentiellement, dans des interactions complexes. Car qu’est ce qu’une identité si elle n’est pas communicable [20] ? L’analyse foucaldienne des rapports de pouvoir, où l’assujettissement revêt une double dimension, à la fois comme inféodation à la norme, et création du sujet à travers cette inféodation, montre bien que si la pratique de soi est consubstantielle à l’attachement aux institutions, l’identité ne peut être imprescriptible. Une approche phénoménologique des rapports inter- et intra-subjectifs permet donc de résister aux tentatives d’immobilisation identitaire.
Seul par nature, l’homme legendrien n’est sauvé de la confusion que par l’intervention d’un « Tiers symbolique », opérateur de la séparation de soi. Tel est le sens de la fonction d’institution de la vie (vitam instituere) que Legendre a cru repérer dans le droit romain. Mais, en droit romain, la vie n’est un concept juridique que pour désigner le pouvoir de vie du pater sur son fils ; elle est avant tout la contre-partie d’un pouvoir de mort [21]. L’institution de la vie trouve donc ses racines dans la crainte du meurtre dynastique. Par une généralisation abusive, Legendre en conclut à l’absolue primauté du sacerdoce généalogique (dont la règle première est l’interdit de l’inceste). Mais, comme nous y invitaient Deleuze et Guattari, concevoir l’inceste comme « une pure limite » n’est possible « qu’à condition d’éviter deux fausses croyances concernant la limite : l’une qui fait de la limite une matrice ou une origine, comme si l’interdit prouvait que la chose était d’abord désirée comme telle ; l’autre qui fait de la limite une fonction structurale, comme si un rapport supposé "fondamental" entre le désir et la loi s’exerçait dans la transgression » [22]. Legendre n’évite ni l’une ni l’autre. « Pour que l’homme ne meure pas de rester collé à sa mère, ou ce qui revient au même collé à lui-même, à l’image de lui-même, les sociétés ont échafaudé les édifices de la Vérité. […] l’humanisation de l’homme, c’est cela : l’échafaudage qui construit l’image du père. » [23] Certes, pour Legendre, cette image peut être aussi portée par une femme. Il prolonge ainsi les écrits de Lacan selon lesquels « les hommes, les femmes, les enfants, ce ne sont que des signifiants » (c’est moi qui souligne). Jouant du double sens, Lacan invitait à la fois à considérer des représentations et non des personnes mais aussi à ne pas prendre ces représentations au sérieux. Intéressante perspective que Legendre n’est pourtant pas parvenu à tenir. S’il revendique la symétrie au regard du Phallus symbolique, aussi bien porté par le père que par la mère, il finit par reconduire le déterminisme biologique/symbolique : Jeanne Favret-Saada a très justement remarqué que Legendre explique la dissymétrie entre l’excision (atteinte à l’intégrité du corps) et la circoncision (lésion symbolique) par le « rejeton inconscient » de l’idée que la femme serait un homme mutilé. Au nom d’un « refoulé de l’espèce », les femmes paient, dans leur chair, le prix de l’origine mortifère du lien social, parce que « la parole, manifestation symbolique par excellence […] ne peut avoir émergé que comme effet et transposition du meurtre » [24].
Second espace de résistance : historiciser les concepts (sexes, sexualités, inceste, Œdipe) afin de rendre visible la transposition ordre naturel/ordre symbolique.
Reste alors à questionner les mécanismes de mise en œuvre de cette logique sacrificielle. Chez Legendre, c’est avant tout L’amour œdipien du censeur qui opère ce travail. Si l’Œdipe est une double injonction à être comme le Père (désirer comme lui) et à ne pas être comme lui (ne pas désirer ce qu’il désire) [25], il ne devrait induire ni vérité psychique, ni échelle normative. « La seule vérité psychique est celle éprouvée par le sujet ». « Venir à bout de la problématique œdipienne — est-ce là la “bonne” normalité ? Mais tout le monde trouve une “solution” à l’inacceptable situation de l’Œdipe » [26]. Pourtant, Legendre impose un ordre du censeur : la mère ne doit pas faire la loi au père et le père ne pas trop aimer la mère ; sinon, les fils seront homosexuels. La confrontation avec le phallus hostile dont la mère se serait approprié le pouvoir deviendrait insupportable pour le jeune garçon. La caricature devient encore plus flagrante lorsque cette interprétation de l’Œdipe est appliquée à la société dans son ensemble. Pierre Legendre ânonne contre une société sous l’emprise des mères, produisant des fils désexualisés (n’ayant pas accompli l’Œdipe) et violents. En 1984, si le caporal Lortie [27] entre dans l’enceinte de l’assemblée nationale du Québec et veut tuer le gouvernement, c’est nécessairement pour résoudre son complexe paternel. Holiste jusqu’au bout, Legendre conclue à la détermination mécanique des formes de violences sur les enfants (quelles qu’elles soient) par ce supposé pouvoir des mères : « La raréfaction du Père, dans nos sociétés, produit des immatures et pour les deux sexes le collage à la Mère. Au-delà de l’immaturité, et pour ainsi dire, son achèvement : la décharge pulsionnelle sur les enfants » [28]. En 2002, Michel Schneider prend le relais [29] : quand Richard Durn tire sur les membres du conseil municipal de Nanterre, Schneider ne s’encombre même plus du signifiant et explique directement la violence du forcené par l’image « maternelle » du politique (en l’espèce, la mairesse de la ville). Cette haine des mères se double d’une universalisation du point de vue de l’homme hétérosexuel. Chez Legendre, pour que le symbolon puisse témoigner de la singularité de l’échange, sa partition doit s’effectuer en deux morceaux de tailles différentes. C’est ainsi qu’est justifiée la différence des sexes comme garante de la non-confusion des individus. Pourtant, deux portions de même taille ne sont pas nécessairement identiques, car d’autres critères (de forme, de couleur, de matière …) entrent en jeu. En d’autres termes, la pluralité humaine (et ses combinaisons infinies) sauve nécessairement l’humain de la confusion. Les tenants de la différence des sexes s’en trouvent invalidés. Il ne leur reste alors qu’un seul moyen de dépasser l’évidence de cette aporie conceptuelle : affirmer que la différence des sexes est la différence première de l’humanité. Car c’est seulement en réduisant, voire en excluant, les autres caractéristiques de l’être humain, qu’ils peuvent espérer prouver qu’il y a effectivement risque de non-reconnaissance de l’altérité dans toute revendication égalitaire. L’universalisation du point de vue du dominant est rendue possible par cet enjeu de survie de l’humanité, pourtant créé de toute pièce. Ainsi, Legendre ne peut arrimer l’espèce humaine à la fonction généalogique que par la pré-détermination du destin maternel des femmes et le contrôle de leurs plaisirs (on ne s’étonnera guère de la totale cécité conceptuelle de Legendre envers les cultures et sexualités lesbiennes).
S’il est possible de remettre en cause radicalement les usages contemporains de l’Œdipe en empruntant notamment les chemins ironiques tracés par Deleuze et Guattari (à propos de Mélanie Klein : « Dis que c’est Œdipe ou t’auras une gifle » [30]), il n’en reste pas moins que l’Œdipe demeure un schème culturel avec lequel il faut composer. Il importe alors de ne pas réduire ses significations. Songeons par exemple à la façon dont Jean Bergeret a montré qu’Œdipe tue son père et couche avec sa mère, et non pas tue son père pour coucher avec sa mère [31]. Songeons également à la lecture hétérodoxe de Freud réalisée par Leo Bersani, qui analyse en quoi le désir hétérosexuel se construit sur une impossibilité à penser l’attirance sexuelle autrement qu’en termes de manque, de privation, réifiant ainsi la composante traumatique du sujet, et ce alors même que l’homosexualité se caractérise au contraire par l’intensification des pulsions de sociabilité [32]. Évoquons enfin l’archéologie du mythe béotien menée par Didier Anzieu [33]. Redécouvrant une version inédite de la légende, il montre comment Laïos, père d’Œdipe, affronte son fils par rivalité amoureuse pour Chrysippe, fils du roi Pélops, que Laïos avait jadis enlevé. Françoise d’Eaubonne note alors que c’est l’enlèvement, et lui seul, qui suscite la malédiction [34]. Le sexe et le lien de parenté des protagonistes ne s’avèrent pas signifiants.
Troisième espace de résistance : analyser la pluralité des modes d’attachement aux institutions, pluralité à partir de laquelle la notion d’égalité prend sens.
une haine de la production de soi
Par la négation de l’historicité du réel, Legendre affirme donc une vision fonctionnaliste de la famille nucléaire, devenue clef de voûte de toute normativité. Chaque geste de production de soi, hors de ces (ses) injonctions comportementales, passe pour un meurtre symbolique de la civilisation. Legendre a alors beau jeu d’opposer le « substrat religieux et mythologique du montage de l’homme et de la société » à « l’illusion postmoderne de l’individu transparent et libéré » [35]. Cependant, si les philosophies « postmodernes » ont effectivement mis au jour (et non pas produit) un humain réflexif, pluriel et fragile, ce mouvement peut au contraire être conçu, non comme un repli, mais, comme un déploiement identitaire, une source d’intensification de la vie sociale. Tel était pourtant le sens des arguments du Legendre de La passion d’être un autre (1978). Leur lecture n’est pas sans surprendre : « Il est devenu courant de réduire les difficultés soulevées par l’amour politique, c’est-à-dire par le transfert institutionnel, en limitant les observations et en économisant la théorie d’une manière tout à fait abusive. Tantôt les études pourfendent avec ostentation les systèmes d’organisation réputés pour leur aptitude au massacre (cf. la question du nazisme), tantôt le travail de théorisation psychanalytique à propos des phénomènes de pouvoir devient fascinant dès lors qu’il vise à traduire, sous des rationalisations d’allure impeccable, le fantasme du bon pouvoir enfin purifié et qui nous veut du bien ; la psychanalyse se réduirait ainsi, du point de vue des prédications légalistes, à moderniser le despotisme éclairé, à promouvoir un perfectionnement des organisations gestionnaires, à faire déclarer le fin mot des institutions par des psychanalystes évidemment, nouveaux héros dans l’ordre du savoir dogmatique. […] On peut voir alors la psychanalyse prendre la forme de théogonie et les psychanalystes, tous des Titans, travailler à la prise du pouvoir dans l’amour du père mutilé. » [36] Comment ne pas voir dans ce texte le plus cinglant refus des prescriptions du Legendre d’aujourd’hui ? Sans doute le juriste s’est-il laissé entraîner lui-même par l’ordre du savoir dogmatique. D’exégète à prêtre, de prêtre à Dieu, il n’y a souvent qu’un pas. Car si la question du fondement apparaît comme une dette de sens et la religion comme une extériorité conjuratoire des risques d’appropriation des origines, comment ne pas y reconnaître le « Tiers totémique » legendrien dans son travail d’accomplissement de l’Œdipe ? Comment ne pas y voir un éclairage des mécanismes par lesquels, chez Legendre, la théorie vient broyer la pratique et réduire le réel ? La question de l’Instituant est en effet une fable. Fable, pour comprendre le monde. A la façon dont l’infans met en cohérence les messages qui l’entourent lorsqu’il ne comprend pas encore, ni ne maîtrise le langage. Mais cette part d’imagination est irréductiblement plurielle. Elle ne peut relever de l’ordre qu’au prix d’une tentation totalitaire.
Toute production de soi est finalement une hérésie. La raison, elle-même évolutive, n’est jamais immédiatement réceptive à l’affirmation de l’être. La formalisation des droits de l’homme est donc toujours un arrachement et une invention. Elle est dès lors intrinsèquement fragile. L’ensemble des travaux d’Isabelle Stengers montre bien que cette production de soi, à l’image des pharmaka, repose sur un savant équilibre entre devenirs minoritaires et devenirs mortifères. La psychanalyse peut être un espace, parmi d’autres, de la présence de ces devenirs. Espace tout à la fois de dépassement et de remaniement de l’Œdipe, car faire l’économie d’une interrogation interne au mythe béotien, dans l’attente d’un quelconque phalanstère, c’est aussi écraser les expériences de vie de ceux qui, parce qu’ils s’écartent du répertoire culturel qu’est l’Œdipe en Occident, s’y trouvent justement plus fréquemment et plus douloureusement confrontés. Un espace de suspension et de renversement de tout régime politique de normalité est donc d’abord un espace de travail des normes. Sans ce travail, l’assignation à la subversion peut vite prendre des accents incantatoires et parfois même servir à justifier le refus de l’égalité des droits (Sylviane Agacinski a été la caricature de cette autre resucée du conservatisme de la différence des sexes). Deleuze le rappelait : « la psychologie, ou plutôt la seule psychologie supportable, est une politique, parce que j’ai toujours à créer des rapports humains avec moi-même. Il n’y a pas de psychologie, mais une politique du moi. Il n’y a pas de métaphysique, mais une politique de l’être » [37]. Ne pas savoir raison garder donc, mais raison créer. Car ce que nous apprend, a contrario, la fable legendrienne, c’est que la raison du plus fort (fût-elle symbolique) n’est jamais la meilleure.
Post-scriptum
Le présent article fait suite à une communication aux Journées de Chimères, consacrées à « La fabrique de l’insécurité » (le 7 décembre 2002).
Notes
[1] Entretien avec A. Spire, Le Monde, 23 octobre 2001.
[2] Cf. le florilège de ces réactions in Borillo & Lascoumes, Amours égales ? Le pacs, les homosexuels et la gauche, La Découverte, 2002.
[3] In « L’essuie-misères », entretien avec Marc Dupuis, Le Monde de l’Education, décembre 1997.
[4] M. Foucault, La volonté de savoir, 1976, Gallimard, 2000, p 35.
[5] Depuis 1982, Legendre publie ses travaux comme autant de Leçons sur le droit, l’État, la filiation …
[6] Y. Simonis, « Note critique sur le droit et la généalogie chez Pierre Legendre. Ordres juridiques et cultures », Anthropologie et Sociétés, vol.13, n°1, 1989, p. 53-60.
[7] Sur la question dogmatique en Occident, Aspects théoriques, Fayard, 1999, p 8.
[8] La passion d’être un autre. Etude pour la danse, 1978, Seuil, 2000, p 12.
[9] Sur la question dogmatique en Occident, p. 13.
[10] « Le malentendu », Pouvoirs, n°11, 1979, p 17.
[11] « L’essuie-misères », op. cit., p 37.
[12] M. Iacub, « Le couple homosexuel, le droit et l’ordre symbolique » in Le crime était presque sexuel et autres essais de casuistique juridique, EPEL, 2002, p 258.
[13] A l’image de la littérature administrative et civile, le programme de réforme du droit de la famille du gouvernement Jospin s’inspira des invariants legendriens. Ainsi Ségolène Royal d’affirmer : « recentrée sur la filiation, [la famille] peut faire mieux que résister : continuer d’inscrire chacun à sa place dans le système symbolique de la parenté, l’ordre généalogique et la chaîne des générations », 4 avril 2001.
[14] Cf. M. Foucault, Il faut défendre la société, 1976, Gallimard, 2001.
[15] S. Prokhoris, « L’adoration des majuscules », in Borillo, Fassin, Iacub, Au-delà du PaCS, PUF, 1999, p 145-159.
[16] J’emprunte cette expression à J. Donzelot, in La police des familles, Minuit, 1977.
[17] Sur la question dogmatique en Occident, p. 15.
[18] J. Favret-Saada, « On n’est jamais si bien trahi que par les siens », Prochoix, n°16, novembre-décembre 2000, p. 33.
[19] Sur la question dogmatique en Occident, p. 14.
[20] Souvenons-nous de Bataille : « Si je veux que ma vie ait un sens pour moi, il faut qu’elle en ait un pour autrui », L’expérience intérieure, 1943, Gallimard, 2000, p. 55.
[21] Y. Thomas, « Le sujet de droit, la personne et la nature. Sur la critique contemporaine du sujet de droit », Le Débat, n°100, mai-août 1998, p 85-107.
[22] G. Deleuze, F. Guattari. L’Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie, Minuit, 1972, p. 189-190.
[23] La fabrique de l’homme occidental, Mille et une Nuits, 1996, p 43.
[24] La 901ème conclusion, Fayard, 1998, p 188-189. Cité Par J. Favret-Saada, in « La pensée Lévi-Strauss. Anthropologie des sexualités », Journal des Anthropologues, n°82-83, 2000, p 53-70.
[25] S. Prokhoris, Le sexe prescrit. La différence sexuelle en question, 2000, Flammarion, p 235.
[26] J. McDougall, Plaidoyer pour une certaine anormalité, 1978, Gallimard, 1999, p 186 et 212.
[27] Le crime du caporal Lortie. Traité sur le Père, 1989, Flammarion, 2000.
[28] Ibid. p. 211.
[29] Big Mother : psychopathologie de la France politique, Paris, Odile Jacob, 2002. Voir également, « Des crimes de notre temps », Esprit, n°290, décembre 2002, p110-116.
[30] L’Anti-Œdipe, op. cit, p 54.
[31] J. Bergeret, La violence fondamentale. L’inépuisable Œdipe, 1984, Dunod, 2000.
[32] L. Bersani, Homos, 1995, Homos. Repenser l’identité, Odile Jacob, 1998.
[33] D. Anzieu, « Œdipe avant le complexe », Les Temps Modernes, octobre 1966.
[34] F. D’Eaubonne, Eros minoritaire, Balland, 1970, pp. 23 et suivantes.
[35] Sur la question dogmatique en Occident. op. cit., p. 10.
[36] La passion d’être un autre, op. cit., p 31.
[37] Gilles Deleuze, Périclès et Verdi. La philosophie de François Châtelet, Minuit, 1988, p. 10.