John Clare, forêt, amours, folie - poésie
par Anne Bertrand
« Le 8 mars 1860
Cher Monsieur
Je suis dans un asile de fous et je ne me rappelle plus votre nom ni qui vous êtes. Il faut m’excuser car je n’ai rien à communiquer ni à dire et je ne sais pas pourquoi je suis enfermé Je n’ai rien à dire c’est pourquoi je conclus
Mes respects
John Clare »
vie
Grand poète anglais, fut paysan — de la chaumière où il naquit, à Helpstone, en 1793, jusqu’à l’asile de Northampton où il mourut, âgé de soixante-dix ans. Se loua, travailla dans les champs, les jardins de fermiers, au four à chaux. Fut amoureux de Mary l’écolière, malgré lui s’en éloigna ; en épousa une autre, qui lui donna neuf enfants. Autodidacte, écrivit, écrivit poèmes et proses ; fut publié, célébré à Londres, puis oublié. Malade, inquiet, malheureux, se fit interner, d’abord tout près de la forêt d’Epping. Un été s’échappa, fit à pied quatre-vingt miles en trois jours, sans rien manger presque que l’herbe des fossés, pour aller retrouver celle qu’il avait aimée, dont il refusait de croire qu’elle avait disparu. Après cinq mois de nouveau fut enfermé, cette fois pour de bon — vingt-sept années, jusqu’à la mort. Mais autorisé à sortir se promener, aller par les chemins, les bois. Jamais il ne cessa d’écrire, et ce qu’il écrivit alors était plus beau peut-être encore, les poèmes de sa folie sont sans folie, s’il s’était lui-même égaré jamais sa poésie ne l’a abandonné, jamais il ne perdit sa voix, quand bien même il pouvait douter d’avoir gardé ce qu’il nommait son Identité propre. Poète bucolique, rustique ou naturaliste, poète simple des forêts, des sentiers, de la lande et des saisons, des nids, nid de la poule d’eau, du rossignol, des abeilles sauvages, poète des gouttes de rosée, des renoncules, d’un seul amour ancien. Poète limpide, à la fraîcheur intacte dans ses tourments même, poète absolu.
extraits
« J’aimais cette disposition à la solitude depuis mon enfance et j’avais le désir de partir à l’aventure dans des endroits où je n’étais jamais allé auparavant. Je me rappelle un incident que provoqua ce désir quand j’étais très jeune, il valut quelque anxiété à mes parents. C’était l’été et je partis le matin ramasser des fagots dans les bois mais j’eus le désir de m’aventurer à travers champs et je l’ai satisfait. J’avais souvent vu lorsque j’y allais avec les élagueurs la vaste lande appelée Emmonsales étendre ses ajoncs dorés devant mes yeux jusque vers les solitudes inconnues et mon désir m’a poussé à profiter de l’occasion pour les explorer ce matin même. Je croyais que l’horizon constituait la limite du monde et qu’une journée de marche était suffisante pour l’atteindre. Ainsi je partis le cœur plein de joie et dans l’espoir de faire des découvertes, m’attendant, quand j’arriverais au bord de l’horizon, à pouvoir regarder en bas comme si je regardais dans une immense fosse pour étudier ses secrets, de même que je croyais pouvoir regarder le ciel en regardant dans l’eau. Alors j’avançai plein d’ardeur et j’errai parmi les bruyères tout le jour jusqu’à ce que je ne reconnaisse plus rien que les fleurs, que les oiseaux sauvages eux-mêmes semblent m’oublier et que je m’imagine qu’ils étaient les habitants d’un nouveau pays ; le soleil lui-même semblait être un nouveau soleil et briller dans une partie du ciel différente. Je ne ressentais toujours pas la peur, dans ma joie de découvrir toutes ces merveilles il n’y avait pas de place pour cela. Je découvrais de nouvelles merveilles à chaque instant et marchais dans un nouveau monde en m’étonnant souvent de ce que je n’avais pas trouvé la limite de l’ancien. Au loin le ciel touchait encore la terre comme toujours et mon esprit d’enfant était rempli de perplexité. La nuit tomba tout doucement avant que j’aie pu songer que ce n’était plus le matin depuis que le papillon blanc avait pris son envol sous les buissons, que l’escargot noir se promenait sur l’herbe, que le crapaud sautait sur les traces que le lapin avait laissées l’après-midi et que les souris trottinaient et chantonnaient en poussant de petits cris stridents, pendant que le criquet chuchotait dans sa haie, l’heure où s’éveillent les esprits était proche, qui me pressa de retrouver le chemin de la maison. Je ne savais plus où aller mais le hasard me mit sur la bonne voie et quand je suis rentré dans nos champs je ne les reconnaissais plus, tout me semblait différent. »
bruits de la campagne
« Le froissement des feuilles sous les pas dans les bois et sous les haies
Le craquement de la neige et de la glace pourrie dans les allées cavalières du bois et les sentiers étroits et sur chaque chaussée de rue
Le bruissement ou plutôt le bruit de ruée au bois lorsque le vent mugit à la cime des chênes comme un tonnerre
Le frou-frou d’aile des oiseaux chassés de leur nid ou volant sans qu’on les voie dans les buissons
Le sifflement que font en volant dans les bois de plus grands oiseaux tels que corneilles faucons buses etc
Le trottinement des rouges-gorges et des alouettes des bois sur les feuilles brunes et le tapotement des écureuils sur la mousse verte
La chute d’un gland sur le sol le crépitement des noisettes sur les branches des noisetiers quand elles tombent mûres
Le frrrout de l’alouette des champs qui se lève du chaume — Quelles scènes exquises les matins de rosée quand la rosée jaillit en éclair de ses plumes brunes »
Échos et promenades
Robert Harrison consacre un chapitre de ses Forêts [1] à John Clare sous un angle particulier, il voit en lui le chantre d’une liberté menacée, le défenseur d’une terre vulnérable. Pierre Leyris a plutôt choisi de le présenter comme un romantique, même si le titre du recueil des Poèmes et Proses de la folie de John Clare [2], et le texte qui le clôt (« La Psychose de John Clare » par Jean Fanchette), s’arrêtent également sur la question de sa « folie ». Quant à la récente traduction du Voyage hors des limites de l’Essex & Autres textes autobiographiques par Pascal Saliba [3], elle s’intéresse à l’évolution de son identité à travers les divers fragments reflétant une vie troublée. Ces trois introductions à la poésie de John Clare en donnent une image curieusement éclatée, quand ceux qui l’apprécient soulignent, dès son temps, la cohérence de l’œuvre et son intégrité.
Je leur dois à tous trois d’avoir pu approcher un poète rare et plus qu’émouvant : qu’ils en soient remerciés. Grâce à eux il est possible de lire Clare en français, pour commencer. Pourtant ce qui m’aura frappée immédiatement, c’est la parenté que je lui trouve avec certains artistes familiers. La famille qu’il rejoint, singulière, comprendrait d’abord Walser, mais aussi Pirosmani, et probablement Chaissac.
Pourquoi Walser ? Pour l’isolement, la solitude, réclusion même, mais surtout pour la tenue de cette note haute, pendant des années, le choix de l’écriture, de cette expression plutôt que du commerce des hommes. Pour son extrême sensibilité, cette empathie pour ce qui d’ordinaire ne suscite rien de tel, aucune attention. Pour le cheminement enfin, lors de parcours répétés, oublieux du reste, cheminement qui garde intacte la présence au monde, même s’il exclut la société. Le monde, marcher pour l’appréhender ; on verra. Autre chose : l’amour passé qui demeure, la nature dont on est solidaire, l’identité à préserver — un même élan.
Pirosmani pour la même obsession : à lui la peinture, à Clare la poésie. Le Géorgien plus en accord avec la faune sauvage, ses bêtes sur fond de nuit comme les humains qu’il continue de dépeindre, à commencer par la chanteuse dont il aurait été épris. Muet sauf en peinture, comme Clare l’est sauf en poésie. Hors du monde des hommes mais bien toujours au monde, lui aussi. Le soleil noir leur est commun, une ardeur désespérée, une grâce brûlante. Un soupçon de fantastique chez l’un et chez l’autre, suivre dans l’obscurité une laie blanche menant ses petits ou proposer à sa belle une Invite à l’éternité.
Chaissac pour le sentiment d’être petit. Non sans ressources : il sait qu’il parle, peint comme l’oiseau chante, il le sait bien, qu’il est poète, quand ceux des villes, lettrés, policés, s’adressent à lui, il sait quelle est sa place. Ce qui ne l’empêche pas d’être meurtri — et il a des raisons, qui le comprend vraiment, le suivra jusqu’au bout ? Il n’importe, tous deux continuent et continueront de chanter. Une différence pourtant, de taille : l’humour du sabotier, son ironie, les traits auxquels il donne libre cours — mais les temps ont changé.
Viennent ensuite les échos entendus chez d’autres, certes bien plus cultivés, normaux, mais qui lui doivent une part de leur chanson. Hardy, Webb, Garnett : qu’en serait-il, sans Clare, de leurs paysages, si décisifs dans les histoires de leurs héros, leurs héroïnes ? Une hirondelle a fait le printemps. La lande d’Egdon Heath dans Le Retour au pays natal, les fûtaies des Forestiers, la traversée du sentier inondé, un dimanche, par Angel Clare portant dans ses bras sa précieuse Tess ; l’étang profond où s’achève le destin de Sarn quand Prue rêve à son tisserand, les collines en fleurs de La Renarde au printemps ; le sous-bois que regagne irrésistiblement, pour y vivre avec les siens, la Femme changée en renard — et la terre dure, les bruyères, ces arbres dont l’ombre, et chaque feuille jouent leur rôle… Qu’en serait-il de cette participation intime, intense des règnes animal et végétal à la vie d’hommes et de femmes choisis entre tous, car aptes à percevoir une telle nature et à l’apprécier pleinement, en connaissance de cause ?
Le Journal de Virginia Woolf : parfois, souvent, pendant des pages il ne se passe rien. C’est à l’opposé de la tension extrême des Vagues, de la progression lente de La Traversée des apparences, des tourbillons virtuoses d’Orlando. Une prose quotidienne et lâche, même relâchée, qui suit son cours, un flux peu contrarié. Où tout à coup peut se produire ceci, une averse dans le jardin, tout resplendit, alors la note qui retentit est juste, son timbre et sa durée. À la campagne, le bureau de Woolf était face à l’étendue d’herbes, au verger, c’est là qu’elle écrivait, dans le vert, chaque jour, elle y fut heureuse.
L’ultime réponse au chant si pur de Clare, presque abstraite et si contemporaine, ce sont les oiseaux de Mylayne qui l’offrent. Oiseaux qu’il approche en prenant son temps, avec lesquels il s’entretient, dont il découvre et fait découvrir, sans y toucher, les déranger, le nid, oiseaux dont l’importance, la qualité nous sont révélés dans un mouvement d’une générosité rare — sans lui jamais nous n’aurions vu face à face ce rouge-gorge, notre égal, notre frère, si radieux, plein de promesses, prêt à l’envol, à la liberté grande.
Post-scriptum
Merci au Mercure de France ainsi qu’à Pascal Saliba et aux éditions grèges.