Vacarme 45 / Vacarme 45

le peuple exorcisé

par

À Santena, petit village du Piémont italien, le curé vicaire Giovan Battista Chiesa a finalement été suspendu. Il menait des activités d’exorcisme dans tous les villages environnants. Pour sa défense, il a affirmé ne tirer aucun profit financier et agir pour le bien des gens. Les dépositions en sa faveur disent toutes la même chose : il a réussi là où les autres ont échoué. Les remèdes des médecins étaient inefficaces et ce sont des médecins eux-mêmes parfois qui lui ont envoyé les malades. Il est apparu alors comme un sauveur, celui qui enfin a su prendre les choses comme il fallait pour que cela aille mieux, que « ça change ». Lors de sa convocation à comparaître, une foule nombreuse et reconnaissante l’a suivi pour lui manifester son soutien. Mais pourquoi donc tant de gens, d’horizons sociaux divers, des riches et des pauvres, ont-ils fait appel à lui ? Comment comprendre cet enthousiasme apparemment étranger à toute logique, ce succès que quelques années auparavant rien ne laissait présager ?

La réponse semble élémentaire. Cette histoire se déroule dans la campagne turinoise à la fin du XVIIe siècle. C’est une évidence : les communautés paysannes et les masses populaires urbaines de ce temps sont encore très superstitieuses. Leur ignorance et leur irrationalité les exposent aux agissements d’un homme avide d’exercer son pouvoir de domination sur les âmes, de les manipuler. Sauf qu’on n’a toujours pas vraiment compris ni expliqué le problème : d’où vient le pouvoir de cet homme ?

C’est l’une des questions à laquelle l’historien Giovanni Levi essaie de répondre dans son livre Le Pouvoir au village (1985), qui prend pour point de départ ce qui nous apparaît aujourd’hui comme une banale anecdote. Et la leçon n’est pas mince. Plutôt que de considérer que le peuple est fondamentalement naïf et idiot, qu’il se décide en dépit du bon sens, Levi voit à l’œuvre dans les comportements et l’économie morale populaire une rationalité sélective, une intelligence des situations, bref des stratégies. Il s’agit dès lors d’en rabattre sur la condescendance à l’encontre des conduites du peuple. En échafaudant des propositions qui ordonnaient hiérarchiquement l’éventail causal des malheurs, l’exorciste a bien offert une étiologie efficace, en résonance avec son temps. Mais là n’est pas l’essentiel : Chiesa n’a remporté aucune victoire idéologique définitive, comme le signifie la disparition quasi immédiate de toute trace de son existence après sa condamnation. Le surnaturel et les fantasmes ne disent pas tout. La prédication fruste de l’exorciste s’est imposée, non pas parce qu’elle a coïncidé avec un système immobile d’idées et de valeurs, mais parce qu’elle a permis à des groupes d’organiser, autour d’un personnage ambigu, leur possibilité d’agir face à ce qu’ils ressentaient comme une intensification de l’incertitude à un moment où les rapports de force territoriaux étaient remis en cause. Il est beaucoup plus convaincant de resituer l’ensemble dans les jeux d’échelle entre villes et campagnes, centres et périphéries, alliances matrimoniales et concurrences familiales. Ceux qui ont demandé à être exorcisés étaient tous des personnages secondaires dans leurs groupes parentaux respectifs. Minoritaires, relégués, marginalisés dans les relations sociales, ils ont pu, à travers Chiesa, affirmer une place qui leur était déniée. Ces notables, ces paysans, ces métayers refusaient l’anéantissement qui se profilait devant eux : face aux troubles que connaissait le village, ils ont obligé les autres à intervenir. L’enjeu consistait pour ces femmes et ces hommes trop vite qualifiés de crédules, à rappeler qu’être contraint de composer avec l’imprévisible, cela veut dire également qu’aucun processus n’est jamais inéluctable, que tout changement mis en œuvre est aussi le fruit de la rencontre entre tous les protagonistes d’une société.

On peut toujours continuer à penser que les masses sont incapables d’exprimer un projet politique cohérent parce qu’elles ne comprennent rien à rien et qu’elles croient en tout et n’importe quoi. Somme toute que la plèbe est incontrôlable et versatile. Ce que dit le « ils l’ont bien cherché » tenu par ceux, vexés comme des poux, qui refusent d’admettre leur défaite. On peut aussi, à l’instar de Levi, renverser le raisonnement. Il y aurait non pas l’adhésion populaire à une pensée obscure, mais l’expression d’une soif de vitalité démocratique et le souci de vivre au mieux dans un monde incertain. On pourrait rêver d’une politique, ni haute, ni basse, mais « au ras du sol », exactement à la hauteur à laquelle les pieds se trouvent à plat par terre pour que tout le monde puisse se tenir debout.