Vacarme 45 / Olivier Cadiot

Cap au mieux entretien avec Olivier Cadiot

Jubilation. C’est la première émotion qui saisit à la lecture d’un livre d’Olivier Cadiot. On y trouve des rois et des courtisans, des propagandistes new age et des poètes vieux style, des sportifs borderline et un lapin fluo, du rock et de la musique savante, du cinéma typographique et du « roman par poèmes ». On a l’impression de plonger, au cœur de la modernité, dans l’enfance de l’art, en ces temps bénis où tous les arts communiquaient pour célébrer la même vie. La poïesis s’est toutefois détraquée : ce n’est plus une vaste communication harmonieuse ni une production réglée et finie. En régime capitaliste, elle est devenue « auto-usine », proliférant en tous sens — accélérateur de particules : il y a des chocs, des micro-fusions, des mondes qui apparaissent et qui s’effondrent. Cadiot est le poète d’une antiquité romancée à l’usage d’aujourd’hui. Ou, si l’on préfère, un romancier du XIXe siècle ayant travaillé chez L’Oréal après avoir couché avec Deleuze sous les yeux d’un Wittgenstein horrifié.

Gueuloir. On pourrait décrire cela autrement. Ses romans sont des « gueuloirs » diffractés à l’infini. Flaubert disait du sien : « Je hurle, je tempête, c’est plus que du délire. » Il y a de cela chez Cadiot. Mais il y aussi du Flaubert dans le travail acharné, la documentation infinie, l’hystérie méchante et généreuse. Car gueuler ne suffit pas, encore faut-il travailler ses cris pour qu’ils portent là où ça fait mal, et rire, et du bien : en soi et contre soi. Cadiot soulage des théories de « la littérature » qui en annonceraient la mort, ou la restriction, ou la cochonnerie : on serait post-moderne, post-Beckett, post-Blanchot, post-ce-qu’on-voudra et soumis à ces diktats du temps. Il ne nous en déleste pas — on sent trop combien lui-même a traversé ce brasier —, il nous en soulage, c’est mieux. On ne sauve pas la vie par des jeux de massacres mais par des fidélités équivoques.

Manuel de survie. Le meilleur nom pour décrire cette sauvegarde, c’est sa définition du roman : « manuel de survie ». À quoi sert la littérature, sinon à apprendre à voir sans se laisser fasciner, à élargir la « palette de ses sensations » là où l’on pensait ne plus rien sentir, à s’encolérer où l’on croyait s’être habitué, bref à vivre ou à survivre, suivant l’état que l’on se prête ? Après avoir lu Cadiot, on ne se sent pas plus intelligent, plus savant, ou plus sublime. On se sent plus heureux. L’art comme promesse de bonheur. Survivre c’est être heureux, même si cela oblige à ruser. Cadiot est le plus stendhalien des écrivains stendhaliens.

Robinson. L’incarnation de cette jubilation, de cette hystérie et de cette survie, c’est Robinson, le héros de tous ses livres. Une telle filiation dit peut-être deux choses. D’abord une modestie : Robinson, c’est le Monsieur la bricole de la littérature de second rang ; un besogneux, l’homme moyen, normalement monstrueux, de nos démocraties peu glorieuses sous leur vernis de tempérance. Mais ensuite une ambition : Robinson, c’est aussi le héros de la littérature universelle, celui de Rousseau, de Verne, de Proust. Et chez les économistes classiques, c’est la figure parfaite du producteur individuel et le modèle de l’échange utilitariste. Proposer un nouveau Robinson, ce serait donc poursuivre et refonder la littérature, l’économie, et par suite la politique. Dans cet « écart-Robinson » entre modestie et ambition absolues, on peut espérer apercevoir le secret de son œuvre en cours. C’est en tout cas là que nous l’avons cherché.

Depuis Futur, ancien, fugitif, tous vos romans apparaissent comme d’étranges robinsonnades, où le héros n’est jamais le même, mais s’appelle toujours Robinson, et où l’histoire semble tourner autour du même canevas : naufrage ou exil, reconstruction, retour. Qu’est-ce qui vous a happé dans un tel récit ?

Robinson, c’est l’employé modèle pour un roman. Voilà un type qui se retrouve dans une île avec trois caisses échouées et à partir de ça, nous refabrique un monde complet. On croque une petite madeleine à la plage, et déjà trois mille pages ! Robinson en fait trop, il est le comble en soi. C’est l’archipersonnage. Plutôt que de se fabriquer un hamac, un parasol, et de s’installer en vacances, il se met au travail pour l’éternité. Auto-usine. Le naufrage, ça reste assez anecdotique. Ou plutôt, mais cela revient au même : le naufrage, c’est la péripétie obligatoire, la condition nécessaire. Je comprends bien Barthes qui dit, dans Comment vivre ensemble  [1], que le roman de Defoe l’ennuie dès qu’il s’y passe quelque chose. Expédions les circonstances : ce qui est intéressant, ce sont les vies quotidiennes, les vies mode d’emploi, les listes. Robinson est profondément — on pourrait dire — listé. Ça me permet d’engager cette série de livres par Futur, ancien, fugitif, un roman par liste, comme on dit roman par lettres, où chaque objet ou événement renvoie à l’infini vers un index exhaustif imaginaire. C’est aussi un roman par poèmes, ce qui me permettait d’éviter un peu l’ennui du récit. Traverser la rivière en sautant de pierre en pierre ; de bloc en bloc ; de reconstitutions en installations ; de plans en chansons ; de genres en genres. Il me fallait un encyclopédiste à la manque, un autodidacte de bonne volonté. C’est sa méthode qui m’intéressait, pas sa solitude ni son île. Peut-être son perroquet ?

En même temps, lister le monde est sans fin…

C’est vrai, notre Robinson finit par lister des choses non listables, à typologiser des choses impossibles. Le Robinson de Defoe était pré-capitaliste, celui-ci est artiste, mais sans le savoir, comme un saint qui s’ignore, sans vocation, par pure logique de l’excès. Ce qui est étrange c’est qu’à force, ce modèle évolue. À la fin de Futur, ancien, fugitif, la maladie Robinson survient déjà : un principe de bio-démultiplication de chaque élément, qui produit un affolement de la phrase, et qui fait quitter le monde de la liste et du collectionneur, le monde enchanté de la poésie, pour ouvrir un endroit très étrange. Changement de figure de Robinson qui s’approche de la réalité, infiniment divisée, et infiniment épaisse. Syndrome Robinson, maladie de la digression et de la division : diviser la liste à l’infini, jusqu’au point où elle produit un effet de zoom dans la réalité, comme on dit, un effet d’hallucination. Ce qui est curieux, c’est que je finis par vous en parler ici comme s’il était un véritable sujet — c’est mon Sujet ! Je me suis fait embarquer par mon personnage, comme on disait à « Apostrophes » ! Non, c’est plutôt que je l’ai dévoré patiemment de l’intérieur, comme certains insectes ne laissent que la peau d’un être, enveloppe impeccable mais vide. Ou pleine d’autobiographie. J’ai vécu une vraie robinsonnade dans ce petit corps, voyage en solitaire dans un mythe. Greffe dans un cobaye. Robinson, c’est moi.

Que devient, dans vos livres, le Vendredi du modèle initial ?

Ce Robinson est inversé, c’est lui l’employé modèle. Robinson, c’est Vendredi : il arrive à l’usine — maison de maître ou chalet suisse — c’est un sauvage, on le forme. Kaspar Hauser. Un espion. Une couverture. Je fais donc à chaque nouveau livre rentrer une taupe dans une société fermée, une sorte d’île du Dr Moreau — autre figure terrifiante du Robinson — où l’on fabrique des monstres. Au fond, je ne m’intéresse pas au mythe Robinson, je ne fais pas une adaptation ou une dérive sur le thème. Robinson est un nom de code, c’est plus un Neutre, un embrayeur d’impressions et de transport. À chaque livre, je pars avec lui de zéro, un camarade mal réglé, qui entend trop fort et pas assez, qui réapprend à parler, à sentir, qui a de bizarres capacités, comme un personnage de conte. Il n’y a pas de naufrage mais un problème de réglages. C’est une vieille idée finalement, le roman d’apprentissage.

Du psychiatre de Futur, ancien, fugitif à la cour en exil d’Un nid pour quoi faire, en passant par le M du Colonel des Zouaves, les monstres prolifèrent dans tous les sens. Or ce sont à chaque fois des tyrans. Vos livres sont un peu des traités de la tyrannie ?

J’ai envie de confronter plusieurs régimes de parole : style direct oppressé contre indirect oppresseur, style actif contre parlé inactif, protocole intérieur contre monologue extérieur agressif, etc. À côté de mon Kaspar Hauser, il me faut des tyrans en chambre. À côté de mon workolique, voici le tyran domestique. C’est lui, la circonstance. Napoléon à Sainte-Hélène lisant à voix haute Manon Lescaut pendant trois heures dans son bain ; faisant visiter le potager comme un champ de bataille. Un guide qui impose le décor. Monsieur Description. Dans l’expression « guide de la Révolution », j’entends « guide », je vois la visite organisée, le tour obligatoire. Louis XIV avait écrit un petit livre sur la façon dont il fallait visiter les jardins de Versailles : « Avancez-vous sur la terrasse du Levant, regardez… » Un roi rêve de faire faire le tour du propriétaire, comme un petit-bourgeois. Faire visiter les installations de sa vie, c’est le début de la tyrannie. Curieusement ces flots de paroles peuvent dégager de curieux moments de poésie. Comme un roman contient des poèmes en anamorphoses.

Le tyran, c’est la parole en excès, la parole ininterrompue, atrocement autonome (ça représente, si on veut que tout fasse sens, le mauvais côté de la littérature, le caractère monomaniaque, grenouille devenue bœuf, aussi tyrannique que son contraire poétique : l’aphorisme à prétention philosophique). En anglais, on dit un close talker  : celui qui vous perfuse sa parole pendant un dîner, qui vous serre le bras en vous psalmodiant à l’oreille. On en devient Vendredi. Et ça n’arrête jamais. J’écris pour traiter ce flux. Pas pour l’interrompre, mais pour l’inverser, pour le dé-tyranniser. Écrire des livres, c’est dé-tyranniser sa propre parole. Mais c’est aussi donner au tyran que chacun a en soi la chance d’être entendu.

Dans vos livres, on ne rêve guère de tyrannicide : s’il meurt, comme dans Un nid…, on prend sa place. Il y aura donc toujours des tyrans ?

C’est la nuit des morts vivants ! Pour combattre la tyrannie, on peut essayer de l’exposer : donner les moyens de comprendre comment elle fonctionne, rentrer dans la tête du tyran, faire parler le mal — ou plutôt le mauvais. On peut aussi faire un journal de bord de la formation en direct d’une langue totalitaire comme Victor Klemperer dans LTI, la langue du Troisième Reich [2]. On peut essayer d’en savoir plus long sur le raffinement de la brute ; on peut aussi crier. Si je me suis mis à écrire des romans — je ne sais pas quel mot employer — c’est entre autres parce qu’ils permettent cela, à la différence de la poésie. La poésie est parole du poète, et même s’il n’y a pas un mot de lui dans le poème, reste l’acte conceptuel toujours en surplomb : la poésie ne permet pas une parole vraiment démultipliée ; c’est sa beauté et sa spécificité. Elle peut épingler la douleur, mais elle ne peut pas la ventriloquer, elle ne peut pas donner à voir sa puissance d’invention. Elle ne convient plus s’il s’agit de faire entendre la parole, autonome, solitaire, non communautaire, du tyran — une parole qui contient ses mots d’ordre, mais aussi son propre commentaire, sa propre exégèse égotiste. Pour bien voir ça, il nous faudrait un savoir composite et désinvolte, un mélange de psychosociologie, de neurobiologie — un écrasé de tous les savoirs, un cerveau hérissé et des tentacules au bout des doigts. Ça pourrait bien s’appeler idéalement littérature, cette science-là.

Faire parler le tyran, c’est — historiquement — l’objet même du théâtre…

Je ne suis pas sûr que le théâtre puisse véritablement montrer le tyran sous toutes ses coutures. Pour que le tyran se déploie, il faut qu’il n’y ait pas d’espace, qu’on étouffe, qu’on ne puisse lui échapper. Au théâtre, souvent, je vois d’abord le blanc de la scène et le blanc autour des bons mots, ou des grands mots. Cette inoccupation atroce de l’acteur, face au spectateur, rien autour, cela donne envie de hurler, de mettre des canapés partout ou de balancer des boules puantes, pour qu’il y ait moins d’air, moins d’espace. Le roman permet la saturation plus facilement. C’est pourquoi je trouve extraordinaire la solution trouvée par Ludovic Lagarde [3] pour Le Colonel des Zouaves  : enfermer, presque compresser l’acteur (Laurent Poitrenaux), pour faire sortir un bizarre parlé. Le parlé de l’écrit enfin audible. Il y a de la phrase qui sort de ce mécanisme incroyable.

Le tyran n’est jamais seul. Le tyran ne va jamais sans son tyrannisé…

J’utilise deux personnages, ou deux groupes (même si bien sûr en le faisant je ne sais pas, je n’écris pas de scénario, je suis myope jusqu’à la fin du livre). D’un côté, quelqu’un qui a perdu l’usage de la parole, qui réapprend progressivement à penser et à sentir, qui est obligé à chaque épisode de se refaire un corps, un organe. Et de l’autre côté, un corps sur-organisé, un sur-organe, une machine à vapeur monstrueuse, qui se donne en spectacle. Un tyran, et face à lui, un type en lambeaux. Il faudrait voir ce que ça donne dans un seul corps.

Dans vos livres, la monstruosité ne se réduit pas à ces figures antiques ou classiques de la tyrannie : c’est aussi bien la bourgeoisie la plus française…

Je viens de la bourgeoisie, j’ai pu l’observer de près, j’en ai une expérience très précise. J’ai des informations de première main assez anciennes. Mon « devoir », c’est de ramener ces informations. Guyotat dit qu’il vient d’une « petite noblesse patriote et désargentée », je vois. Du côté paternel, des militaires ruinés, un espion à Genève, coach de Rousseau, des gens qui se font remarquer en juillet 1830, une arrière- grand-tante qui épouse le grand mage Eliphas Lévi, qui devient secrétaire des Vésuviennes pendant la Révolution de 1848 et termine égérie du Second Empire : à l’origine, ce n’est pas une bourgeoisie réactionnaire, la tradition familiale est très républicaine ; et à chaque génération, il y en a toujours un qui essaie de produire une œuvre, et qui n’y arrive jamais. Trop tyrannique ? Du côté de ma mère : mon grand-père, fils de tonnelier, arrive avec 5 francs en poche en 1885 à Paris, devient sculpteur, épouse une jeune fille riche pendant la guerre de 14-18, est piqué par une abeille en 1925, meurt en trois jours ; il laisse une œuvre inachevée, entre académisme et fantaisie début 20, dans une famille qui dénie complètement cet héritage, et devient une famille bourgeoise ordinaire et violente. Je me sers en filigrane de toutes ces informations — pas pour faire un roman familial. Les mages et les révolutionnaires paumés de la filière paternelle m’intéressent aujourd’hui pour un petit livre que je prépare. L’autre filière, avec ce qu’elle comporte de meurtrier, je l’ai poussée à fond ; et j’en fais des opérettes. Dans ses replis, la bourgeoisie française est néopétainiste. Ça agit subtilement.

Vous parlez de « la » bourgeoisie française. Mais il y en a deux dans vos livres : d’un côté la bourgeoisie mythologique, grand-siècle, emperruquée ; de l’autre, la néo-bourgeoisie du marketing, la bourgeoisie libérale-publicitaire commu nicante. D’un côté, le M du Colonel…, de l’autre, le chambellan commercial — Goethe — dans Un nid…

Néo, c’est-à-dire lisant Gala. J’ai eu de la chance, j’ai travaillé dans les soutes chez Publicis. Je connais leur puissance de frappe idéologique, aussi bien que leur extraordinaire esprit de sérieux caché sous une vague ironie. Et puis j’ai vu de près la fabrication de prétendus « concepts ». La méthode s’est généralisée dans les centres de décisions même les plus minuscules. Ce n’est pas tant le côté Alphaville de la chose qui me scandalise que l’aspect archaïque. Ou plutôt l’entortillement des lois passées et présentes, la capacité d’invention quasi animale de n’importe quel détenteur de pouvoir même infime (presque tout le monde) — cette capacité d’enrouler, de faire une pelote entre le passé et le futur, pour vivre une dure logique au présent.

En même temps, vos livres ne sont pas vraiment « du côté » des victimes de la bourgeoisie — en salon ou en entreprises…

C’est aussi que j’essaie de fuir les clones de Beckett. Depuis trente ans, ce qui domine dans la littérature ou le théâtre, c’est la figure du post-idiot, du post-SDF. La langue mineure, très bien, on est d’accord, mais langue mineure, ça ne veut pas dire que l’exclu, le pauvre parle mal, qu’il bégaierait. Quand je vais voir des pièces de théâtre, souvent je lis dans le programme : ceci est un miroir du Monde, de l’Autre, de l’Humain. Mais j’entends des gens qui parlent comme de faux Indiens, j’entends un fantasme d’aborigène. Politiquement, c’est monstrueux. La victime n’est pas aphasique, elle est d’une sophistication mentale immense. S’il y a des primitifs, il faut aller les chercher du côté du pouvoir. Goethe, le chambellan-commercial dans Un nid…, est un primitif. Il bute sur son pauvre corpus. Au moment où je développe la sophistication du mal, j’essaie d’en montrer la bêtise, la réduction mentale énorme. Il ne s’agit pas d’inventer une autre langue, comme je le croyais au début, de rêver une langue poétique qui résisterait, plus belle, plus puissamment métaphorique ou littérale ou crue ou objective ou … ? mais plutôt de plonger éperdument dans le détail des paroles. Ça n’empêche pas de finir en poèmes, comme on dit en beauté, ou en chanson. Tentons le poème par roman.

Dans Un nid…, le chambellan-commercial dit « vroum-vroum, on passe la lutte de classes au hachoir. » [4] En un sens, c’est un peu ce que vous faites. Mais en même temps, vous ne vous intéressez qu’à cela.

Si mon travail a une vertu politique — au sens très mince de donner des informations spéciales —, elle est dans la façon dont je prends la violence au moment où elle est encore visible dans un réel partagé. Trois jours avant de s’installer à Salo. Parce que Salo, on connaît, on a vu Pasolini. Il faut donc que les lecteurs s’imaginent qu’ils pourraient très bien être invités chez ces gens dans une fermette de Normandie — nid d’aigle sous toit de chaume —, déjeuner avec eux, et entendre des propos dont j’essaie de faire entrevoir l’horreur absolue. Ce ne sont pas des figures grotesques fantasmatiques. Ce serait trop facile. Ou plutôt : cela a déjà été fait de manière remarquable. De l’autre côté, j’ai aussi envie de prendre « l’exclu », au moment où il pense. Pas au moment où il est photographié de l’extérieur comme une figure. Il s’agit de montrer les gens juste avant qu’ils deviennent des figures. La littérature c’est un poil juste avant la figuration, le cubisme juste avant Delacroix. Hop, par le trou de la porte palière, Oh ça ressemble à **** ? Trop tard, circulez ! il y n’y a rien à voir.

Écrire au présent, pas faire des monu ments ?

J’ai envie de contribuer à faire prendre conscience de la puissance de démultiplication de la violence mentale et du désir d’oppression, à comprendre comment ils sont argumentés, et partagés. Le livre d’Éric Hazan, L’Invention de Paris  [5], détaille très bien cela. Le nouveau banc de métro dessiné par un designer pour empêcher de s’allonger, par exemple. Quand je vois un signe comme celui-là, quand je renifle un nouvel événement, un nouveau dessein, une nouvelle parole, je me dis : bravo les gars, encore un point ! Ce qui me fait le plus peur, c’est quand on ne peut pas identifier la violence. Quand je la vois apparaître, j’ai une joie de l’avoir reconnue. Je l’épingle, je la prends, je m’en sers.

Identifier la violence à l’état naissant, c’est si jouissif que cela ?

Absolument. C’est pourquoi je construis des personnages qui sont à la fois possibles et hallucinants, des personnages qui sont des combles : des rois, des fées, des sur-domestiques. Les combles sont des cobayes, des porte-parole. C’est là qu’ils sont des êtres politiques : ils « représentent », ce sont des grands électeurs. Ils sont monstrueux, justement parce qu’ils ne sont pas du tout des originaux : ce sont des masses stylisées. Comme les fleurs en bronze des stations de métro Art-Déco. Ils sont les porte-parole monstrueux d’une parole qui peut être, dans le réel, beaucoup plus violente encore que la leur. Comment mettre cela dans un livre ? Si on le fait, on dira : c’est de la caricature. Il faut ruser, s’approcher en douceur. J’aimerais y arriver mieux. Au travail !

Mais le travail pour quoi faire ? Distiller les tyrans et les brutes, ça sert à quoi ?

Mon travail, c’est un rapport au bonheur. Une gymnastique, un rituel pour accéder à un peu de révélation — c’est un énorme mot, mais je l’emploie avec un petit « r ». Que faire de ces petites méditations ? S’en servir comme d’une palette, ou comme d’une panoplie d’outils pour forger des personnages conceptuels, des idées en chair et en os, des calculs en costume. Mais à quoi ressemblent ces idées ? Ce ne sont pas des concepts philosophiques, mais des idées non résumables, en mouvement, à demi engagées dans un corps, des chimères à durée de vie limitée. Il faut accepter qu’il y a de la pensée dans la littérature, une pensée d’un genre spécial comme le dit Rodolphe Burger. Mais d’un autre côté, comme disait Gertrude Stein, le danger vient de l’explication. On a la théorie au cul. Il faut donc courir plus vite que son ombre pour éviter le ridicule de la pensée-toc. Comment dire la gravité sans la gravité ? Cela ne peut se trouver que dans un phrasé. Dans une durée qui enchaîne des petits chocs, non résumables, des petites décharges électriques qui vont dessiner, espérons, des figures sur l’écran noir du lecteur.

Vous cherchez d’abord l’idée ou la sensation ?

J’habille des idées. Hé, l’idée, s’il te plaît, tu vas mettre un petit chapeau à plumes. Mais ce n’est pas ce qu’on appelle d’ordinaire « littérature d’idées ». Je prends l’idée au milieu de là où elle pousse, non là où elle est engagée dans le monde de la pensée, mais là où elle est déjà en fuite dans le cerveau des êtres, déjà outil dans des mains de tous les jours. Je ne peux pas arracher la racine et aller voir le substrat théorique de l’idée, ce n’est pas mon métier, et puis je ne sais pas faire. Je ne vais pas non plus aller voir tout au bout de l’idée, dans son anecdote, c’est pour cela que je ne suis pas romancier au sens classique, je ne m’intéresse pas simplement aux efflorescences… Je m’intéresse aux moments hybrides de l’idée. Je m’intéresse à des monstres, au sens sympathique, aux idées trolls.

Les « idées-trolls », c’est drôle. Finalement, votre arme principale contre la tyrannie et la violence, c’est l’humour ?

L’humour est la seule issue, le comique est la seule façon de passer dans l’acide l’esprit de sérieux. Il donne des gages à ce ridicule qu’on veut toucher, à cet amour qu’on veut toucher, mais il ne le ridiculise pas pour autant, il en jouit tout en s’amusant. Le pathos dont nous avons besoin, qui est le moteur même de l’écriture — ou qui est son objet plutôt —, ce pathos doit être manipulé, jonglé par le comique.

Comment décririez-vous, alors, le comique de vos livres ?

Le comique que je cherche a quelque chose à voir avec l’imitation. Dans une belle imitation, je vois tout d’un coup l’autre en train d’être un autre. J’ai envie de l’embrasser, mais d’embrasser qui ? J’aime ce moment où cela flotte entre les deux, ce transfert de personnage. Ce qui est comique, c’est une apparition- disparition de quelqu’un en temps réel dans un corps X.

Imiter ou faire apparaître, surgir l’in congru ?

Imiter, mais au sens de mettre les mains à l’intérieur d’un personnage. Oui, il s’agit bien de pousser le personnage. Ah, tu ne voulais pas aller si loin ? Je vais t’aider mon gars, allons-y. Au Japon, tout peintre peut s’acheter la panoplie complète de Van Gogh. On va dans un tout petit jardin au cœur de Tokyo, il y a un héron, et il y a un photographe animalier, habillé donc en photographe animalier, combinaison jungle, zoom camouflage marron vert. Les bagnoles passent tout près, et entre les poussettes, on est tout seul en plein milieu des forêts. Ce que je veux faire ? Monter des royaumes qui s’effondrent toutes les cinq secondes. Dédramatiser, dramatiser, dédramatiser, dramatiser… plus je gonfle, plus je peux dégonfler. J’aimerais que chez le lecteur ça donne : inspiration, expiration. Rire, recontraction, réangoisse, réacclimatation, familiarité.

Reprenons alors du début. Cet « exercice » tissé d’humour et de souci du sens n’est pas né tout de suite : avant les romans, il y a eu le travail poétique. Vous disiez que le « naufrage » dans vos robinsonnades n’était qu’anecdotique. N’a-t-il pas fallu un naufrage pour en arriver là ?

J’ai écrit de la poésie comme si j’apprenais le violon. En fait, je n’écrivais pas. Je croyais qu’il fallait pour cela s’amincir, se fragmenter, se fractaliser. Bref, pendant dix ans, je m’abolis bibelot, je travaille chez Chanel : 50 milliards de pétales dans l’alambic, et il en sort trois gouttes. La poésie, comme distillation — « summer distillation », comme dit Shakespeare dans les Sonnets.

J’ai dû, en effet, naufrager quelque chose, qui était moi comme jeune poète, à la recherche de l’expressivité en réduction. J’ai alors fait une expérience extravagante et concrète, qui a donné L’art poetic’  : un jour, je tombe sur la Grammaire générative de Dubois. « Pierre est fatigué », « Pierre est malade », « Pierre a mal à la tête ». Je pleure, c’est cela que je veux faire, je veux avoir cette frappe-là. Tout à coup, je passe de l’autre côté du miroir. Je me retrouve tout petit face à la langue française. Et je me mets à faire des cut up sans le savoir. Je ne fais pas un geste néo-Burroughs, néo-Stein, néo—surréaliste. Je suis devenu moderne par erreur, par accident industriel. Et voilà que je passe quatre ou cinq ans à découper des milliers de livres au cutter. J’ai lacéré des Pléiade, j’ai saccagé des bibliothèques entières.

Pouvez-vous préciser l’effet que vous faisaient éprouver les passages que vous découpiez ?

J’avais devant moi des objets qui étaient comme des compressions, des pierres tombales, de la même façon qu’un proverbe est un précipité d’être, ou qu’une expression populaire contient des milliards d’expériences — « N’engueulez pas le patron, la patronne s’en charge », cela résume cinquante milliards de scènes de ménage, et cela se retrouve peint sur une assiette accrochée au mur d’un bar. On peut ensuite les remettre en circulation dans un théâtre typographique.

Pourquoi découper ces expressions ? N’importe quelle conversation n’en est-elle pas tissée ?

En fait, je ne cherche pas à retranscrire du parlé. J’ai pourtant fait des expériences de ce type : la Fondation de France m’avait envoyé dans un lycée, je notais ce que disaient les élèves, j’essayais des espèces de cut up in vivo. Ça ne marchait absolument pas. Dans le cut up, les formules peuvent être toutes faites, elles ne sont jamais parlées, elles sont imprimées. Quand je découpais des livres, c’est l’effet de présence-absence de la langue que j’en éprouvais qui m’intéressait. À cet endroit, quelque chose est dans les limbes, qui a une main dans le parler, une autre dans l’écrit, une main dans la formule, une autre dans l’instantané.

Paradoxalement, ces éléments de rhéto rique collectifs, qui sont comme les dépôts d’une langue morte, latin pourri, pierre de Rosette, ouvrent sur des espaces extrêmement vivants. En les mettant face à d’autres, je les ré-anime, je les mets en communauté. C’est aussi cela, la poésie : remettre en libre circulation des expressions (après les avoir un peu tripotées en laboratoire). Chaque phrase de Rimbaud est un poncif, un dépôt de savoir et de technique, une enluminure, une bêtise, qui deviennent vivants quand ils sont confrontés les uns aux autres. Un poème ne va jamais sans un autre poème. C’est connu.

Recopier, c’était en finir avec la métaphore, avec tout transport de sens, avec toute symbolique ?

Les métaphores sont des chiens-loups qui me poursuivent dans la forêt. Je suis un fugitif de la métaphore. Mais pour le comprendre, il faut remonter avant. J’ai fait partie d’un club soi-disant littéral ou objectiviste. Mais c’est vite devenu la doxa d’un petit milieu. Pour tout ce milieu-là, la métaphore ou la connotation, c’étaient des Gremlins, ces trucs qui deviennent gros quand on les met dans l’eau : il fallait les éradiquer. Curieusement cet interdit était couplé à celui de l’identification. C’est paradoxal parce que la métaphore, si on la file, est une fuite, une mascarade. J’ajoute ici qu’en remettant en cause ces mots d’ordre, je ne dis surtout pas : débarrassons-nous de l’expérimental, revenons à la tonalité, au vrai lyrisme, etc. Pas de restauration !

Donc la métaphore. Elle est verticale. Ils ont dit : coupons, faisons des appareils plats. C’est un leurre. Parce que sous l’appareil plat, il y a des trucs énormes. On a beau mettre deux cents milliards de tonnes de béton sur Tchernobyl, ça continue à creuser par-dessous. Et les textes sont devenus de plus en plus profonds, de plus en plus lourds, de plus en plus bêtes. Si on ne garde de Wittgenstein que des aphorismes genre « tout ce qu’on ne peut pas dire, on doit le taire », c’est du Carla Bruni. D’où la nécessité de faire autre chose : attaquons la métaphore avec ses propres armes, envoyez un virus d’image dans l’imagerie. Ça fait des bulles. Cuisine gazeuze, je lis ça sur un menu : Marshmallow de parmesan, Lait électrique, Caviar sphérique de melon, Truffe-nitro coulant de pistache, Soupe d’huile d’olive à l’orange sanguine, Nitro-pâte de fruit de ramarillo, Morphings de patate. Plat du jour : Métonymie heureuse. Et à volonté.

C’est justement pour « faire autre chose » que vous vous êtes acheminé vers le roman ?

Notamment, mais pas seulement. À l’époque de L’art poetic’ ce qui m’intéressait, c’était de faire de l’ultra-simple : du marbre, du conceptuel. La page de L’art poetic’ est une cimaise. Si j’avais continué, je serais devenu peut-être plasticien — imitateur de Laurence Weiner ou de Joseph Kossuth : j’aurais fait des installations de mots. Ou je serais devenu poète sonore, ce qui n’est pas très différent : la musique et les arts plastiques sont dans la même zone, la zone matériologique. C’est merveilleux, mais je ne peux pas le faire ; ou bien je ne voudrais faire que ça. Il fallait abandonner le bateau. Pour arriver au roman, disons au livre, il a fallu faire à nouveau naufrage. C’est le moment où nous fabriquons avec Pierre Alferi les deux numéros de la Revue de littérature générale  [6]  : la poésie, nous aimons cela, mais nous sentons bien que nous sommes menacés par le fétichisme pauvret. Si la poésie était un sport, ce serait quelque chose comme le jeu d’échecs, ou le tennis : le terrain est court, tout geste a un sens. Parenthèse, je caricature, ce raisonnement tient avec des élastiques : la poésie produit évidemment des choses prodigieuses, là j’invente un champ de bataille avec des combattants imaginaires. Mais mettons qu’on décide de s’enfuir de ce champ clos. Il faut donc emporter le trésor avec nous et le passer dans une autre zone. D’où le roman. Parce que le roman n’est pas un lieu d’accrochage, pas une exposition. Il n’y a pas de vide dans le roman ; ce n’est pas sûr, mais disons que je fais en sorte qu’il y en ait de moins en moins. Il faut qu’on puisse courir dans le musée. Comme dans Bande à part de Godard, quand ils traversent le Louvre en 9 minutes 45 secondes. Vroum… tous les tableaux d’un coup. L’Art de la mémoire, de Frances Yates [7], traite d’une partie oubliée de la rhétorique grâce à laquelle l’orateur pouvait prononcer précisément des discours très longs : pour mémoriser toutes les étapes de son discours, il construisait un espace dans sa tête — en général un jardin —, il y plaçait des figures de pierre, une colonne avec des inscriptions, etc. Et il pouvait ainsi traverser ce jardin en accéléré : chaque lieu contient une idée, et donc un développement. Cette idée m’obsède, je n’arrête pas de la reprendre dans mes livres : à la fin d’Un nid pour quoi faire, le roi dit : on va faire des pistes de ski avec des monuments. On va faire un parcours touristique.

Ce n’est qu’une question de vitesse ? Michel Gauthier a écrit un livre sur Retour définitif et durable de l’être aimé qui traite du « facteur vitesse » dans votre écriture [8]. En même temps, avec Un nid…, on a l’impression aussi que ça ralentit un peu…

La vitesse a été la première solution, enchaîner les poèmes si vite que les phrases se forment, roman par poésie. Mais je ne vais pas rester à la fenêtre du train toute ma vie, il faut que je change. Arrêt sur image. Alors je prends de l’épaississant.

En vous engageant dans le roman, vous vous mettez aussi à employer un « je ». Écrire à la première personne, se raconter, ou raconter ce qui se passe en soi, c’est une manière de se présenter, de se changer, de se sauver, ou au contraire d’accepter le seul poste d’observation qui nous est donné pour se laisser traverser par les flux du monde ?

La première personne est d’abord une manière de dire : présent — comme on dit « présent » en classe, au moment de l’appel. Allow me to introduce myself. Or il a fallu que je gagne mon présent. J’ai été élevé à l’idée de la discrétion, nourri au Beckett ou au Bartleby… Mais j’ai bien dû constater ce que cela pouvait produire de rhétorique, de posture, de prêchi-prêcha. Ça finit par donner du basique ressassé. Le majeur du mineur. Il y a là un problème qu’il faudrait examiner dans tous les arts, dans toutes les dimensions politiques et humaines : comment, à un moment donné, une idée magnifique passe de l’autre côté, comment une idée bienfaitrice devient une idée idiote.

Pour moi, les choses s’inversent au moment de L’art poetic’. J’y exécute le programme de la disparition, mais d’une certaine manière, je sors du littéraire, et c’est loin d’être fini. Mais curieusement, à partir de là, je suis sauvé, j’ai fait mon chemin de Damas. Je me suis mis de l’autre côté de la langue. J’aurai donc mis quinze ans, avant de publier, à me débarrasser de tout ce verbiage sur « la littérature », à me désurmoïser — paradoxe : à désurmoïser l’idée de disparaître, l’idée d’être un sous-moi. À bas la tyrannie de l’effacement ! C’est ça mon sujet. J’ai perdu récemment deux êtres chers ; à la mort de l’un je me suis dit spontanément : tu ne pourras plus écrire de fiction ; et après celle de l’autre : tu n’écouteras plus de mélodie. Ça ne fait pas une énorme marge de manœuvre. Reste peut-être une envie de psalmodie secrète. L’idée que les beaux livres rejoignent la part de littérature qui est en chacun de nous, ce qui fonde la littérature, le petit chant, la douce déploration, la consolation enveloppante, ô saisons, ô châteaux.

Le passage à la première personne serait donc une manière de restaurer une position subjective ?

Je ne sais pas. J’ai en effet passé vingt ans — et cela continue — à me reconstituer quelque chose, mais je ne crois pas que ce soit mon « je » qui m’intéresse. Dans L’art poetic’, j’expérimentais d’une certaine manière le « je ». Paradoxe : j’y étais dans un « on » complètement usé, celui des exemples de grammaire, des vieux proverbes, de ces bouts du bout de la langue, saisie au moment où elle est tellement collective qu’elle en est morte. Or cette langue devenue morte est à tout le monde. C’est l’autobiographie de tout le monde. Quand on est dans ce « on »-là, à un moment donné, on est très proche du « je ». L’art poetic’ a donc l’air aussi impersonnel que possible, mais au fond, j’y fais une autobiographie déguisée. Futur, ancien, fugitif est le premier livre où le « je » s’impose. Dans un premier temps, c’est un « je » d’emprunt. Ma première figure de Robinson, ce n’était pas moi, c’était mon père. Stylistiquement, c’est d’ailleurs un « je » particulier, un « je » jules-vernien. Progressivement, plus j’avance, plus le « je » se rapproche de moi. Au fur et à mesure de mes livres, je suis de plus en plus dans la précision de ce qui m’arrive. Mais, espérons, plus le « je » est intense, plus il est creusé, plus il est cobaye, plus il est échangeable.

Bref, je m’achemine vers le « je-Robinson », et il s’achemine vers moi. D’où le petit livre auquel je travaille actuellement : au lieu de le faire partir dans une île, ou dans une cour royale, le faire rentrer à la maison. Je le fais sonner à la porte de mon propre passé.

Vous en viendriez donc à une forme d’autofiction ?

Je ne sais pas. Je crois qu’il y a quelque chose d’intéressant dans l’autofiction, à condition qu’elle soit rusée. Parce que le « je » est rusé. Trop souvent, quand je lis ce qu’on appelle « autofiction », je n’y vois pas de ruse. Je n’y vois pas une expression de soi, mais quelque chose qui ressemble à de la délation : « mon mari, dont je donne le vrai nom, est un **** » ; « ma voisine est une ****, elle habite au quatrième. » Le courage de tout mieux dire devient juste ici de la décompensation. Bizarre, cette autofiction-là et Sarkozy sont montés en puissance en même temps. C’est la même idée : « Je vais tout vous dire », c’est-à-dire Je parle, c’est mon tour pour toujours ! Il y a là-dedans une ivresse en boucle, une sorte d’auto-allumage, qui est d’ailleurs le sujet d’Un nid pour quoi faire.

Finalement ça sert à quoi pour vous de lire et d’écrire ? Quels sont les avantages de la littérature pour la vie, pour votre vie ?

Vous posez la question en termes d’utilité. Mais au fond, faire de la littérature, c’est justement proposer une zone d’utilité différente. C’est ce que je cherche. Je n’ai pas les mots pour définir ce que c’est que cette utilité spéciale. Pour m’en sortir, je dirai que c’est le projet même que de la mettre en service. Une mécanique qui s’anime dans le cerveau du lecteur.

Quels livres lisez-vous ? Et en quoi ces livres vous servent-ils à écrire ?

Après un livre, il faut que je me reconstitue de l’organe, j’ai besoin d’un médecin, d’un coach qui retisse mon corps et mon âme. Ou plutôt : qui me fasse resigner un bail neuf. Je lis de la philosophie, comme un autodidacte admiratif : c’est alors à la fois mon point d’appui et mon mur des lamentations ; j’y entends quelqu’un qui parle et qui me dit à l’oreille « fais-le, vas-y » ; je lis, j’admire, je pleurniche d’admiration. Je lis aussi tout ce qui me tombe sous la main. Pas assez de littérature peut-être. Bref, je reconstruis mon habitat mental. Cela dure deux ou trois ans. Pendant tout ce temps, je suis exclu du livre : c’est une fête privée, il y a un type énorme devant qui dit « ce n’est pas la peine de t’énerver, tu ne rentres pas ».

Vous pouvez préciser comment vous procédez à cette « reconstitution d’un droit d’entrée » ?

Je prends des notes, comme si je faisais un journal de méditation sur comment faire un livre. Je pourrais les appeler « notes théoriques », mais en fait, elles sont très faibles sur le plan théorique. Si j’essaie de les compacter, ce n’est rien du tout. C’est Shining  : cinq cents pages avec la même idée, en croyant tous les jours que c’est différent. Au milieu de cette espèce d’activité, faite de pleurnichage et de tripotage, tout d’un coup, j’ai le déclic. Ah ! fantastique ! Et je commence. Ce matin de juin 2008 : scène d’auberge. Parfait. Je vois la scène, mais je la vois, via le cinéma. C’est embêtant. Technicolor, Moonfleet, ou Si Versailles m’était conté. Je vois les habits bleu électrique. Un type arrive et se met à parler, un truc à la Diderot. Je me dis : c’est formidable. Le lendemain, je relis, je me dis : c’est rien, c’est une scène de genre, un film à costumes, déchire. Je sais que c’est foutu, mais comme je suis angoissé, je le tripote, je vais au restaurant, il faut manger pour écrire, bon j’écris dessus. Bref, je continue. Et là, tac, je dépose un autre début. J’appelle Carine, je dis Carine, ça y est, j’ai le truc. Elle me dit Formidable. En plus, j’ajoute, c’est merveilleux, parce que là, un nouveau type arrive à cheval. Et je peux récupérer l’auberge, et la coller avec. Ça marche. J’imprime, je colle, j’ai quatre pages, je suis le roi. Le lendemain, je relis, ce n’est pas ça, ou plutôt ce n’est qu’une partie du problème. Et écrire c’est se déplacer gaiement dans ce problème, main dans la main avec son ami lecteur, j’ai compris. Ouf. Et je recommence. Deux ans comme ça, c’est fatigant. Évidemment, je n’ai pas une idée tous les jours, j’ai une idée tous les quinze jours. Tous les quinze jours, j’ai une possibilité de début. Et puis un jour, il y a un vrai bon début. Qui est en fait la martingale, le début qui contient tous les autres. J’ai construit l’organe de présentation, Bonjour, c’est moi, call me Ismael, allow me etc., I am the devil. Et après, immédiatement, je reprends tout ce qui a été écrit auparavant, toutes ces petites scènes abandonnées, qui se mettent en rang comme un petit bataillon, avec des unijambistes, un cul-de-jatte, trois borgnes, la fine équipe, et bon an mal an, ça s’ébranle. Je me retrouve avec un truc assez gros. Je le compacte, j’enlève pratiquement tout, je garde une phrase ici ou là. Et j’ai un tout un petit bâti. Un bout de robe, ou un début de guerre. Cela va devenir un chapitre. Je commence à me sentir bien. Un deuxième chapitre se met en marche, un troisième, un quatrième. Et après, je fais tout avancer en même temps. Tous les chapitres-chevaux en ligne. Cela devient de plus en plus compliqué. Faut parier. On est au bout de deux ans et demi. Je fais marcher tous les chapitres en même temps, parce que je relis tout en même temps. C’est une course. Dès que j’ai fait un progrès à un endroit, il se répercute à un autre endroit. Au bout de trois ans, je me retrouve avec quelque chose qui ressemble à un livre, 150-200 pages. Là, je m’assois, et je me dis : ce n’est rien, parce que c’est mort. C’est bien fait, mais ce n’est pas un livre. Il manque quelque chose d’énorme. Le jour où j’ai tout fini, il faut donc encore que je l’écrive. L’écrire, c’est écrire presque le même livre. Mais il faut l’expérimenter une fois. Une fois, c’est trois ou quatre mois, ou trois jours. Je réécris tout le livre, d’un trait. Je me sers des choses écrites. C’est comme une descente à ski. J’avais dessiné les portes, j’en vire quelques-unes, et je descends. Ou bien : je suis comme en ballon, je lâche du lest, je balance les commodes Louis XV pour monter plus haut. Et donc le truc se fait, et voilà. C’est un va-et-vient entre des opérations morbides et des opérations vivantes. Dépôt, vie, dépôt, vie.

Bibliographie

Les livres d’Olivier Cadiot sont publiés chez P.O.L : L’art poetic’ (1988) ; Roméo et Juliette I — livret de l’opéra de Pascal Dusapin (1989) ; Futur, ancien, fugitif (1993), Le Colonel des Zouaves, (1997), Retour définitif et durable de l’être aimé (2002), 14.01.02, CD (2002), Fairy queen (2002), Un nid pour quoi faire (2007).

Olivier Cadiot écrit régulièrement des textes pour Rodolphe Burger. Voir en particulier Cheval-Mouvement (Dernière Bande, 1993), Welche. On n’est pas indien c’est dommage (Dernière Bande / Wagram, 2002) et Hôtel Robinson (Dernière Bande / Wagram, 2002). Il a traduit « Les Psaumes », « Le Poème — Cantique des cantiques », et « Osée », dans La Bible (Bayard, 2001) ; Katarakt, de Rainald Goetz (Théâtre national de la Colline, 2003) et Oui dit le très jeune homme, de Gertrude Stein (Festival d’Avignon).

Olivier Cadiot dans Vacarme : 1. fabriquer ses lieder, Vacarme n°9 ; la Bible : travail en cours Vacarme n°17 ; politique de Cadiot par François Cusset Vacarme n°40.

Notes

[1Roland Barthes, Comment vivre ensemble. Cours et séminaires au Collège de France (1976-1977), Coll. « Traces écrites », Seuil / IMEC, 2002.

[2Victor Klemperer, LTI, la langue du Troisième Reich. Carnets d’un philologue, [1947], trad. Élisabeth Guillot, Pocket « Agora » 2003.

[3Ludovic Lagarde a monté plusieurs spectacles composés à partir de textes d’Olivier Cadiot : Le Colonel des Zouaves (1997), Retour définitif et durable de l’être aimé (2002), Fairy queen (2004). Leur collaboration avait commencé en 1993, avec la mise en scène de la pièce de théâtre Sœurs et frères.

[4p.185.

[5Éric Hazan, L’Invention de Paris, Seuil, coll. « Fiction et Cie », 2002.

[6Revue de Littérature Générale, 95/1 (La Mécanique lyrique) et 96/2 (Digest), P.O.L.

[7Frances A. Yates, L’Art de la mémoire, [1966], trad. Daniel Arasse, Gallimard, 2001.

[8Michel Gauthier, Olivier Cadiot — le facteur vitesse, Les Presses du réel, 2004.