usure des héros

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La boxe et le football entretiennent depuis longtemps un lien privilégié avec l’image. L’expérience la plus partagée de ces sports ne se déroule-t-elle pas devant un écran ? Regardons donc de près Million Dollar Baby de Clint Eatswood et le documentaire expérimental Zidane, un portrait du 21e siècle. Il s’y révèle une fable à double face : le mouvement de disparition et de sublimation qui affecte au cinéma aujourd’hui le sportif en tenue de héros.

Les fictions cinématographiques inspirées par le sport exaltent l’esprit d’équipe, le courage, le sacrifice, le triomphe de la volonté, autant de supposées vraies valeurs qui fondent le sport dans un imaginaire utopique. Ces films sont des récits initiatiques, édifiants, mettant en jeu des fondamentaux humains, avec des personnages qui vont au bout de leurs limites et de leurs potentialités, réalisent leurs rêves, triomphent de l’adversité, se défient, s’éprouvent, forgent leur chemin, leur réussite et attirent sur eux toute l’attention du public. Que nous racontent sur ce franchissement, ce dépassement de soi et l’intérêt du spectateur, Million Dollar Baby et Zidane, un portrait du 21e siècle, deux films récents, très différents, presque antinomiques mais qui partagent une même érosion de la posture héroïque ?

Emblématiques de ces récits héroïques, les films autour de la boxe confrontent des hommes aux prises avec eux-mêmes et les autres pour le meilleur (Rocky) ou le pire (Fat City). Que les héros soient des loosers ou des gagnants, ils restent des hommes et l’on ne peut envisager de femmes dans ce monde très masculin. C’est un leitmotiv de Million Dollar Baby.

Bien que Clint Eastwood s’en défende, Million Dollar Baby est un film sur la boxe. Le premier plan en témoigne avec une ouverture en plongée assez large sur le ring qui nous met d’entrée dans le bain d’un match. Ancien boxeur, complice de Frankie Dunn (Clint Eastwood) et gardien de sa salle, Scrap (Morgan Freeman), distille, en voix-off, des aphorismes qui font de Million Dollar Baby un manuel philosophique sur la boxe, son apprentissage, les qualités humaines requises pour devenir un champion. La boxe marche à l’envers, comme notre monde, parce qu’elle est une affaire de respect de soi : gagner le sien en ôtant celui de l’adversaire, en le mettant à terre (en off sur la première apparition de l’héroïne, Maggie Fitzgerald, qui a un sourire à cette pensée…). Clint Eastwood sait bien que réaliser un film de boxe aujourd’hui implique de sacrifier au goût du jour : « Entraîner des filles est le dernier truc des cinglés par ici. » Il filmera donc, avec une (fausse) résignation, comme « il » l’entraînera, l’épopée d’une femme, Maggie Fitzgerald, qui à force d’obstination et de volonté finit par (presque) gagner un titre de championne du monde. Maggie Fitzgerald (Hilary Swank a gagné un Oscar pour son interprétation) est née dans une famille pauvre du Missouri, un père mort, une mère obèse, atroce, le frère en prison, la sœur qui cache la mort de son bébé pour garder les allocations... Dans ce marasme social, Maggie maintient son rêve, son désir impérieux : devenir boxeuse.

Seulement n’est pas champion qui veut et surtout pas une femme. La première apparition de Maggie Fitzgerald est explicite : elle est filmée en plan américain avec Exit en rouge dans le coin à droite. Le plan est repris trois fois. Au cours du film, Maggie est souvent filmée cernée de noir ou enfermée, étouffée dans des couloirs et autres espaces restreints (il n’y a que trois plans d’ensemble sur la ville). Il n’y a pas de doute à avoir : cette fille volontaire, qui a la boxe pour seul horizon, n’a pas d’avenir dans le film. « Fillette, ça ne suffit pas d’être dure au combat. » Certes, elle franchit ses limites : femme d’une trentaine d’années, elle se surpasse pour devenir « Moshla », championne de boxe jusqu’au moment où, dans un combat décisif, elle est blessée par son adversaire, une femme vicieuse, une « saleté », méchante, allemande de surcroît : Billie, « l’ours bleu ». Paralysée à la suite de ce coup bas, Maggie demande à Frankie Dunn, son entraîneur et metteur en scène, de la tuer. L’héroïne ne peut dépasser sa propre condition de femme issue d’un quartier pauvre. Une seule issue : la mort. Sans les acclamations du public, l’héroïne est vouée à la disparition comme le prouve le plan où son lit réapparaît en surimpression. Le sort en est jeté, une boxeuse (avec les qualités humaines requises — de fair-play, courage, obstination, volonté etc.) non seulement ne doit pas gagner, mais n’a plus le droit de vivre. Pas de place, dans notre monde moderne, pour les femmes et les humains droits et sentimentaux : Frankie Dunn disparaît après avoir accompli le désir de Maggie. Au-delà de la championne héroïque, c’est l’être humain naïf, enthousiaste, authentique qui est en jeu. L’anti-féminisme est trop appuyé pour ne pas accorder à Clint Eastwood le bénéfice du doute. Son film semble plutôt se raccrocher à la tradition des grands récits moraux qui racontent les hommes et la marche de notre monde. Et nous en donne une version pessimiste.

Le ring cerné de cordes de Million Dollar Baby sanctionne l’état du monde, ses valeurs et voue son héroïne à la mort, alors que dans Zidane, un portrait du 21e siècle, un autre carré, vert celui-ci, suscite amour et désir et met en scène un héros de « proximité ». Pour mieux l’évider.

Mythique par son parcours, ses origines, ses exploits, Zidane est déjà un héros, le nôtre, celui de la France. Sa carrière a la forme d’une épopée. Philippe Parreno et Douglas Gordon, deux plasticiens notoires, ont pris cette équation au pied de la lettre et nous proposent ce portrait du 21e siècle, dans lequel Zidane joue « son rôle comme tous les dimanches ». Le film croise une question cinématographique récurrente de ces dernières années : le rapport fiction/réalité. Ni documentaire, ni fiction, Zidane, un portrait du 21e siècle, est conçu et revendiqué comme un film de cinéma : tourné en super 35, image longitudinale la plus lointaine possible d’une image de télévision, équipe technique cosmopolite et prestigieuse (chef-opérateur « people », cadreurs ayant travaillé avec de grands réalisateurs de cinéma), neuf mois de montage, bande-son conçue comme de la fiction (effet d’éloignement ou de rapprochement en glissant du mono au stéréo 5+1 quand Zidane entre dans le champ). Avec le parti-pris d’un match espace-temps de l’action et de la tension du héros, les réalisateurs dépassent les limites de leur film pour reconstruire la dimension héroïque du grand styliste qu’est Zinedine Zidane : jeux de mises au point visuelles ou sonores, mouvements de caméra et de zoom à l’image de son jeu de jambes, traces graphiques et sonores qui révèlent pensées intérieures et souvenirs du héros (aboiements, cris d’enfants…). Les réalisateurs transforment Zidane en métaphore du cinéma lui-même, s’en servent comme pur créateur d’images, de gestes, comme médium d’expression. Plus besoin de scénario, de toute façon « il est déjà écrit ». Morcelé, fragmenté, Zidane devient objet de cinéma. Quitte à oublier le football, le suspense et l’excitation du match, ce que reprochent au film ses détracteurs, souvent passionnés de foot. Les auteurs nous proposent ainsi, comme nouvel objet d’identification, un héros désincarné, une image, une icône dont on ne sait plus très bien ce qu’elle fait, puisque le match n’a pas d’importance. Le héros se suffit à lui-même et avec lui, le film sur le sport devient solipsiste, pur objet esthétique.

Million Dollar Baby et Zidane, un portrait du 21e siècle sont comme les deux faces d’une même médaille. À la boxeuse, cernée de noir, est dénié le droit de jouir de son statut d’héroïne pendant que, par le jeu des écrans vidéo, l’absence de paroles (il n’y a que des interjections) et un montage qui l’évide, le héros national devient icône désincarnée, pure image, héros virtuel, inatteignable. D’un côté les sentiments n’ont plus leur place, de l’autre le héros est exsangue de toute réalité. Est-ce l’un des avenirs du héros sportif au cinéma qui s’esquisse ? Un effet miroir de notre modernité, pessimiste et désabusée ? Ou au contraire faut-il lire dans la disparition du héros, dans le scandale de son évanouissement, l’affirmation d’une présence autre, différente, dans l’éclat de la nouveauté ?