la fortune des couleurs

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Un, deux, trois, couleur !, ce n’est pas un sport, c’est un slogan publicitaire grimant un jeu de cour de récréation. Le sport, c’est plus sérieux, plus élégant. Blanc quand on est joueur, noir quand on arbitre, voire marron dans la boue des routes ou des terrains d’hiver. Puis la couleur est arrivée timidement dans les sports dits « populaires ». Avant son explosion : le nationalisme et la publicité, la télévision couleur, les maillots multicolores, les chaussures fluo… Qu’est-ce que cela nous apprend sur le rapport du sport avec le corps, avec le commerce, avec la démocratie ?

Bleu. Pas « les Bleus », mais des hommes en bleu, du même bleu tendre que celui des cachets de somnifère ou des emballages du café décaféiné. La flamme olympique était ainsi tout au long de son parcours international enveloppée d’une escorte bleue, une escouade de « casques bleus » annonçant la neutralité et la réconciliation de tous autour de l’événement sportif. Un bleu apaisant, simplement perturbé par des lunettes noires et des oreillettes, comme si au-delà du mutisme de ces hommes en survêtement bleu émergeait une autre parole, teintée de noir, celle de l’ordre et de l’autorité. Un double bleu donc, ou un bleu de la ruse, camouflant les services de sécurité chinois. Un bleu clair, dont l’ambivalence, à laquelle il ne nous avait pas habitués, rappelait tous les écarts entre les promesses et les actes.

Car cette autorité discrète, ce pouvoir, se révèle habituellement par l’absence de tout spectacle coloré. Le noir, ou des couleurs sombres (souvent le bleu marine), l’habille. Il vante, quand il n’est pas l’attribut de quelque garde prétorienne, la tempérance, la gravité, la dignité, et joue, sans hausser le ton, l’ostentation d’une absence d’ostentation. Habillé de noir, nul besoin de dire d’où l’on parle, quelle autorité on partage, ou quelle position on occupe. D’où l’effarement de la cour d’Espagne lorsque Evo Morales, président bolivien, apparaît vêtu d’un pull rayé blanc, rouge et bleu, enfreignant le protocole mais surtout proclamant l’irruption d’un individu, d’un corps, d’une classe sociale et d’un ailleurs dont la polychromie a toujours été synonyme de débordements potentiels. Ignorance, provocation ou affirmation d’une identité, cette zébrure colorée brisait l’uniformité noire qui souligne la maîtrise d’un équilibre entre effacement de soi et conscience de sa force personnelle et sociale.

Cette fracture entre l’usage de la couleur et une classe sociale dominante parée de noir se retrouve dans son inversion quand cette dernière s’adonnait à quelques sports encore élitistes. La tenue blanche du joueur de tennis ou de l’escrimeur était en premier le signe d’une hygiène de vie et non la valorisation d’une expression corporelle. Elle affirmait, tout comme le noir, un entre soi, ainsi que la politesse et le fair-play qu’on doit à ses semblables. Du noir au blanc, si une opposition se jouait selon les activités menées, celle-ci ne se construisait pas entre l’effacement et l’exaltation du corps, ni entre la retenue implicite à toute activité sociale et la surenchère de l’exploit sportif. Elle distinguait simplement deux modalités différentes de rendre visible la maîtrise de soi, celle d’une apparence réservée mais assurée de sa place dans la société, et celle de ne pas se laisser surprendre par la vitalité et l’énergie du corps. Cette négation de la couleur — du moins est-elle pensée comme une négation — suggère que l’esprit et la raison l’emportent sur le désir, que l’apparence doit simultanément donner à voir et protéger une intériorité et des qualités morales. Plus, elle invite à ne pas se donner en spectacle. Elle concourt à installer un refus de l’image, comme une soustraction dans la représentation de soi, au profit d’un espace de pensée.

Si ces usages du noir et du blanc se sont dilués, ils restent sous des formes atténuées encore largement partagées et forment un repère auquel s’oppose l’irruption de la couleur. Lorsque Roselyne Bachelot, ministre de la Santé, de la jeunesse et des sports, tient sa promesse puérile de porter des Crocs roses lors du premier conseil des ministres après les Jeux olympiques pour fêter les 40 médailles françaises, elle offre le spectacle presque obscène d’une lutte entre l’astreinte de sa fonction publique (veste blanche et pantalon noir) et l’émergence d’un corps. Non pas un corps nu, intime, privé, mais un corps publicisé, qui ne surgit que par et dans le regard d’autrui qu’il appelle. Non pas une parole privée qui se superposerait au discours ministériel, mais une autre parole, sans mots, énonçant une extériorité insondable et suspendue dans un jeu de regards croisés. Ces chaussures roses surgissent comme le port de sous-vêtements aguichants aux couleurs crues proposés dans les sex-shops. Ils n’ont pas vocation à induire un dialogue amoureux, mais à exhiber un corps, ou plus précisément le corps. La ministre en se chaussant de rose, et en dehors de tout autre connotation qu’on serait tentée d’y voir, fait ainsi corps avec les sportifs, mais elle réalise cette osmose par un geste coloré qui, de l’extravagance au ridicule, met en péril ses responsabilités ministérielles, comme un arbitre d’un match de football, vêtu traditionnellement de noir, disqualifierait son rôle en portant des chaussures roses.

Dans la confrontation du noir et du rose, se glisse également une double temporalité. Le rose dans sa spontanéité se gausse du temps long du noir, qui marie distance, rigueur et réflexion. Et si les couleurs vives s’apparient au corps lorsqu’il apparaît, c’est parce qu’elles partagent avec lui une présence instantanée. Elles surlignent le temps du record dans le sport professionnel, ou un temps soustrait aux charges de la vie quotidienne dans les pratiques amateurs. Elles disent ainsi un temps dédié au seul présent : l’exploit sportif est toujours remis en jeu, le temps du jogging est toujours un temps volé aux contraintes sociales, ou encore le temps d’un match de foot est un temps paroxystique impensable sans sa débauche de couleurs, d’emportements, de cris, de sifflets. Un temps où seul le corps s’exprime. Car même si les enceintes sportives sont devenues de véritables encyclopédies des couleurs, celles des drapeaux des pays, des blasons des villes ou des régions, celles des marques, des sponsors et des publicités, celles des vêtements et accessoires de sport, sans oublier la couleur des terrains et des supporteurs, ou encore que le spectacle télévisé demande aussi sa part de couleur, celles-ci sont d’abord le signe d’un enjeu corporel et d’un débordement des règles sociales.

Vives, franches, stridentes, ces couleurs sont considérées aussitôt sorties des terrains de sport comme vulgaires ou populaires. Elles ne participent pas à l’harmonie discrète du bon goût. Elles ne sont pas en cela dissemblables de celles de notre environnement commercial et publicitaire, car elles déclenchent la même reconnaissance automatique et signent la libération des pulsions, comme la publicité joue de leur rémanence pour provoquer l’acte d’achat impulsif. Elles célèbrent le geste, le risque, le cri, le rire, l’expression immédiate. Elles parient sur le visible et non sur le dicible. Que leur usage se retrouve presque exclusivement dans les professions qui engagent le corps, dans les activités manuelles, les loisirs, les jeux et le monde de l’enfance, suggère qu’elles ne sont pas les embrayeurs d’une parole ; elles décrivent un périmètre où l’énergie du corps est libre d’acquérir une visibilité. Et c’est cette énergie, sa visibilité acquise par la couleur, qui, lorsqu’elle surgit hors de ces activités, est disqualifiée : vulgaires ces couleurs car elles sont synonymes de transgression, elles évoquent une hétérogénéité menaçante, elles possèdent la vulgarité de ce qui flirte avec l’extrême. Rien d’étonnant alors que le sport soit le terrain par excellence de la couleur, il est simultanément le lieu d’émergence du corps, un corps public habillé de couleurs afin de conquérir une extériorité que la simple nudité ne lui offrirait pas, et celui de l’exploit permanent, indéfiniment caduc et renouvelé. Rien d’étonnant non plus que les marques, et peut-être les nations, les régions ou les villes, y associent leurs couleurs : elles y trouvent la même permanence toujours nouvelle, à l’image de la rotation rapide des produits, et la proclamation d’une présence sans histoire qui suspend les grands discours et les desseins politiques et peut ainsi fédérer les extrêmes. Davantage, elles croient en drapant les sportifs dans leurs couleurs capter un corps collectif, prendre appui sur cette extériorité comme un point d’origine et de partage. Mais toutes les couleurs sont labiles et peuvent basculer d’un extrême à l’autre, de la chance à la malchance, du gain à la perte, de la victoire à la défaite.

Cependant cette polychromie exacerbée vient contredire le mythe du sport comme miroir d’un monde plus équitable et d’une démocratie fondée sur l’égalité des chances et l’impartialité. Les couleurs seraient plutôt les fanions d’une démocratie directe et instantanée, construite sur une juxtaposition des différences et sur une concurrence sans limites où l’énergie n’est jamais loin de la violence : une démocratie des corps, une démocratie verte, qui, au-delà de l’idée de nature, de santé et d’hygiène des corps, se joue sur le tapis pour parier ou sur le pré pour convoquer chacun en duel.