Vacarme 45 / lignes

au queer spot notes de terrain

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Animant une recherche ethnographique sur le Forum social mondial vu notamment sous l’angle des militantismes africains et de leur rapport à l’international, j’avais évité au départ d’inclure la cause homosexuelle dans les ateliers à observer en priorité : cela non seulement du fait de mon propre rapport, assez intime et affectueux, à cette cause (« que des coups à prendre », ruminais-je), mais aussi parce qu’il est difficile lorsque l’on a l’intention de parler des causes militantes africaines de se défaire du cliché d’une homosexualité « décidément pas africaine » — comme si le minoritaire n’avait pas sa place au sujet d’un continent lui-même minorisé. Pas assez d’Africains dans les ateliers LGBT, nous étions-nous dit avec les membres de l’équipe en courant d’ateliers « dette » en ateliers « pastoralisme »…

Raté ! Au détour des allées du Forum social mondial, je me suis rendu compte qu’il importait à pas mal de monde de contrer les effets mortifères du cliché selon lequel l’homosexualité n’aurait rien à voir avec l’Afrique… Plus : ce souci n’était pas celui des seuls Sud-Africains, même si l’on ne se prive pas, au Forum social ou ailleurs, d’admirer la force de frappe de l’activisme sud-africain tout en stigmatisant aussi à demi-mot l’exceptionnalité, voire la non-africanité, de la rainbow nation. Difficile en même temps d’oublier que c’est sur le terrain des « valeurs » que s’affirment des paroles africaines qui entendent se démarquer d’un Occident dénoncé comme porteur de tous les vices.

Aussi ces notes de terrain n’ont-elles pas vocation à dire plus que ce qu’elles montrent. Qu’il y eut des gais, lesbiennes, bi et trans africains à Nairobi en janvier 2007 pour dire publiquement leur droit à vivre. Que le capital relationnel à l’international n’est pas toujours le préalable à l’engagement des militants, et que l’internationalisation de ces derniers est aussi un effet de la persécution (exil, prise en charge par une ONG internationale…). Et qu’à rebours d’une mauvaise sociologie de la représentation qui renverra toujours ces poignées de kamikazes sociaux à leurs réseaux internationaux (souvent réels) et donc à leur supposée occidentalisation (entendre la suite implicite : et à leur non-africanité ou à leur supposé statut d’élites compradores), une sociologie plus attentive aux performances des acteurs sociaux, même minoritaires, saisira ce qui émerge, s’affirme et s’institue. J.S

Janvier 2007, stade de Kasarani, banlieue de Nairobi : septième édition du Forum social mondial. Plusieurs ateliers se déroulent sous la tente du Q spot (Q comme queer), organisé, selon le programme, par Galck (Gay and Lesbian Alliance Coalition Kenya). Dans la tente, on retrouve aussi les sigles de l’Ilga (International Lesbian and Gay Association), de la Coalition of African Lesbians et de Sexual Minorities Uganda (Smug). Ces ateliers et la visibilité gaie et lesbienne ont été préparés pendant l’année 2006 à l’occasion de réunions à Nairobi. Si ce n’est pas la première fois que la cause LGBT apparaît dans un Forum social mondial (FSM), l’enjeu est ici redoublé par la première tenue d’un FSM sur le continent africain. Et pendant tout ce forum, l’enjeu est manifestement de minorer la présence des blancs sur cette thématique [1] [2] [3].

Le Q spot n’est pas un petit stand en plein air comme tous ceux qui sont disposés autour du stade, mais un espace plus vaste et sans doute plus sûr, au sens où l’on peut moins y arriver par hasard ou en passant : il faut s’éloigner un peu du stade, et faire la démarche de venir dans cet espace bien délimité. Personne n’est obligé de passer par là, ce qui limite un peu la possibilité d’insultes ou de remarques scandalisées (au Kenya, l’homosexualité est passible de quatorze ans d’emprisonnement). En même temps, le Q spot organise au moins deux thés/cookies gratuits par jour, ce qui attire du monde : c’est un lieu ouvert, confortable car à l’ombre et muni de nombreuses chaises, et à part. J’y vois passer un groupe de jeunes des bidonvilles, reconnaissables à leurs T-shirts jaunes au sigle de l’ONG qui les a mobilisés, et coiffés de casquettes rouges Power to the people

Sous l’affiche de Sexual Minorities Uganda, un panneau revue de presse War against such phobia recense des actes homophobes. Un coin de recueillement est aménagé, une centaine de petites bougies rondes sont posées au sol. Il y a également un panneau de poèmes, manifestement écrits par une militante sud-africaine qui intervient dans l’un des ateliers, et dont le contenu me rappelle certaines bandes dessinées de l’Américaine Alison Bechdel, la Brétécher des lesbiennes. Une banderole Another world is possible : A world for everyone ! Sexual rights for all. Love is a human right.

Il y a également un stand où sont vendus des T-shirts : du classique We are here, we are queer and we are proud sur fond de carte tricolore du Kenya à un Uhuru (« indépendance » en swahili) rouge. Des ouvrages sont à vendre et l’on trouve de la documentation gratuite. Derrière les tables est affiché le calendrier des activités de la journée : 11h30 l’atelier Reclaiming our sexualities, 14h00 Poetry reading, 15h00 un atelier de peinture de la banderole, 17h30 présentation du livre Derechos humanos, orientación sexual e identidad de género : diálogos entre activistas del Sur, une marche… Il y a même, dans un coin calme, une petite tente igloo qui sert de lieu d’écoute, tenue par Liverpool VCT (Voluntary Counseling and Testing), une ONG kenyane liée à l’université de Liverpool.

Ce qui se passe entre les ateliers, sous la tente, est presque plus troublant que le format des ateliers lui-même. Le dispositif est le suivant : un(e) membre du Galck, assis(e) sur une chaise en plastique, entouré(e) d’une vingtaine de personnes en cercle, répond aux questions qu’on lui pose. Judith, une jeune kenyane, se prête plusieurs fois au jeu dans la journée. Un article du Daily Nation parlera d’elle en indiquant ses nom et prénom, son université, son âge. Pour beaucoup des jeunes de Galck, c’est l’occasion d’un coming out national. L’atmosphère n’est pas majoritairement hostile, bien que l’on entende les inévitables « Ce n’est pas dans la Bible ! », « Qui fait l’homme qui fait la femme ? », etc. J’ai plutôt le sentiment d’une énorme curiosité. Un groupe parle en kiswahili. À un moment, le public me semble composé de mères de famille. Plus tard, ce sont plutôt des jeunes hommes qui sont venus écouter. Le lendemain, je verrai aussi un cercle composé notamment de plusieurs Massaïs en tenue traditionnelle, rassemblés autour d’un militant gay (blanc, celui-là), traduit en kiswahili. Certaines questions portent sur le fait de savoir si les parents sont au courant ou pas des choix de leurs enfants. Dans un groupe, j’entends : « Ce n’est pas africain. » Le jeune homme répond : « Je suis un Africain, je ne suis jamais sorti du pays . » « Pourquoi faites-vous ça ? » Réponse : « Je suis comme ça, c’est quelque chose d’émotionnel. » Une fille parle d’Adam et Ève, on lui répond : « Je suis comme ça, c’est quelque chose de naturel. » À une femme qui fait référence à la création de l’Homme à l’image de Dieu, Nikki, une des filles de Smug, venue d’Ouganda en bus comme ses copines, stigmatise « les gens qui prennent du pouvoir en citant la Bible. Il y a un seul message : l’amour. Il ne faut pas utiliser la Bible pour taper sur les gens. Personne n’est au-dessus des autres ». C’est le seul échange vif auquel j’assiste. Dans ce groupe, Emmanuel se fait appeler « Auntie Ivy ». C’est presque rafraîchissant de voir que ces activistes confrontés aux regards des autres ne donnent pas dans la surconformité propre sur soi mais conservent pour certains un humour de folle perdue.

Ce lundi 22 janvier, l’atelier Reclaiming our sexualities bénéficie du soutien organisationnel de l’Ilga, matérialisé par la présence discrète de Stephen Barris, qui se cantonne à la traduction de l’espagnol à l’anglais. C’est principalement dans cet atelier que j’observe la mobilisation de la thématique post-coloniale — et entends le plus parler de ce qui est « vraiment » africain : la référence au reproche de l’homosexualité comme « non-africaine » apparaît comme un obstacle permanent à contrer. Le public de l’atelier, jusqu’à une centaine de personnes dans la salle, est varié, jeune, avec une courte majorité africaine. La proportion des Occidentaux est plus forte dans les immédiats abords de la table. Au fond se tiennent aussi des curieux ou des gens venus se reposer sur une chaise. Une religieuse entre, regarde un peu, repart, l’air atterré.

Quatre des cinq intervenantes sont des Africaines, toutes anglophones [4], et l’atelier se déroule en anglais ou en espagnol avec une traduction : deux Sud-Africaines du Cap, une Ougandaise réfugiée en Afrique du Sud, une Nigériane. Il y a aussi une Paraguayenne. L’activiste et poétesse sud-africaine évoque l’utilisation de l’homophobie par les leaders post-coloniaux. Elle explique : « Nous sommes là précisément pour reconquérir nos sexualités. » Elle conclut en déclamant Stations, un poème d’Audre Lorde, la poétesse américaine lesbienne d’origine antillaise, une référence classique de l’activisme lesbien afro-américain.

La Nigériane évoque les travaux qu’elle a menés : « Il y a des gens qui sont nés Nigérians, qui vivent au Nigeria, qui n’ont jamais quitté le pays, qui ont des relations sexuelles avec des personnes de même sexe. En anglais, vous diriez : ils sont homosexuels, mais dans le langage local c’est plus difficile de trouver un terme pour ce comportement du fait du colonialisme, du christianisme, du djihad et de la censure locale du langage qui s’est mise en place. » Elle rappelle qu’il existe des termes traditionnels pour désigner ce type de relations, qu’on peut découvrir en interrogeant les gens âgés. La leader de la Coalition of African Lesbians brandit un ouvrage d’anthropologie qui collecte des histoires de vie et témoignages de lesbiennes en Afrique anglophone. Elle appelle à se réapproprier la terminologie et le langage de la tradition afin de « dire à nos communautés ce qu’on est sans passer par le langage colonial ». Intervient ensuite Juliet Victor Mukasa, leader de Sexual Minorities Uganda, représentant le mouvement LGBT africain au Comité mondial de l’Ilga depuis avril 2006. Cette jeune transgenre de trente-deux ans, pantalon noir, chemise bleue, crâne rasé, débardeur de la Coalition of African Lesbians, a la voix cassée ; une amie répète plus fort ce qu’elle dit. Elle annonce son propos : « Comment j’ai violé les normes de genre traditionnelles. » Elle parle de son expérience et semble savourer ce moment de fierté. Elle explique comment elle a échappé aux « deux cases » (boxes) que la société a mises en place pour l’humanité, comment elle est née femme et comment elle n’a pas respecté cette case… « et donc je vis ma vie, en Ouganda on dit comme une superstar (elle est applaudie), même si ce n’est pas facile. […] On dit que je suis rebelle mais je continue. […] Nous transformons la vie partout où nous sommes. […] Quand on réalise que quelque chose ne va pas et qu’on veut le changer, on est une activiste radicale ! » Elle donne l’exemple des multiples défis quotidiens auxquels elle est confrontée, du temps qu’on perd à ne pas rentrer dans les lignes. Elle est très applaudie. Fikile, la Sud-Africaine, la salue : « Viva Juliet Victor Mukasa Viva ! Forward with struggles forward ! Amandla ! ».

À la fin de l’atelier, l’assistance est invitée à signer le livre d’or : j’y lis principalement des encouragements. Quelques Kenyanes partent indignées, en marmonnant : « It’s bad, it’s bad ! » Elles n’ont rien dit pendant l’atelier. Dans la partie du public le moins proche de la table, tout le monde n’était pas forcément là pour soutenir la cause.

Je repars avec l’impression d’avoir rencontré un groupe de kamikazes cernés par la damnation sociale et la menace — comme en témoigne encore récemment la répression de membres de Smug en Ouganda. Même à la cérémonie de clôture du FSM, Kasha, une des Ougandaises, aura beaucoup de mal à accéder à la scène, pour prendre la parole face à un public partiellement hostile, et être poursuivie par des personnes qui voulaient l’agresser. Je n’en comprends que mieux la communauté émotionnelle de ce petit groupe d’Ougandaises, leur façon de s’appuyer sur la Bible et de répéter « I am a good person ».

Post-scriptum

Johanna Siméant est professeure de science politique à Paris I. Elle publiera fin 2008 chez Karthala un ouvrage co-dirigé avec Marie-Emmanuelle Pommerolle, Un autre monde à Nairobi, consacré au FSM 2007.

Notes

[1Stephen Barris de l’Ilga le reconnaît dans un compte-rendu rédigé après le

[2fsm :

[3« Je reste derrière la scène : un Européen sur scène, blanc de surcroît, pour parler au nom des gays et des lesbiennes africains discréditerait l’intervention. »www.tetu.com/rubrique/mag/mag_dossier_detail.php?id_dossier=246

[4Pour un récent aperçu des homosexualités en Afrique francophone, cf. le numéro de Terroirs : revue africaine de sciences sociales et de philosophie, 2007, n° 1-2, avec plusieurs articles sur le Cameroun, et l’article de Christophe Broqua, « Compositions silencieuses avec les normes sexuelles à Bamako », p. 133-147.