Vacarme 45 / cahier

impossible Pittsburgh par Smith histoires de la photographie américaine / 7

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De Bellocq à Robert Adams, en passant par Friedlander, Walker Evans, Robert Frank, Helen Levitt, Lewis Baltz… — après Diane Arbus et Meatyard, déjà apparus dans Vacarme —, douze récits empruntés à l’épopée de la photographie en Amérique. Plutôt qu’une tentative de panorama jamais complet, quelques histoires d’images mémorables

Pittsburgh n’existe pas. En 1958, le photojournaliste W. Eugene Smith publiait, dans le volume annuel du magazine Popular Photography, l’essai « Labyrinthian Walk ». Soit un « poème-monument » en dix-huit doubles pages réunissant quatre-vingt-neuf images en noir et blanc, accompagnées de textes qu’il signe, comme la mise en page. Smith a voulu tout contrôler. Ces photographies sont « ce [qu’il] a peut-être jamais produit de meilleur ». Il s’agit pourtant, de son propre aveu, d’un échec.

W. Eugene Smith (1918-1978), né à Wichita dans le Kansas, a vu ses premières photographies paraître dans la presse locale, alors qu’il n’était encore qu’adolescent. Il n’a pas vingt ans qu’il étudie à l’Institut de photographie de New York, avant de commencer à travailler pour Newsweek. À vingt-et-un ans, Life l’engage comme reporter. Il devient correspondant de guerre pour la Ziff-Davis Publishing Company, puis en mai 1944, rallie Life et couvre les combats du Pacifique, jusqu’à ce que, blessé le 22 mai 1945, il regagne New York. De 1945 à 1952, Smith travaille à plein temps pour Life, d’où une cinquantaine de reportages, parmi lesquels ses plus fameux photo essays. Il démissionne cependant, en 1954, pour entrer à Magnum, et répond à une première commande : Pittsburgh.

L’historien Stephan Lorant rédige une monographie sur la ville dont il souhaite que la dernière partie, sur la période contemporaine, soit illustrée. L’auteur entend célébrer la « renaissance » de Pittsburgh, soucieuse de faire oublier sa réputation de ville industrielle, sombre et sale. Il sollicite Smith après avoir vu dans Life le travail accompli sur Deleitosa, « Village espagnol » (1951). Cette fois, le but est de réunir une centaine de clichés en trois semaines, le photographe étant logé sur place, dans un appartement pourvu d’une chambre noire. Smith passe un premier mois à circuler, en voiture ou à pied, à travers la ville, à lire toute la documentation qu’il peut trouver — il s’adjoindra plus tard les services d’un guide et d’un assistant. Il réalise alors qu’il n’est qu’au début d’un travail bien plus important. À son commanditaire, il finira par donner les tirages attendus. Mais pour sa part, le photographe va continuer de creuser un sujet qu’il définit autrement désormais : après le portrait d’individus, il entend dresser celui d’une ville.

Au moment où il se lance dans ce projet, auquel il consacrera toutes ses ressources, Smith se trouve dans une situation critique. Il a rompu avec le magazine qui le faisait vivre, ainsi que sa famille, avec laquelle ses relations deviennent difficiles. Il bénéficiera heureusement de deux bourses de la Fondation Guggenheim (1956 et 1957). Doté d’une puissance de travail hors du commun, il tient grâce à l’alcool et d’autres stimulants, qui lui permettent de passer dans son labo plusieurs jours (nuits) d’affilée. Surtout, il est immensément connu, célébré notamment pour les essais parus dans Life : après ses reportages de guerre sur Saipan, Iwo Jima et Okinawa, en 1944-1945, viennent les mythiques « Country Doctor », « Nurse Midwife » et « A Man of Mercy », respectivement sur le médecin de campagne Ernest Ceriani de Kremmling, Colorado (1948), la sage-femme noire Maude Callen, en Caroline du Sud (1951) et le docteur Schweitzer, prix Nobel de la Paix, dans son hôpital de Lambaréné au Gabon (1954). À l’époque, le magazine tire à huit millions d’exemplaires, et peut atteindre jusqu’à vingt millions de lecteurs, d’Amérique en Europe.

Smith incarne donc la figure d’une photographie qu’on dirait ici « engagée », entièrement dévoué à sa pratique, refusant tout compromis. Conscient de son talent, de sa mission, il ne tarde guère à voir en Pittsburgh un enjeu à sa mesure, un but aussi grandiose que ceux atteints par les écrivains, musiciens de génie qu’il reconnaît pour ses pairs. « De tous les voyages que j’ai faits, de toutes les expériences que j’ai accomplies, j’ai rarement retiré le sentiment de telles contradictions », dit-il. Puis : « Le rapport existant entre l’industrie et l’homme, thèse et antithèse, à travers l’histoire d’une telle ville, voilà qui peut être un défi magnifique. »

Le projet devient colossal. Smith y consacrera plus de trois ans, depuis le premier séjour de six mois, au début de 1955, jusqu’à un dernier plus bref, en 1957, suivi d’un long temps d’editing, à New York. Il a réuni 17 000 négatifs, des milliers de 5 x 7, des centaines de tirages, objet de sélections successives. Entre-temps, la rumeur s’est répandue. Smith est approché par plusieurs magazines, dont Life, qui lui propose différentes maquettes. Le photographe refusera jusqu’à 20 000 $, pour agréer les 1 900 $ que lui alloue Popular Photography — moyennant une totale autonomie.

Modèle pour quantité de « disciples dans le monde entier », en ce qu’il n’a « jamais sacrifié ses convictions », Smith, chantre de l’essai photo, en énonce le principe : « La plus importante responsabilité qu’a l’historien, ou le photojournaliste, est de chercher inlassablement, à travers une brume de contradictions, jusqu’à ce qu’il parvienne à l’île de la compréhension parfaite de ce qui fait l’esprit d’un sujet, son âme, les circonstances qui l’entourent, celles-ci à la fois créées par une situation et créatrices de son traitement. Il doit alors rendre ce qu’il a trouvé, avec intelligence, avec éloquence, de façon à la fois exacte et vibrante. » Le photographe, qui mesure l’importance du traitement éditorial de ses images, et refuse d’admettre que son travail s’arrête avec les négatifs, insiste sur l’idée de composition : « Un essai, il faut le penser complètement, chaque image doit fonctionner par rapport aux autres — comme dans un essai littéraire. »

Pour Pittsburgh, il a dressé une liste de vingt-cinq thèmes, des « Aciéries » à « La Vie sur le fleuve », en passant par les « Bibliothèques », ou « Communautés et leurs clubs ». Il en restera quinze, poétiques (« Ballade pour ceux qui sont seuls », « La culture est nature morte », « Il n’y a plus de nuit »). L’effort accompli pour en arriver là est immense, en termes de repérages, prises de vue, de réalisation des images, accumulation et tri, des négatifs aux innombrables épreuves.

Smith travaille sur de grands panneaux, à différents assemblages. Helen Gee se souvient de la rétrospective organisée dans sa galerie Limelight de New York : le photographe avait posé comme condition d’effectuer lui-même l’accrochage. « Chaque photo fait entendre une note, et si on en accroche plusieurs en même temps, elles font un accord particulier. C’est comme composer une symphonie. On y met des allegros, des andantes, des crescendos, comme dans une partition. Et quand le public visite l’expo sition, il fait une expérience aussi merveilleuse, émouvante, que s’il écoutait du Beethoven ou du Bach. » La galeriste devra pourtant reprendre les choses en main. « Les progrès étaient lents. Smith avait l’air de faire toujours de fausses notes. Chaque nuit, il accrochait un nouvel ensemble de photographies, enlevant celles accrochées la nuit d’avant. »

Quelques pages, dans la Nouvelle Histoire de la photographie dirigée par Michel Frizot (Bordas/Adam Biro, Paris, 1994), m’ont mise sur la piste du Pittsburgh de Smith, décrit dans un encart par Stuart Alexander. Ce pour les images, mais bien plus, pour le lien qu’elles avaient entre elles, leur rapport avec une entité vaste et complexe. Plus récemment, Dream Street de Sam Stephenson (W. W. Norton & Company, New York, 2001) constituait le catalogue d’une exposition itinérante à partir du Center for Creative Photography de l’université d’Arizona. Les mêmes photographies de Pittsburgh s’y trouvaient que celles du magazine paru en 1958, avec d’autres : 195 images pour l’exposition, 175 pour l’ouvrage, soit une par page, ou deux. Mais elles y sont comme mises à plat, coupées de leur contexte, et de ce flux qui circulait entre elles. À la fin, en vignette, les doubles pages de Popular Photography Annual 1959.

À embrasser comme à scruter chacune des dix-huit doubles pages du périodique lui-même (et à lire, sur celle qui les précède, la présentation de l’essai), la déception manifestée par Smith se comprend. On peut s’étonner de ce qu’un tel professionnel n’ait pas mieux géré les caractéristiques d’une telle publication. Sans doute il avait encore dans l’œil le format nettement plus grand de Life. Et la quantité d’images rassemblées avait de quoi le submerger. Mais c’est la structure de l’ensemble par thèmes, et le rapport textes/images, qui auraient demandé un traitement mieux abouti. Car l’effet produit est de fragmentation, dispersion ou répétition. La lecture des images ne peut se faire de façon fluide, et quant aux titres, légendes et chapeaux, leur tonalité varie. Rien ne s’impose vraiment, quantité d’éléments posent question, et si tout intéresse, c’est sans convaincre.

À Ken Kobre, qui fut le dernier à l’interviewer, à l’automne de 1977, Smith déclare qu’il a toujours à l’esprit les relations qui pourraient exister entre les photos qu’il prend, convaincu qu’elles « doivent fonctionner d’emblée, à la fois visuellement et mentalement ». « [Dans le cas de Pittsburgh,] la mise en page était assez complexe, et beaucoup de gens ont pensé que j’avais gâché mes images en les reproduisant en petit, mais mon propos n’était pas de montrer quel grand photographe j’étais ; je voulais donner le sentiment de Pittsburgh, et que le public fasse l’expérience de ce qu’est cette ville. »

Smith souhaitait aussi, commente Stephenson, « qu’on sente les influences majeures qu’il avait ressenties lui-même, ce sens moral de la tragédie éprouvé au front, les techniques narratives utilisées par Joyce et Faulkner, la conscience sociale de O’Casey, la passion lyrique de Rilke, les rythmes dissonants du dernier Beethoven et les accords renversants de Thelonious Monk — tout cela, transposé sur le plan visuel, faisant de lui un révolutionnaire. » Il dut reconnaître qu’il n’y était pas parvenu.

Tel qu’il se présente, son essai permet d’entendre « la rumeur de la ville, quelque chose d’aussi significatif, et d’aussi constant. » Mais dans le titre adopté, frappe le mot « labyrinthe ». S’il a trouvé comment qualifier Pittsburgh telle qu’il l’a vue, Smith est victime du nom qu’il lui a donné.

Avec le recul, le photographe parle de Pittsburgh sur un autre ton qu’autrefois, quand, enflammé, il envisageait d’envoyer sa maquette à « Faulkner, Camus, Beckett ». « C’était un endroit froid, aussi je l’ai photographié froidement. » Kobre lui demande s’il existe de mauvais sujets, il répond : « Par exemple, un essai qui envisage une ville comme un tout serait une erreur. Il n’y a pas de début, pas de fin. Le sujet est trop large et il est infini. Il n’y a pas de solution pour y introduire une cohérence lorsqu’on doit le traiter en quelques pages. Mieux vaut photographier des individus dans le cadre limité de la relation qu’ils ont, chacun, à la vie. »

Plutôt que l’histoire d’une défaite, importe la limite atteinte avec Pittsburgh. Limite pour Smith dans le cadre de son travail, après les succès magistraux de ses Vies de saints modernes. Limite dans son existence et dans sa carrière, entre la position qu’il a gagnée et la posture qu’il menace de prendre. Limite face à ses ambitions immenses, malgré son total investissement. Cette limite, cependant, pourrait n’être pas seulement la sienne. Elle a trait, certes, au sujet défini, étant donné les moyens disponibles. Au pouvoir d’images censées délivrer un message. À l’impact très large d’une presse grand public qui a ses contraintes techniques, quand le livre, qui touche un lectorat bien moindre, aurait d’autres avantages (Smith n’adoptera cette solution que pour Minamata, en 1975).

Surtout, la limite que constitue le Pittsburgh de Smith coïncide avec celle séparant le photo-reporter de l’artiste, au point même où se situe l’auteur, avec sa vision, ou sa volonté d’art. Sur le statut de l’image, de celui qui la prend, Smith est parfois très ambigu. Alan Trachtenberg l’analyse remarquablement dans Dream Street  : le photographe n’a pas tenu face à la pression exercée par Pittsburgh en partie parce qu’il se savait engagé dans un travail de dévoilement de certains mystères, bien au-delà du strict rendu de faits, et voulait mettre en valeur un processus de symbolisation, aspirait à l’universel.

Égaré dans le labyrinthe, épuisé par cela même qu’il n’a su épuiser, Smith est aussi dépassé par le rêve d’un grand œuvre qu’il ne pourra réaliser. Mais Dream Street en témoigne, comme les pages de la Nouvelle Histoire de la photographie : malgré l’échec, il est demeuré quelque chose de Pittsburgh, de l’élan initial.

Reste qu’on peut se demander ce qu’il en aurait été si le photographe avait accepté de travailler avec un directeur artistique de la trempe d’un Brodovitch, un éditeur du calibre d’un Delpire ? Jamais il n’aura fait confiance aux responsables de Life, certainement il eût répugné à voir un autre que lui manipuler ses images, en disposer. Parfois il faut accepter de ne pas être seul ?