Vacarme 46 / lignes

Pour une (in)fidélité responsable

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Lors de la dernière journée mondiale de lutte contre le sida, radios et télévisions ouvraient leurs bulletins d’information sur le procès aux assises d’une femme accusée d’avoir sciemment contaminé son mari. Or, pénaliser ainsi la transmission du VIH rompt, au nom de l’asymétrie des rôles, avec l’horizon d’une responsabilité partagée qui fondait la lutte contre la maladie. Sauf à confondre celle-ci avec une chasse aux malades, cette rupture oblige à inscrire les rapports de couple dans une nouvelle problématisation morale. Avec cet article, s’ouvre dans Vacarme une ligne qui, au travers du prisme de la lutte contre le sida, interrogera les tensions qui se jouent dorénavant entre malades et politiques publiques.

En France, où jusque récemment la transmission du VIH n’était pas considérée comme un acte criminel ni même comme un délit, quatre procès pour contamination ont eu lieu ces dernières années. En 2006, une femme a été condamnée par le tribunal de Nanterre à deux ans d’emprisonnement avec sursis et 176 000 € d’amende pour avoir tu sa séropositivité et contaminé son mari. En décembre 2007, une autre a été renvoyée devant la cour d’assises du Loiret pour avoir « sciemment » contaminé son mari. Auparavant, en 2005, le tribunal de Cayenne en Guyane avait condamné un homme, pour avoir « volontairement » contaminé six femmes, à sept ans de prison ferme et à verser à deux de ses anciennes partenaires des indemnisations de 130 000 € pour l’une, 230 000 € pour l’autre. En juin 2004, à Strasbourg, un homme a été condamné à six ans de prison ferme pour avoir contaminé deux jeunes femmes, et à les indemniser chacune à hauteur de 230 000 €.

La tendance est globale : depuis quelques années, un peu partout dans les pays développés, on judiciarise la transmission du VIH [1]. Paradoxalement, ce recours à la voie pénale, invoqué — mais conjuré — aux débuts de l’épidémie alors que l’ignorance alimentait des fantasmes de mise en quarantaine et de fichage des malades, se généralise aujourd’hui dans un contexte où les dangers de la maladie sont au contraire minimisés : pour beaucoup, le sida ne concerne jamais que les autres et, depuis la mise au point des trithérapies en 1996, n’est plus si menaçant. Pourtant, les dangers d’une pénalisation de la transmission, eux, n’ont pas changé : outre le fait que certaines personnes pourraient être tentées de ne pas se faire dépister puisque seules celles qui se savent séropositives au moment des rapports incriminés peuvent faire l’objet de poursuites, se pose le problème de la prise en charge médicale du VIH en milieu carcéral pour les personnes condamnées. Cette évolution est donc à la fois une énigme et un défi : comment en est-on arrivé là, et comment en sortir ? comment est-on passé d’une éthique de la « responsabilité partagée », constitutive de la lutte contre le sida, à la criminalisation des malades ? et comment sauver cette éthique, sans ignorer ni ses points aveugles, ni les transformations de l’épidémie ?

le choix d’un compromis moral

Dès 1983, les rédacteurs de la charte de Denver [2] avaient en effet pressenti le danger de « dé-solidarité » entre malades et bien-portants en raison de la spécificité de cette maladie et, partant, la nécessité d’être moralement fort pour combattre le sida. Aussi insistaient-ils sur la nécessité de « ne pas faire porter la responsabilité de l’épidémie » aux personnes séropositives, principe à l’origine de l’idée de responsabilité partagée. À la question juridique « qui est responsable ? » (c’est-à-dire, ici, qui est coupable — sous-entendant aussi qu’une autre personne est victime), ils répondirent par l’instauration d’une responsabilité morale : « tous ensemble », c’est-à-dire tous responsables, ni coupables, ni victimes. Partager la responsabilité consiste tout d’abord à reconnaître qu’au moins deux partenaires doivent participer pour qu’il y ait transmission. À chacune et à chacun d’apprendre à se sentir concerné, et à faire l’expérience que cela me/nous concerne aux yeux des autres. À chacune et à chacun de se « compromettre » avec cette maladie incurable et sexuellement transmissible. Compromettre en quel sens ?

Le terme renvoie ordinairement à l’idée négative d’une morale au rabais (confondant compromis moral et compromis avec la morale), ou à l’idée de culpabilité. Mais d’un point de vue éthique il peut prendre un sens positif. Être capable de faire un compromis avec quelqu’un peut signifier que ne pas perdre le lien que l’on a avec cette personne est plus important qu’avoir raison ou tort tout seul. Se compromettre peut renvoyer au fait de ne pas se retrancher dans une position d’extériorité, afin de garder les mains propres, mais de s’engager aux côtés de. La notion de responsabilité partagée contient ces deux dimensions. Elle propose d’accepter d’être « compromis » par le sida, c’est-à-dire de se sentir concerné. La difficulté tient au caractère incurable de la maladie, mais aussi aux modalités de sa transmission et au fait qu’elle soit liée dans l’imaginaire dominant à des minorités : les personnes contaminées sont toujours et encore soupçonnées de vie « immorale ». Mais c’est aussi pourquoi cet engagement est primordial : l’épidémie se nourrit de l’idée excluante que « le sida, c’est les autres ».

La seconde obligation résultant de la proposition de « responsabilité partagée » consiste pour chacun à s’interroger sur ses propres responsabilités, selon son statut sérologique. Elle suppose des niveaux de responsabilité différents entre séropositifs et séronégatifs. Aux personnes vivant avec le VIH, Act Up-Paris recommande ainsi « de remplacer par des comportements sexuels à faibles risques ceux qui pourraient les mettre en danger ainsi que leurs partenaires » sachant que « les personnes atteintes du sida ont une responsabilité éthique d’informer leurs potentiels partenaires sexuels de leur état de santé. (…) [La] responsabilité qui consiste à rester safe quand on est séronégatif n’est pas la même que celle qui vous oblige à protéger vos partenaires. Ne pas vouloir être contaminé et refuser de contaminer son partenaire sont deux niveaux de responsabilité différents » [3]. Cette répartition « inégale » des responsabilités ne vient-elle pas contredire l’idée de responsabilité partagée ? Non si le « partage » n’implique pas une égalité arithmétique ; le contresens serait de le comprendre au sens juridique de la répartition de la responsabilité, c’est-à-dire d’imputation individuelle, ou encore selon l’exigence d’un partage 50-50.

Élaborer des responsabilités spécifiques forme au contraire un « compromis moral » dans le sens où la fidélité à la complexité de la situation est préférée à une fidélité de principe. De fait, spécifier les responsabilités n’offre pas l’innocence et le confort d’un partage égal, ni ne répond immédiatement à notre désir de solidarité. Il s’agit pour toutes et tous d’apprendre à accepter ce malaise et de « faire [de cette hiérarchie entre les responsabilité] un objectif de fierté et d’empowerment » [4]. Par exemple, en mettant sa fierté à ne pas contaminer la personne avec qui l’on couche et/ou la personne que l’on aime [5].

la remise en cause de la responsabilité partagée

Depuis les années 2000, on l’a dit, on assiste pourtant à une multiplication des procès pour contamination par le virus du sida, qui remet en cause le principe de la responsabilité partagée. Ce recours à la justice est notamment revendiqué par des femmes regroupées dans l’association marseillaise Femmes positives, qui exigent la pénalisation des hommes qui leur ont transmis le VIH. Investissant « l’angle mort » de la lutte contre le sida, à savoir l’absence de prise en compte de la question des rapports de genre, cette association marseillaise a jeté un « pavé dans la mare » [6] et obligé l’ensemble des acteurs de la lutte contre le sida à se (re)positionner.

Femmes positives a été créée en 2003 par une femme contaminée par son compagnon dans le cadre d’une « relation stable », qui a décidé de porter plainte lorsqu’elle a appris que son ancien compagnon avait une nouvelle relation sans se protéger ni l’informer de son statut sérologique. L’association cible de fait les cas de contamination « sans consentement » ; ses membres ont été contaminés par des hommes avec qui elles avaient une relation stable, qui se savaient porteurs du virus, ne l’avaient pas dit et ne les avaient pas protégées. Elles demandent une loi qui reconnaisse leur statut de victime et souhaitent que soient pénalisés les hommes qui leur ont caché leur statut sérologique.

Le statut de victime est ici ambigu. S’il risque de convoquer le fantasme du séropositif meurtrier, il peut aussi aider individuellement à se reconstruire, voire engager une stratégie d’empowerment (ne pas se considérer seule responsable). Pour autant, la revendication du sta-tut de victime par ces femmes contaminées rompt clairement avec la proposition de responsabilité partagée, c’est-à-dire avec l’idée de solidarité entre personnes de statut sérologique différent, comme entre malades. Une première justification avance que ces femmes hétérosexuelles, mariées ou en couple, « n’appartiennent pas à l’histoire du sida » et que leur « parcours victimaire » est lié au fait qu’« elles ne pensaient pas être concernées » [7]. De fait, le sida a été construit politiquement comme une maladie ne concernant pas les hommes et les femmes à la fois hétérosexuels et blancs. Le sida, c’est les « autres » — les homosexuels, les toxicomanes, les putes, les étrangers. Par ailleurs, si aujourd’hui une personne contaminée sur trois est une femme, « la situation de domination subie par les femmes dans les rapports sexuels, redessinée à leur profit par les combats féministes des années 1970, avec la conquête du droit à l’avortement et à la contraception, n’a pas fait l’objet de combats comparables sur leur droit à avoir une relation sexuelle sans risque » [8]. Tandis que les représentations politiques dominantes maintenaient l’idée que le sida affectait les populations en marge de la société, les féministes ne se sont pas approprié la question du sida. On mesure alors la difficulté de se sentir individuellement concernée — pour se protéger, le cas échéant pour ne pas s’effondrer ou rejeter la responsabilité sur autrui — lorsqu’on est une femme hétérosexuelle, blanche en couple, comme c’est principalement le cas des membres de Femmes positives.

De fait, les plaintes portées en justice émanent aujourd’hui principalement de personnes hétérosexuelles. Un militant d’Act Up-Paris, homosexuel, soulignait que s’il portait plainte, juges et amis ne le prendraient pas au sérieux : « t’avais qu’à te protéger. (…) Quand tu es homo, la personne en face de toi pour un rapport sexuel risque fort d’être séropo » [9]. Cette différence de réaction justifie moins qu’on qualifie ces femmes d’égoïstes, voire d’irresponsables que l’on ne souligne encore une fois la nécessité d’une (ré)appropriation individuelle et collective de la lutte contre le sida pour résister à cette volonté de pénalisation. Mais précisément : comment les femmes contaminées qui aujourd’hui ont re-cours à la voie pénale peuvent-elles se sentir concernées autrement que sur le mode victimaire ? Comment, elles qui se sentent « protégées » du risque de contamination par leur appartenance aux normes dominantes (hétérosexuelles, engagées dans une relation définie au moins implicite-ment par l’exclusivité), pourraient-elles se sentir responsables, au sens précisément d’un partage des responsabilités ? Les rapports de genre sont-ils suffisamment pris en compte dans l’exigence de « compromission » que suppose le principe de responsabilité partagée ? Par exemple, est-ce qu’est prise en compte la plus grande vulnérabilité des femmes face à la transmission du VIH lors d’un rapport sexuel non protégé entre un homme et une femme ? On comprend mieux pourquoi, bien que Femmes positives revendique un statut de victime (traditionnellement rejeté ou du moins mis en cause par les féministes, mais aussi par de nombreuses femmes séropositives) et limite son combat aux femmes hétérosexuelles, l’association a néanmoins répondu à une attente, et pris une place laissée vacante par la non prise en compte des rapports de genre dans la contamination par le VIH.

Pour certains acteurs de la lutte contre le sida comme Act Up-Paris, inquiets de la menace que représente la criminalisation, les revendications de Femmes positives ne justifient pas de mettre en question la notion de responsabilité partagée mais plutôt de la réexpliciter. Selon eux, les rap-ports de genre y sont inscrits en ce sens que l’« exigence de donner les moyens à touTEs d’être conscientE de ses responsabilités et acteur ou actrice de la prévention » [10] inclut la lutte contre le sexisme. L’échec de la préven-tion hétérosexuelle — dont témoignent les histoires des membres de Femmes positives — interrogerait moins la notion de responsabilité partagée que celui des pouvoirs publics à faire en sorte, au travers de campagnes d’information et de prévention ciblées, que chaque homme et chaque femme ait accès à une information qui le/la concerne. Mais cet échec n’évacue pas pour autant la question, pointée par l’expérience des membres de Femmes positives, de la conjugaison des rap-ports de genre avec la notion de responsabilité partagée. Et la seule affirmation d’une articulation de principe reste insuffisante. Partant, il faut peut-être accepter de remettre en jeu cette notion — pour mieux la retrouver ou pas.

La difficulté d’articuler rapports de genre et partage de la responsabilité est particulièrement visible dans la mise en cause implicite de la distinction entre contamination « volontaire » et contamination « consciente » par l’association Femmes positives. Cette distinction est au cœur même de la notion de responsabilité partagée : pour l’Onusida, elle « vise à tracer une distinction mo-rale et pratique pour suggérer que le premier acte mérite un châtiment mais pas le deuxième » [11]. Or les femmes hétérosexuelles ont maintes fois eu l’occasion d’apprendre combien les rapports de genre compliquent cette situation. Si le cas des deux femmes aujourd’hui en procès entre dans cette distinction (elles n’ont pas réussi à leur dire leur séropositivité et, partant, à « justifier » le port du préservatif de peur d’être rejetées et/ou violentées), elle semble mise à mal par les nombreux témoignages de femmes qui savaient que leur mari les trompait, mais n’ont pas osé leur demander de mettre un préservatif de peur d’être accusées, elles, d’infidélité. Et qu’en est-il des récits des femmes de l’association marseillaise faisant état de maris ou compagnons n’ayant rien dit des années durant ? Difficile, dans ces situations, de s’approprier la distinction entre contamination « volontaire » et « consciente », autrement dit de faire une différence entre volonté et indifférence au fait de contaminer.

Les hommes hétérosexuels étant eux aussi victimes des stigmatisations et des exclusions liées au sida, on pourra contester le partage de Femmes positives entre homme (coupable) et femme (victime). Toutefois il semble nécessaire de croiser la reconnaissance de cette vulnérabilité commune à toutes les personnes séropositives avec la question des rapports de genre pour qu’elle soit audible par toutes les femmes. Cette question donna lieu à des oppositions tranchées au sein d’Act Up-Paris et fut l’une des raisons du départ de militants pour fonder une nouvelle association, Warning.

des propositions complémentaires à la responsabilité partagée

Cette nouvelle association, créée en 2003, juge « obsolète » la notion de responsabilité partagée pour au moins deux raisons. Tout d’abord parce qu’elle impliquerait « l’idée que nous sommes tous, réellement ou potentiellement, séropositifs » [12], ensuite parce qu’elle ne prend pas en compte la réalité des couples stables, homosexuels comme hétérosexuels, dans lesquels on a « un rapport exclusif » : exiger dans cette situation, de mettre un préservatif à chaque rapport sexuel, « [serait] totalement absurde ». Selon Warning, cette notion n’a jamais vraiment pris corps chez les hétérosexuels parce qu’ils n’ont jamais été confrontés, dans les pays dit développés, à une situation épidémiologique équivalente à celle que les homosexuels ont connue. Et elle aurait perdu en efficacité dans la communauté homosexuelle parce que la situation épidémiologique a changé. Ce qui exige de travailler à de nouveaux fondements de la prévention, en reconnaissant notamment l’existence d’abus de confiance et le fait que certaines personnes puissent légitimement se considérer victimes, tout en restant opposées à la pénalisation. C’est pourquoi Warning « (a) été profondément interpellé par Femmes positives, car elles mettaient l’accent sur une trahison ».

Si Warning a le mérite de chercher à prendre en compte la complexité de la situation, sa position semble entraîner au moins trois problèmes. D’une part, invoquer une évolution épidémiologique est discutable : même si les pays industrialisés n’ont plus affaire à une situation d’hécatombe, certains organismes comme l’INPES (Institut National de Prévention et d’Éducation pour la santé) ou l’Onusida alertent contre une recrudescence de l’épidémie. D’autre part, la remise en cause de la notion de responsabilité partagée au nom de l’exclusivité sexuelle dans les couples stables oblige la prévention homosexuelle à affronter la même difficulté de concilier (in)fidélité et prévention que la prévention hétérosexuelle. Si l’on peut espérer que cela ne produise pas les mêmes tabous que chez les hommes et femmes hétérosexuels, entraînant les drames individuels que l’on connaît, et que la communauté homosexuelle — si elle souhaite sortir de la proposition de responsabilité partagée — soit capable d’inventer une fidélité « responsable », la responsabilité partagée comme exigence du « tout capote » est peut-être moins obsolète que partielle. Elle peut être complétée par un autre compromis moral : l’engagement pris par certains couples de se protéger s’ils/lorsqu’ils ont des relations sexuelles avec d’autres partenaires. Enfin, l’abandon de la notion de responsabilité partagée semble ouvrir la porte à la substitution d’une responsabilité juridique à la responsabilité morale.

La notion d’abus de confiance proposée par Warning ne pourrait-elle pourtant constituer une piste, non, comme le propose cette association, pour venir se substituer à la responsabilité partagée, mais en complément de celle-ci ?

À un principe de responsabilité partagée valant pour les relations non stables s’ajouterait l’idée d’une (in)fidélité responsable qui, le cas échéant, relèverait de l’abus de confiance. Pour fonctionner, la notion devrait être reprise par les associations et les politiques de prévention en général, et les discours de prévention cesser de ne concerner que les célibataires et les minorités. Cela suppose que l’INPES aborde la question de l’infidélité dans ses messages de prévention adressés aux couples stables ; que les médecins parlent à leur patient(e), marié(e) ou en couple, des risques de contamination, et ce, sans limite d’âge ; que les gynécologues ne proposent plus simplement de « passer » à la pilule quand leurs patientes parlent de relations longues. Autrement dit, que la fidélité ne soit plus le premier des tabous. Et que soient interrogées les modalités de la notion de confiance, alors qu’il « est certain que la plupart [des] affirmations “sincères” [concernant l’affirmation de la séronégativité du partenaire] sont à l’origine de la très grande majorité des contaminations » [13].

Mais comment articuler l’idée d’abus de confiance avec le refus de la pénalisation ? Comment, concrètement, mettre en œuvre cette notion ? Faut-il, comme le suggérait Aides par la voix de son ancien président, recourir le cas échéant au civil plutôt qu’au pénal ? De fait « un juge civil peut (...) accomplir un travail de réparation en reconnaissant la responsabilité et en décidant d’une indemnisation, sans aboutir à mettre en prison » [14] celui ou celle qui a contaminé son partenaire. Cette solution permettrait de proposer une réponse alternative à la pénalisation aux personnes qui souhaitent porter plainte. Au compromis d’une articulation de la responsabilité partagée avec l’idée d’une fidélité « responsable », au niveau de la prévention, répondrait, au niveau de la sanction, le compromis d’une requalification juridique.

Telles sont, à ce jour, les pistes proposées par différents acteurs de la lutte contre le sida pour résister à la pénalisation, et par là même sortir de notre relatif échec collectif devant la prévention. D’une part, complexifier le compromis moral élaboré dans la notion de responsabilité partagée en le complétant par celui d’une (in)fidélité responsable permettrait de proposer une alternative au tout capote, sans abandonner l’idée de créer des manières de se protéger ensemble. D’autre part, le déplacement du motif d’accusation, de l’administration de substances nuisibles vers l’abus de confiance permettrait de trouver un compromis entre une demande de sanction visant à renverser un rapport de force, et le refus d’accepter l’emprisonnement de malades. La question ne serait pas réglée pour autant. L’intérêt de la catégorie d’abus de confiance, ou dans sa version « positive » d’(in)fidélité responsable, tient à ce qu’elle répond à la question soulevée par Femmes positives sans reposer sur la délicate prise en compte des rapports de genre. Mais c’est aussi sa faiblesse : dans les situations où l’on n’a pas la possibilité de négocier le préserva-tif, on ne voit pas comment on aurait d’avantage l’occasion de demander à l’autre de se protéger quand il/elle va voir ailleurs. La catégorie d’abus de confiance achoppe donc sur les mêmes difficultés de mise en œuvre que la responsabilité partagée. Mais la différence tiendrait dans les conséquences : la reconnaissance, dans certains cas, de comportements inacceptables. Aux individus et associations de choisir si ces propositions leur semblent pertinentes. Du moins constituent-elles une possibilité de rouvrir le dialogue pour combattre ensemble le sida, pas les malades.

Notes

[1Voir Emmanuelle Cosse, Philippe Mangeot, Victoire Patouillard, « La préférence sérologique », Vacarme n°40, été 2007.

[2En 1983, à l’occasion du deuxième congrès national sur le sida à Denver, des homosexuels atteints par le VIH rédigèrent une Déclaration de la coalition des personnes atteintes par le sida, appelée aussi Principes de Denver, et considérée comme l’acte de naissance de l’activisme sida.

[4Idem.

[5Depuis le milieu des années 1990, certains ont fait du contraire (i.e. contaminer la personne avec qui l’on couche et/ou que l’on aime) un objet de fierté www.multisexualites-et-sida.org/prevention/bareback.html.

[6Marc Leras, « Femmes positives lance un pavé dans la mare », L’Humanité, 5 avril 2005.

[7Blandine Grosjean, « Des plaintes de séropositives font bouger les discours sur la responsabilité », Libération, 17 mars 2005.

[8Christian Saout, président de Aides de 1998 à 2007, « Sida, victimes contre victimes », Le Monde, 10 mars 2005.

[9Blandine Grosjean, « Des plaintes… », art. cit.

[11Richard Elliot, rapporteur de l’Onusida, cité dans Mélanie Heard, « Pénalisation de la transmission du VIH : quelle responsabilité pour les personnes séropositives », Esprit, décembre 2005.

[14Christian Saout, « Sida : victimes contre victimes », art. cit.