Pourquoi un chantier sur la prostitution dans Vacarme ? D’abord pour rompre le silence, le silence public autour de la situation des prostitué-es, cinq ans après le vote de la Loi de sécurité intérieure (LSI) du 18 mars 2003, qui a partiellement transformé le paysage prostitutionnel en réintroduisant notamment le délit de racolage passif. Ce délit, qui avait disparu de la loi en 1994, condamne les personnes prostituées non pas pour ce qu’elles font, mais pour ce qu’elles sont, leur simple attitude sur la voie publique pouvant désormais être sanctionnée.

Ce tour de vis répressif fut le dernier grand moment de visibilité médiatique des affrontements intellectuels et idéologiques autour de la prostitution, entre autres par tribunes interposées dans Le Monde [1]. Selon un jeu d’oppositions désormais structurel au milieu féministe, cette querelle fut l’occasion non pas d’irriguer mutuellement des prises de positions distinctes, mais de les figer un peu plus encore dans leurs antagonismes. D’un côté, les « abolitionnistes », de gauche ou de droite, qui œuvrent à une disparition de la prostitution, soit en tant qu’atteinte aux bonnes mœurs, soit en tant que forme aiguë de marchandisation et d’exploitation du corps, féminin en particulier ; les abolitionnistes demandent à l’État de mettre tous les moyens en œuvre, y compris répressifs, pour l’éradiquer, notamment en pénalisant les clients. Les représentants de ce mouvement mettront l’accent sur certaines pratiques prostitutionnelles, réduisant largement la prostitution à sa dimension la plus visible en France : la prostitution féminine de rue, nocturne et diurne, dans des espaces circonscrits et identifiés des grandes villes. La précarité et la pauvreté dans lesquelles s’exerce cette activité seront mises en avant et le fait de se prostituer sera considéré bien souvent, selon les auteurs, comme le produit d’une démarche pathologique ou comme l’effet d’une domination extérieure. De l’autre, les « réglementaristes », de droite ou de gauche, qui au nom de la santé publique, du maintien de l’ordre ou d’une protection minimale des prostitué-es, réclament, plutôt que l’éradication de la prostitution, sa légalisation dans des maisons clo-ses ou des quartiers spécialisés. Les réglementaristes demandent que l’activité prostitutionnelle soit encadrée par des lois et non plus réprimée. Une partie des difficultés sociales, économiques et sanitaires éprouvées par les prostitué-es serait la conséquence de l’illégalité à laquelle est ré-duite cette activité et des stigmates sociaux dont elle fait l’objet. Ce qui sous-tend cette position, c’est bien souvent l’idée que la prostitution est un de ces invariants permanents des sociétés dont l’État doit limiter les effets les plus néfastes, parmi lesquels le trafic d’êtres humains. Pour ce cou-rant, la prostitution est définie dans une acception générale, i.e. un échange de services sexuels contre une rémunération.

De cette acception générale, on retiendra les prémisses, en tentant d’en explorer toutes les implications. Si la prostitution est un moyen auquel recourent des individus pour assurer leur subsistance, elle peut être rapprochée dans ses modalités de n’importe quel autre service marchand, travail, voire profession. Les détracteurs de la notion de travail du sexe rétorqueront d’emblée que cette définition banalise la prostitution en en faisant un travail comme un autre. Mais aux abolitionnistes pour qui « la prostitution n’est pas un travail, mais de l’esclavage et de l’exploitation », nous répondrons avec Ava Caradonna (p. 25) que « si nous sommes d’accord pour réclamer que la prostitution soit reconnue comme un travail, il faut d’abord rappeler que le travail a une dimension d’exploitation. » Ainsi pour dénoncer efficacement les abominations du système sudiste des plantations, il n’a pas été nécessaire de contester le fait que la récolte de la canne à sucre par les esclaves noirs aux États-Unis était bel et bien un travail. On rétorquera en-fin que la lutte contre l’exploitation sexuelle nécessite aussi de dévoiler ce qui lui échappe ou tente de lui échapper. Il faut certes être capable de restituer les contraintes et les formes d’exploitation qui surdéterminent ce travail, mais être également attentif à la manière dont, à l’intérieur d’un dispositif répressif et stigmatisant, les personnes prostituées se professionnalisent, s’organisent, tissent des liens avec d’autres professionnels (les patrons, les logeurs, les femmes de ménage), se syndicalisent ; il faut aussi, contre une posture victimaire qui ne peut que redoubler le stigmate et la domination qu’elle prétend dénoncer, rendre visible la fierté, la dignité, les luttes, et, pourquoi pas, le plaisir. Encore faut-il pour cela savoir d’où on parle, et avec qui.

partage des savoirs

L’anthropologue Laura Nader prévenait : « N’étudiez pas les pauvres et les sans-pouvoir : tout ce que vous direz sur eux pourra être retenu contre eux [2]. » James Scott, dans nos colonnes, affirmait l’inverse : « J’ai toujours eu le sentiment qu’au moins la moitié de la production intellectuelle en science politique devrait s’intéresser aux gens qui n’ont pas de pouvoir, qui sont sous son œil et ne peuvent s’en extirper [3]. » Pour dépasser ce dilemme, nous avons tenté de mettre en suspens les propositions générales (qu’elles soient abolitionnistes ou réglementaristes), et cherché à restituer ce que les personnes prostituées préconisent pour elles-mêmes. Au fil des années, en proposant un texte d’Ava Caradonna racontant les expériences de syndicalisation des prostitué-es [4], en rencontrant Claire Carthonnet [5], ou en éditant les carnets de répression de l’association Cabiria [6], Vacarme avait déjà fait sienne la conviction selon laquelle c’est avec les personnes qui pratiquent la prostitution — comme une contrainte, comme un travail, comme un art — que des réponses seront apportées aux questions que la prostitution suscite et non pas au problème qu’elle constituerait. Pierre Zaoui l’exprime clairement, il n’existe aucune alternative morale en la matière : « Prétendre parler contre elles comme prétendre les défendre mais en parlant en leur nom au lieu de les écouter est à chaque fois une infamie trop phrasée pour être longtemps supportable. » (p.35) Nous avons donc cherché à faire entendre à la fois celles et ceux dont le mutisme est redoublé par la condition d’étrangers, et/ou de migrants, (Anne Coppel et Lettres p.29, Françoise Guillemaut p.40), et des travailleuses du sexe militantes (table ronde p.25). Aux objections selon lesquelles les interventions proposées ne reflètent pas les expériences les plus massives de prostitution, on répondra que l’histoire montre régulièrement qu’aucune prise de parole pionnière de groupe minoritaire n’a été le fait de ses membres les plus archétypaux. Ce sont bien souvent les personnes aux parcours les plus singuliers qui sont les fers de lance des luttes d’avant-garde.

Pour autant, il ne s’agira pas de se cantonner à un rôle de passeur ou de porte-voix. Il faudra au contraire faire le pari d’une irritation mutuelle entre les points de vue des sociologues, anthropologues, travailleurs sociaux et personnes prostituées. Il s’agira, en d’autres termes, de « partager les savoirs », comme nous y enjoignent Pascale Jamoulle (p.17) dans sa rencontre avec les prostituées d’un quartier de Bruxelles, puis Stéphanie Pryen (p.43), à travers un dialogue entre une sociologue et le directeur d’une association de prévention et d’aide aux travailleur du sexe. En contrepoint, nous voulons « dégonfler le fantasme » (Sophie Wahnich p.21) ; car si la parole des personnes prostituées est massivement absente de l’espace public, leurs figures pullulent dans la littérature, le cinéma, et les arts plastiques, de Buñuel à Bukowski. Ce pouvoir d’attraction mérite qu’on s’y attarde pour en comprendre sa force, d’autant plus grande semble-t-il que les représentations sont éloignées de la réalité.

sexe, argent, intimité, luttes

Le caractère dérangeant de la prise de parole des prostitué-es vient également du fait qu’en liant sexe et argent, la prostitution se situe à une intersection particulièrement sensible. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles, souvent encouragées par les riverains, les politiques dites de la ville et les formes de répression étatique œuvrent largement à faire disparaître une activité qui exhibe une forme d’échanges jugée indigne. Dans de multiples situations sociales, le lien entre intimité sexuelle et accès à des ressources financières est nié, tant il est difficile de reconnaître qu’il y a dans toute sexualité des formes de négociations et d’échange (Catherine Deschamps, p.47). En ce sens, comme l’a montré Paola Tabet, la prostitution se situe bien à l’extrémité d’un continuum économico-sexuel. La caractéristique de la prostitution n’est pas tant de lier sexe et argent mais de verbaliser ce lien. La discussion au moment de la prise de contact entre les clients et la prostituée est une situation où le pouvoir circule entre les parties, où la prostituée a, en droit, la possibilité de refuser la passe, de définir le type de prestation qui sera exécuté et les conditions de prévention. En pratique, cette marge de manœuvre est bien souvent réduite à une virtualité, car les conditions de travail et l’intensification de la répression empêchent d’exercer pleinement un quelconque « choix » des passes. Il reste que la prostitution — quand elle n’est pas seulement un esclavage — n’est possible que si elle ménage une place à la subjectivité. En se prostituant, tout le monde ne vend pas la même chose, car chacun ne se raconte pas la même histoire. Cet exercice de dissociation, plus ou moins bien vécu selon les personnes, participe aussi à cet ensemble de savoirs accumulés dans la pratique professionnelle de la prostitution.

Mais l’existence d’un corpus de savoir-faire professionnels acquis par les prostitué-es et parfois transmis entre pairs, ne suffit pas, pour l’instant, à faire émerger une communauté professionnelle durable. Ce n’est que dans le temps des luttes qu’émerge une expression commune, comme en juin 1975 où les prostituées lyonnaises s’étaient fortement mobilisées. À la suite à une série d’agressions et d’un projet de loi qui prévoyait la condamnation à des peines de prison des récidivistes du délit de racolage, elles avaient occupé l’église Saint-Nizier à Lyon avec pour mot d’ordre : « Nos enfants ne veulent pas que leurs mères aillent en prison [7]. » Des victoires majeures avaient été obtenues : notamment l’obtention de la Sécurité sociale et la décriminalisation de certaines formes de proxénétisme. En 2003, au moment de la LSI, dans un contexte où la droite a gagné les élections sur le thème de l’insécurité, les prostitué-es dénoncèrent cette fois encore une loi qui allait rendre leur activité de plus en plus dangereuse, les obligeant à la pratiquer dans des zones périphériques, de moins en moins éclairées, réduisant leur latitude pour se protéger mutuellement, négocier les tarifs et la prévention avec leurs clients. Six ans plus tard, la LSI est toujours en vigueur, les prostitué-es ne cessent d’être renvoyés plus loin des centres-villes et font l’objet d’un harcèlement policier qui se traduit concrètement par une multiplication des contra-ventions.

Mais plus encore qu’après 1975, la prise de parole des prostitué-es en 2002 n’en a pas moins laissé des traces. Si au regard de la répression actuelle, la lutte semble s’être soldée par un échec, elle a néanmoins radicalement changé la donne : les manifestations des prostitué-es, le visage dissimulé par un masque blanc, devant le Sénat et l’Assemblée nationale, même si elles ne regroupaient que quelques centaines de personnes, restent des images fortes qui ont réintroduit ce qui était singulièrement absent jusque-là : une parole collective à la première personne. Désormais, tout débat sur la prostitution qui ne serait qu’un affrontement entre des positions morales et occulterait ces prises de parole est, ou devrait être, illégitime. Mais évidemment, au regard de la multiplicité des situations, quand cette parole devient enfin un peu plus audible, les revendications des prostitué-es se révèlent très diverses, parfois même antagonistes : d’aucuns prônent un projet régulationniste en proposant l’ouverture d’Éros centers, d’autres préfèrent un statu quo dans l’illégalité qui permet de préserver des revenus plus importants, d’autres encore veulent ob-tenir un statut de profession libérale (Lettres p.29). Au-delà de la mise au point d’un programme politique, les luttes de prostitué-es s’inscrivent dans une double filiation. D’un côté, certains mouvements de prostitué-es, comme celui des Putes, se placent dans le registre de la dénonciation du stigmate et de la revendication d’accéder à la reconnaissance d’une identité qui impliquerait l’obtention de droits. Ils puisent leurs techniques de lutte dans le répertoire élaboré par les luttes minoritaires, noires ou LGBT (Lesbienne gay bi trans) par exemple. De l’autre, certaines organisa-tions, comme l’International Union of Sex Workers (IUSW), proposent aux prostitué-es de s’organiser dans les cadres traditionnels des luttes du travail, et en premier lieu, syndicaux. Cette voie cherche à faire sortir les politiques de la prostitution d’un face-à-face client-pute pour replacer cette activité dans une industrie de grande ampleur traversée par des intérêts contradictoires. Même si les luttes contre le stigmate et pour les droits participent toutes deux de la construction de la liberté individuelle, et d’une identité non « contaminée » par un dispositif prohibitionniste, le choix entre ces deux registres pose une question stratégique qui conditionnera la forme des mobilisations à venir.

Dossier coordonné par Gilles Chantraine, Caroline Izambert & Isabelle Saint-Saëns.

Notes

[1Notamment Danielle Bousquet, Christophe Caresche, Martine Lignières-Cassou, « Oui, abolitionnistes ! », 16 janvier 2003 ; Geneviève Brisac, Marie Desplechin, Annie Ernaux, Kathleen Evin, Marie Masmonteil, « Prostitution : au vrai chic féministe », 16 janvier 2003 ; Marcela Iacub, Catherine Millet, Catherine Robbe-Grillet,« Ni coupables, ni victimes : libres de se prostituer », 9 mars 2003.

[2Laura Nader, « Urban Anthropologist. Per-spectives Gained from Studying Up », in Hymes D., (dir.), Reinventing Anthropology, New York, Pantheon, 1972.

[3« Dans le dos du pouvoir », entretien avec James Scott, Vacarme, n°42, hiver 2008.

[4Ava Caradonna, « Travailleurs du sexe, unissez-vous ! », Vacarme n°42, hiver 2008.

[6Cabiria, « Journal de répression », Vacarme n°21, automne 2002.

[7Lilian Mathieu, « Une mobilisa-tion improbable : l’occupation de l’église Saint-Nizier par les prostituées lyonnaises », Revue Française de Sociologie, vol. 40, n°3,1999, www.persee.fr.