« sex work is work » table ronde avec Malika Amaouche, Cadyne & Ava Caradonna
Entre récits de vie, échanges de pratiques militantes et perspectives de lutte, trois militantes pour les droits des prostitué-es (une anglaise et deux françaises) dialoguent et confrontent leur vision d’une communauté pour les unes fondée par une identité professionnelle, pour les autres par la fierté d’être prostitué-e.
Ava Caradonna vit à Londres ; elle est membre de l’International Union of Sex Workers (IUSW). Cadyne est militante du groupe Les Putes. Malika Amaouche est membre du collectif Droits et prostitution.
pratiques/lieux
Ava Caradonna J’ai travaillé deux ans dans une maison de passe en Australie (où elles sont légales), avant de venir à Londres. Vendre et acheter du sexe est légal en Angleterre, est illégal tout ce qu’il y a autour : vivre des revenus de quelqu’un qui se prostitue, travailler dans un studio — c’est le lieu typique de la prostitution londonienne, un appartement pour les passes. J’ai commencé dans un studio, avec deux prostituées, un portier et un patron. Vous travaillez un ou deux jours par semaine dans un studio, et vous en avez un autre pour compléter, vous faites au moins trois studios par semaine. Le propriétaire prend 50%, vous payez la femme de ménage 50 £ par jour, parfois le portier. Un bon jour, vous vous faites 300 £, pour 10 à 12 clients. C’est beaucoup par rapport au salaire moyen en Angleterre, mais c’est aussi beaucoup de travail.
Jusque récemment il y avait une règle implicite selon laquelle lorsque deux femmes se prostituaient dans un studio la police n’intervenait pas, mais la situation a changé. Il y a maintenant en permanence des descentes de police, et une grande partie de la prostitution s’est déplacée sur Internet. En tapant « London Escort » sur Google, on a des dizaines de milliers de réponses. Il y a des sites où les clients évaluent et font des commentaires sur les prostituées, c’est assez écœurant : si vous avez essayé de gagner du temps, ou un autre de ces trucs qui rend le travail plus facile, ils le signalent sur le site et vous avez moins de rendez-vous. Les studios existent toujours, mais la situation est beaucoup moins stable. Un studio ouvre, il y a une descente, il ferme pour réapparaître ailleurs. D’un jour sur l’autre vous ne savez plus où travailler ; il y a moins de clients qu’avant car ils ont peur d’être pris dans une descente de police. Ils préfèrent aller sur Internet.
Cadyne Nous avons le même problème en France. Dans un bordel, vous pouvez faire face aux clients, tout le monde pratique le même tarif, et si quelqu’un dit : « si c’est comme ça, je vais voir une autre fille », vous pouvez répondre : « elle vous demandera la même chose ». Sur Internet, s’il n’y a pas de problèmes avec la police, il n’y a pas de communauté : vous ne savez pas ce que font les autres, vous êtes seule dans la négociation, les prix baissent parce que vous ne savez pas ce que vous pouvez demander. C’est comme quand on commence, on demande incroyablement peu, on ne négocie pas les prix : la société renvoie l’image négative selon laquelle « tu es tombée si bas qu’il te faut tout accepter ; le patron, c’est le client. » Les abolitionnistes y ont contribué en disant que les prostituées n’étaient rien, qu’elles n’avaient aucun moyen de se défendre. Il ne suffit pas de dire « il faut éduquer les clients ! », il faut commencer par nous respecter et faire en sorte que la société nous respecte.
Ava Caradonna En Australie, les clients se comportent différemment, parce que les établissements sont très grands, qu’il y a des agents de sécurité à l’entrée, de la vidéosurveillance bien en évidence. Dans chaque pièce est obligatoirement affiché le Prostitution Control Act, qui rappelle que personne ne peut être forcé à faire quelque chose qu’il ne souhaite pas, et que la relation doit être protégée, y compris les préliminaires. En Australie, le préservatif est systématiquement utilisé, même si certaines font parfois des passes sans, pour augmenter le tarif. Quand la prostitution est légale, vous avez des groupes de sex workers, vous êtes formé par vos pairs, qui vous conseillent sur ce qu’il faut faire ou ne pas faire, c’est souvent une véritable discipline qui se transmet.
organisations/mobilisations
Cadyne J’ai rejoint le groupe Les Putes à sa création, après la conférence européenne des sex workers à Bruxelles en octobre 2005. Nous avons une stratégie de « visibilisation », mais aussi de provocation, d’où notre nom. Notre objectif est de contrer les clichés courants sur la prostitution, qui charrient beaucoup de misérabilisme. Nous nous battons pour notre dignité, notre fier-té, non pas parce que nous les avons perdues mais parce qu’on nous les dénie. C’est une stratégie subtile : d’un côté nous voulons dénoncer les conditions terribles dans lesquelles est pratiqué le tapin, de l’autre nous défendons l’idée que la prostitution est un vrai travail qui, pratiqué dans de bonnes conditions, peut être épanouissant. Il est parfois difficile de faire le lien entre ces deux aspects. Nous voulons des actions visibles, symboliquement fortes mais jamais violentes : occuper des lieux symboliques comme la Maison des Femmes, pour mobiliser les féministes, ou faire du racolage passif devant Matignon. Notre objectif n’est pas que beaucoup de sex workers nous rejoignent mais de créer une identité commune pour que se forme une communauté. Aujourd’hui, cette communauté est encore éclatée, il y a tellement de façons différentes de pratiquer le sex work : la rue, Internet, les bordels… Ces lieux sont séparés géographiquement, les personnes ne se rencontrent pas. Et chacun a des préjugés sur la façon dont les autres pratiquent la prostitution.
Malika Il est en effet très difficile d’organiser un front commun. À sa création en 2003, l’objectif du collectif « Droits et prostitution » était limité à la lutte contre l’article de la Loi pour la Sécurité Intérieure (LSI) pénalisant le racolage. Aujourd’hui, avec Les Putes, des membres du collectif revendiquent la reconnaissance du travail du sexe. Comme toutes les associations ne sont pas habilitées sur cette question, « Droits et prostitution » est un collectif à géométrie variable selon les actions qui sont menées. Par exemple, avec des associations de soutien aux sans papiers, nous avons édité une plaquette d’information pour les prostitué-es migrantes-migrants en 2003 ou encore nous avons soutenu des prostitué-es qui demandaient un rapport sur les violences policières dans les bois de Vincennes et Boulogne, en 2006 [1]. Ce sont des actions qui font l’unanimité mais d’autres ne le font pas et cela peut donner lieu à des tensions. Parallèlement, nous menons des activités de « lobbying » : l’année passée, nous avons rencontré le ministère de la Santé pour parler du problème des policiers qui confisquent le matériel de prévention. Ce ministère nous a affirmé que ce n’était pas de son ressort. La prostitution est considérée non plus sous l’angle de la santé, mais de la sécurité. C’est un recul très fort.
Ava Caradonna Bruxelles a aussi été un moment très important pour moi. Je prenais pour la première fois la parole en public en tant qu’activiste et prostituée. Il y a eu cette grande marche avec des parapluies rouges à travers les rues : c’est là que j’ai pris conscience que nous pouvions être visibles. Les gens qui manifestaient n’étaient pas tous des sex workers : certains portaient des auto-collants « My best friend is a sex worker », il y avait une confusion intéressante entre ceux qui l’étaient et ceux qui ne l’étaient pas. Sur les photos, on dirait qu’on était 5 000, alors qu’il n’y avait peut-être qu’une centaine de parapluies rouges. Je me suis dit que c’était un symbole puissant.
À mon retour je me suis investie dans l’International Union of Sex Workers (IUSW) [2], un syndicat de travailleurs du sexe créé en 2000, au sein de la deuxième plus grande centrale syndicale britannique, GMBA à l’époque, l’IUSW ne comptait qu’une dizaine de membres et fonctionnait sur un mode très routinier, qui ne correspondait pas du tout à la façon dont j’avais fait de la politique en Australie dans les milieux activistes, mais je voulais m’inscrire dans ce cadre parce que j’étais convaincue que c’était fort symboliquement. Aux abolitionnistes qui nous disaient : « vous êtes soumises, sous l’emprise de la violence, vous n’êtes pas libres de parler… », je pouvais répondre : « vous pouvez ne pas être d’accord avec moi, mais je suis membre d’une grande centrale syndicale qui comprend des hommes d’une autre génération, issue d’un syndicalisme ouvrier uniquement masculin, et même eux comprennent que ce que je fais est un travail. » En Grande-Bretagne, même si les syndicats sont en train de devenir réactionnaires, ils s’inscrivent dans un imaginaire de gauche. L’IUSW est ouvert à toutes les catégories de sex workers : téléphone rose, danseurs, acteurs, modèles de photographes… Des universitaires y ont adhéré pour manifester leur soutien financier et politique.
2005, c’est aussi le moment où les militantes suédoises qui promeuvent la criminalisation du client ont organisé une campagne de lobbying en Grande-Bretagne. Un projet de loi instaurant la pénalisation du client a été discuté au Parlement ; il a été abandonné, et je suis sûre que c’est parce que la plupart des politiciens fréquentent des sex workers dont ils savent qu’ils ne sont pas ce que décrivent les féministes radicales. En 2006, à Ipswich, cinq prostituées ont été assassinées par un tueur en série ; les féministes abolitionnistes n’ont pas pu en faire un exemple, car ils s’agissait de femmes blanches britanniques qui travaillaient dans la rue depuis longtemps, pas des « victimes du trafic ». Ces meurtres ont eu lieu après l’instauration d’une politique de tolérance zéro envers les prostituées, repoussées dans les zones industrielles, mal éclairées et sans vidéosurveillance. Les médias se scandalisaient : « il y a un serial killer dans les rues et elles continuent de se prostituer », comme si ces femmes étaient incapables de se contrôler. La réponse politique à ces meurtres a été une loi pour la « réhabilitation » des prostituées qui travail-lent dans la rue. Si vous êtes arrêté dans la rue, vous pouvez choisir de passer devant une juri-diction classique, où l’on décidera si vous êtes coupable ou non d’un délit. Ou bien vous plaidez coupable et vous sortez alors du système pénal pour passer dans celui de la « réhabilitation ». Vous devez suivre trois sessions de « réhabilitation », si vous en manquez une, vous serez automatiquement arrêté et mis en prison. C’est dans ce contexte que nous militions ; aujourd’hui, le syndicat compte toujours une soixantaine de membres.
trafic/migrations
Ava Caradonna L’autre pan de la politique du gouvernement anglais en matière de prostitution est la lutte contre le trafic d’êtres humains. Il y a par exemple le POPPY Project, un centre où la police emmène les femmes en situation irrégulière après une descente et les interroge pour déterminer si elles sont victimes ou non de trafic. On peut vous y garder six mois avant que vous soyez expulsé. On apprend à coudre, à cuisiner, toutes activités supposées vous empêcher d’être à nouveau « victime de trafic ».
Face à cette politique, je me suis lancée en 2007, avec une autre militante, dans le projet x:talk [3] qui organise des cours d’anglais pour les sex workers migrants. Tous les professeurs sont des sex workers ou d’anciens sex workers, payés grâce aux subventions et surtout aux dons que nous recevons. C’était très important qu’ils le soient : je ne voulais pas de « gentils professeurs bénévoles ». Le projet a vite grandi et c’est maintenant un réseau de 30 à 40 personnes. En Grande-Bretagne, seuls les ressortissants anglais travaillent dans la rue, pas les migrants, parce que c’est là que la répression est la plus forte. L’industrie du sexe à Londres, même si personne ne veut le reconnaître, concerne au moins 50 000 personnes et 60 à 70 % de la force de travail est immigrée. Penser à la façon d’organiser les travailleurs immigrés, c’est la priorité. Les changements dans l’industrie du sexe me font dire qu’aujourd’hui x:talk est plus important que le syndicat lui-même.
Cadyne Je me suis beaucoup impliquée dans le mouvement des sans-papiers, particulière-ment cet été quand les syndicats ont organisé plusieurs grèves, notamment dans des entreprises de nettoyage, dans des restaurants, des hôtels : une lutte qui liait travail et migrants. Nous avons fait plusieurs occupations avec des syndicalistes de Sud et de la CGT, et discuté avec la base syndicale — car les directions ne sont pas intéressées — des manières d’organiser leur solidarité avec les travailleurs du sexe, et des manières de faire le lien entre prostitution et conditions de séjour. L’incendie du centre de rétention de Vincennes a également posé cette question. À Vincennes, il y avait un espace réservé pour la détention des personnes transsexuelles, car les centres de rétention sont des lieux particulièrement dangereux pour elles. En juin 2008 s’y trouvaient 17 personnes, arrêtées sur des lieux de prostitution, qui étaient sur le point d’être expulsées. Nous n’avons pas réussi à rentrer en contact avec elles. Mais, à une petite échelle, cela a permis une prise de conscience de la part des militants du mouvement des sans-papiers, qui ont réalisé qu’il y avait des prostituées et des trans parmi les migrants. Ils ne peuvent plus faire un black-out total sur tous ces immigrés contraints à la prostitution, non pas forcément à cause de proxénètes mais à cause des mécanismes liés à la situation des personnes en situation irrégulière.
Ava Caradonna La prostitution, c’est un aussi un moyen pour immigrer : quand les frontières sont fermées, cela génère des activités illégales. J’ai travaillé dans un studio avec une thaï-landaise qui avait payé 20 000 livres pour venir. Elle avait un restaurant en Thaïlande et un petit garçon de 10 ans, et savait exactement pourquoi elle venait. Elle ne correspondait pas à l’image habituelle qu’on a des prostituées qui passent par les réseaux de prostitution, des filles qui pensent qu’elles vont vendre des glaces à Brighton ! Son objectif était de rester trois mois pour rembourser son voyage, puis trois mois de plus pour se faire encore 20 000 livres et rentrer. La pire chose qui aurait pu lui arriver, c’est d’être « sauvée » ! C’est de là qu’est née l’idée de x:talk : simplement donner les moyens linguistiques aux migrants de négocier le prix, la prévention, avec le client ou le patron. Ce qui est écrit dans des rapports comme ceux du POPPY Project est vrai : les gens ont payé très cher pour venir, ils travaillent sept jours sur sept, on leur enlève leur passeport… Mais là où je ne suis plus d’accord, c’est qu’on ne peut pas sauver les gens malgré eux.
Cadyne C’est très important, c’est la raison pour laquelle aux Putes nous militons pour la régularisation de tous les sans-papiers, pas seulement des prostitué-es. Je me souviens de fem-mes russes qui travaillaient en France, elles étaient obnubilées par ce qu’elles allaient gagner, non parce qu’elles devaient payer un passeur ou un mac mais parce qu’elles avaient des enfants en Russie, une famille à qui envoyer chaque mois une somme qui leur permette de vivre. C’était le reflet de la situation économique de leur pays, c’était leur choix, tout à fait compréhensible, de venir travailler ici pour permettre à leurs familles de survivre. Quant aux mafias qui tirent effectivement des gains de la prostitution, personnellement je ne peux rien faire contre elles ! La seule solution contre la mafia est de sortir la profession de la clandestinité. Dans l’édition il y a très peu de problèmes avec la mafia, parce que c’est un marché légal. Une fois que la vente de prestations sexuelles sera analogue à la vente de livres, que ces deux activités auront le même statut juridique, le trafic sera inutile.
Ava Caradonna Cela dit, beaucoup des migrants vous le diront : « Nous, nous ne voulons pas que la prostitution soit légalisée ». Pourquoi ? D’une part, parce qu’une grande partie des gains du sex work vient du fait que c’est une activité illégale : il n’y a pas de taxes ni d’impôts, ce qui augmente d’autant les sommes transférées du Nord vers le Sud. D’autre part parce que le problème, pour les migrants, c’est moins la légalisation de la prostitution, que la possibilité d’entrer légalement sur le territoire.
fierté/dignité
Ava Caradonna Quand on parle de prostitution, on se focalise sur la prostituée et le client, ce qui rend invisible tout ce qu’il y a autour : le proxénète, mais aussi les gens qui font le ménage dans les studios, les portiers, le personnel de sécurité, les chauffeurs… Beaucoup de gens se font beaucoup d’argent dans l’industrie du sexe : s’en rendre compte permet de sortir de la vision « prostituée passive / client dépressif, violent et dominateur ».
Cadyne Si vous ne vous représentez pas votre activité comme un travail, vous ne gérez pas les revenus comme des entrées régulières, vous ne planifiez pas les dépenses. Vous restez dans le fantasme du client rédempteur qui va vous acheter une maison, un bar… Je me souviens de prostituées qui dépensaient dans la journée tout ce qu’elles avaient gagné la veille : à la fin du mois elles n’avaient plus rien pour payer leur loyer. Je ne dis pas qu’il faut apprendre aux prosti-tuées à gérer leur budget, je dis qu’il faut que la prostitution soit reconnue comme une profession, car c’est cela qui donnera à ceux qui l’exercent les moyens d’assurer convenablement leur subsistance.
Ava Caradonna Là où le discours abolitionniste est dangereux, c’est qu’en me déniant la possibilité de voir mon activité comme un travail, on m’enlève la possibilité de le transformer. Cette idée de travail permet aussi d’être en colère non pas contre le client mais contre la situation qui fait que je dois gagner de l’argent pour vivre. Car si nous sommes d’accord pour réclamer que la prostitution soit reconnue comme travail, il faut d’abord rappeler que le travail a une dimension d’exploitation. C’est là peut-être que nous divergeons. Les Putes insistent beaucoup sur la fierté, moi je ne me réclame d’aucune fierté. Je suis syndicaliste, je travaille aussi avec des employés de services de nettoyage et je ne les imagine pas proclamant leur fierté ; je parlerai plutôt de dignité, ce qui est tout à fait différent. Dans la lutte LGBT, je vois bien la nécessité de parler de fierté dans certaines circonstances : j’ai de l’amour propre, je veux être reconnue ; en tant que prostituée c’est différent, ce n’est pas mon identité qui est en jeu.
Cadyne Le mouvement ouvrier s’est construit sur l’idée de fierté ouvrière. Quelle fierté y avait-il à travailler 40 ans, se briser le dos, boire un litre de vin par jour et finir par mourir à 55 ans en clamant « j’ai construit la nation » ? Mais c’était un moment historique nécessaire, il fallait reconquérir ce qui avait été dénié. Nous devons faire la même chose : ce dont nous devons être fiers, c’est de notre lutte, fiers des réponses que nous inventons quotidiennement pour faire face à des situations difficiles en tant que groupe opprimé. La dignité passe par la fierté. Je veux pouvoir dire : « Je suis prostituée, je veux continuer à me prostituer, même si dans le fond je voudrais d’un monde dans lequel on n’a pas à travailler ainsi, car je suis anti-capitaliste ». Il reste — nous sommes d’accord là-dessus — que c’est un travail particulièrement difficile. Même avec les clients que je connais depuis longtemps, avec qui il y a un vrai lien, je suis toujours dans une performance où les stéréotypes sexistes ont une grande importance. Je dois fournir un service sans jamais dire que je suis fatiguée, sans jamais parler de ma vie privée. Nous sommes toujours dans une position où nous sommes en train de mentir, de faire semblant. Quitte à ne pas me sentir bien, je préfère que ce soit avec les clients plutôt qu’avec les gens dans ma vie privée, si c’était l’inverse je serais déboussolée. On est dans une société extrêmement sexiste, c’est encore plus évident dès qu’on est dans une situation qui met en jeu la sexualité. Les luttes des travail-leurs du sexe peuvent avoir un rôle essentiel à jouer sur ce point. Mais nous avons aussi des intérêts contradictoires. Par exemple j’ai intérêt à ce que les hommes veuillent plus de sexe que les femmes, sinon je perds mon job. Ça a aussi à voir avec d’autres luttes, comme celle des pays du Sud. Car nous ne sauverons pas les pays du Sud en permettant à toutes les femmes du Sud de se prostituer légalement.
Ava Caradonna Il faut que nous soyons une partie du combat féministe. Nous devons être en lien avec tous les métiers de la reproduction, du care. S’occuper des enfants, faire le ménage, se prostituer, tout ça fait partie du même long continuum, dont les structures doivent être trans-formées. Si ce lien s’établit, je pense que la prostitution n’existera plus sous la forme qu’on lui connaît aujourd’hui.
Notes
[2] Sur l’IUSW, voir Ava Caradonna, « Travailleurs du sexe, unissez-vous », Vacarme n°42, hiver 2007-2008, p.76-79.