prostitution inextricable

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Il y a une manière odieuse de penser, de fantasmer, de métaphoriser, de condamner ou de louer la prostitution sans prendre en compte la parole de celles et ceux qui la vivent au quotidien. Mais il y a aussi une manière un peu lâche de se cacher derrière cette parole pour ne pas penser la prostitution en elle-même et à travers elle le nœud inextricable de l’horreur et de la jouissance qu’elle incarne peut-être. Comment traverser cette lâcheté sans s’abîmer à nouveau dans le fantasme odieux ou ennuyeux ? Comment y aller sans s’y perdre ? Une expérimentation par les textes.

« Rien n’est plus contraire à la jouissance que la gratuité . » Pierre Klossowski, la Monnaie vivante

Pourquoi s’intéresser à la prostitution ? C’est une question sérieuse. Elle se pose d’abord politiquement tant la plus constante revendication des prostituées (posons d’avance un féminin légitimement générique pour signifier aussi bien les filles que les garçons, celles-là étant bien plus nombreuses et bien plus durement exploitées encore que ceux-ci) est sans doute qu’on leur foute la paix, qu’on légifère sur elles le moins possible, qu’on leur épargne donc toute dialectique impossible entre honte et assomption comme entre normalisation et apologie sans limites, les érigeant tantôt en modèle libéral des sociétés mercantiles avancées (« tous des putes »), tantôt en avant-garde glorieuse des combats contre l’exploitation (dont la prostitution serait la formule ultime : sous l’apparent échange marchand librement consenti, le travail forcé le plus radical). En ce sens, il n’y a peut-être de questions politiques légitimes que celles de l’esclavage, de la traite des blanches et des noires, du viol, de la domination masculine, des conditions concrètes des migrations modernes, de la misère sociale ou psychologique. Mais pas celle de la prostitution en tant qu’« expérience pure » si l’on peut dire, c’est-à-dire en tant que choix libre de vendre son corps de jouissance : en elle se noueraient plutôt si fortement tous ces problèmes qu’ils finiraient par aboutir à une cascade de confusions politiques et d’effets pervers.

Mais c’est ensuite une question de morale. Si la majorité écrasante des prostituées ne « s’intéresse » pas à la prostitution sinon quand elles y sont violemment contraintes (pour résister à une trop grande opprobre sociale ou à une répression policière accrue), il y a quelque chose au mieux d’indécent, au pire d’odieux, à prétendre la penser à leur place ou en leur nom. On risque à chaque instant de confondre le réel et le fantasme ou la métaphore et leur vomir sur la tête des désirs et des dégoûts qui ne les concernent pas. Se le permettre avec les prostituées, c’est peut-être même, en un sens, le pire des crimes moraux. Car haïr, violenter, exploiter sont sans doute les pires crimes politiques ou juridiques, mais prétendre discourir sur l’autre en ne parlant en vérité que de soi est le pire crime moral. Alors, on fait encore bien pis que tuer l’autre — ce qui est encore lui reconnaître une position ultime dans l’être —, on le voue entièrement au néant et on prend sa place en le falsifiant, en le fantasmant, en le métaphorisant. Or, passe encore avec les philosophes, les écrivains, les artistes, les amis et tous ceux qui en ont vu d’autres, mais comment supporter une telle usurpation à propos de celles qui, exploitées, trompées, bafouées, violées, ont été reléguées des maisons closes aux trottoirs des villes, et desdits trottoirs aux caravanes de banlieue ? C’est « dévêtir ceux qui sont nus » pour reprendre les mots de l’Évangile. Oui, c’est moralement le pire des crimes, et des deux côtés : prétendre parler contre elles comme prétendre les défendre mais en parlant en leur nom au lieu de les écouter est à chaque fois une infamie trop phrasée pour être longtemps supportable.

Enfin, il y a une question de méthode. La prostitution est sans doute une expérience-limite, c’est-à-dire le contraire d’une expérience commune, une expérience qui réduit la légitimité des discours qu’on peut tenir sur elle à la capacité de se tenir au lieu même du vécu ou de l’authenticité abyssale qui conduit à la traverser. Une expérience-limite exige de réduire l’ampleur de ses jugements à l’envergure de ce qu’on a effectivement expérimenté. Au-delà d’elle, tout jugement n’est que du bavardage, en deçà que de la cochonnerie. Et ce n’est plus là une simple question de morale mais bien de méthode. Car l’enjeu n’est plus de savoir si l’on violente radicalement ou non celles dont on parle, mais de savoir ce que l’on peut encore comprendre à ce que l’on ne connaît radicalement pas. Si l’on admet en effet que, en tant qu’expérience pure, se prostituer c’est vendre librement son corps de jouissance à un client non choisi, alors comment comprendre ce nœud de contradictions (vendre ce qui ne se vend pas, jouir de ce qui ne se jouit pas, accepter librement une contrainte radicale) sans avoir traversé soi-même cette expérience ? On aurait beau défendre, avec toutes les sciences humaines comme avec toutes les sciences de la perception et de l’émotion que constituent la littérature et les arts, qu’il n’y a de science de l’expérience qu’à en anonymer le sujet, la prostitution apparaît alors, malgré tout, comme une sorte de point d’arrêt. Ce n’est sans doute pas pour rien que presque tous les auteurs sérieux, Sade, Baudelaire, Miller, Bataille, Guyotat, qui se sont confrontés pour de bon à la prostitution semblent avoir fini par converger vers le même principe « méthodologique » : si l’on veut vraiment comprendre ce qui s’y joue, à un moment ou à un autre, il ne suffit plus d’aimer les putes ou de fréquenter les bordels, il faut y aller soi-même, quitte à s’y brûler.

Ces trois réserves sont immenses et semblent condamner d’avance toute spéculation politique, morale ou méthodologique du pauvre penseur abstrait qui ne peut s’autoriser que de ses lectures et de ses fantasmes. Et pourtant, dès que posées, ces réserves s’éventent et tombent dans l’insignifiant. La prostitution est une hantise. Face à laquelle le fantasme, tout imaginaire qu’il soit, peut encore se prévaloir de forts caractères qu’on attribue ordinairement au « réel » : la répétition, la prégnance, l’intensité, la résistance aux dénis comme aux variations. Et grâce à la-quelle la littérature peut encore se prévaloir de son attribut essentiel : une certaine capacité à percer les secrets du réel le plus apparemment opaque ou fragmenté. La prostitution renoue ainsi sans cesse le fantasme au réel, si ce n’est à la réalité, et ce quelle que soit l’agilité des doigts qui tentent de les dénouer. Elle est « inextricable », c’est Guyotat qui dit le mot, et il a raison. Or, le penseur abstrait connaît au moins cette puissance peu commune de nouage et c’est peut-être même la seule qu’il connaisse : celle de la vérité. Il y a une vérité inextricable de la prostitution qui renverse d’avance toutes les réserves que l’on dresse, non sans raison mais peut-être aussi non sans lâcheté, pour s’en protéger. Or tout l’enjeu tient justement dans ce « peut-être ». Avant tout autre chose, la prostitution semble nouer inextricablement la raison et la lâcheté. Qu’on veuille au nom de la raison l’interdire ou la libéraliser, on se sent toujours à un moment ou à un autre un peu lâche : c’est toujours une manière de se protéger de sa question et de céder à son désir ou à son dégoût. L’enjeu n’est donc pas d’abord pratique (que faire ?) mais de vérité : quelle vérité se joue dans la prostitution pour que, à y céder comme à s’y révolter, on s’y sente toujours aussi lâche dès qu’on cherche à la penser ?

première vérité du désir : horreur et honte

Il y a du désir de prostitution et dans toutes ses perspectives : désir de prostituées, désir de prostituer, désir de se prostituer, désir d’assister en voyeur à des scènes de prostitution. Autre-ment dit, pas seulement du phantasme au sens ancien, simple simulacre produit par un jeu de masque et de séduction, ni simplement de la pulsion, c’est-à-dire une tendance partielle incapable de constituer par elle seule la figure entière de la prostitution, mais bien du désir, c’est-à-dire quelque chose qui tient essentiellement l’être, le donne, et fait sans cesse retour sous tous ses avatars apparents et sur les scènes les plus diverses. La prostitution, on peut trouver cela af-freux, terrible, insoutenable, mais ce n’est jamais rien. De surcroît, ce désir polymorphe, non seulement se retrouve partout — chez les hommes et les femmes, chez les dominants et les dominés, hier et aujourd’hui — mais surgit là où on l’attend le moins : chez certains saints et saintes (toute la thématique de la déchéance dans la fable mystique), chez certains enfants (la « putain de sa maman » comme on dit à bon droit tant on ne peut que demeurer sidéré par la puissance de séduction voluptueuse de certains d’entre eux), chez les vierges (ce fut même pendant long-temps l’expérience par excellence du dépucelage). Bref, la prostitution, par son histoire et sa puissance inconvenante et perpétuelle de rémanences fait signe vers une certaine essence universelle du désir. On a envie de se dire : la vérité de la prostitution est la vérité du désir. Ce qu’on peut entendre de deux façons : d’une part libérer le désir et la vie de ses restrictions théologiques, juridiques et sociales, c’est libérer la prostitution et en faire une gloire et un droit inaliénables ; d’autre part, moins à l’opposé qu’à l’envers de la position précédente, condamner le nœud inextricable du désir et de l’exploitation, de la saleté et de la honte.

Quand on n’est ni absolument pervers ni absolument cynique, c’est ce second mouvement qui vient en premier. La prostitution est le lieu où nos rages (contre l’exploitation, les violations de l’intégrité du corps, le racisme, le sexisme, le colonialisme) non seulement s’incarnent le plus intensément (ce qui est vrai subjectivement, mais faux objectivement si l’on veut penser la prostitution dans son acte et non dans son contexte) mais surtout s’articulent à nos jouissances les plus intimes, à notre plus grande honte. Celui qui est alors allé le plus loin dans cette voie, c’est sans conteste Guyotat. Dans son résumé de Prostitution (sans cela illisible, même avec cela illisible), il écrit : dans toute l’histoire « je m’y incarne en esclave, en prostitué, en martyr, dont la seule défense est le don poétique. L’État, la religion, la Loi (Édit de Constantin) ne peuvent rien contre l’inextricable : l’enfant poète n’aura de génie que pour faire entendre ce qui du monde lui fait le plus horreur et honte. » Les deux mots sont dits, l’horreur et la honte, l’horreur des corps bafoués et la honte de sentir cette violation nous saisir au cœur même de notre désir le plus immaîtrisable : oh mais ces culs « en faufilés », ces « débords aux commisur’ talées du trentenaire », comme il dit dans sa langue martyrisée, on aimerait quand même bien y aller. Ce qui résume fort bien les deux vérités épouvantables du désir. D’abord, vérité économico-politique : le désir n’existe pas en soi, ni dans la simple relation interpersonnelle, il est produit par l’économique et le politique et se trouve produit comme prostitution dans les zones les plus intenses de l’oppression politique (colonialisme ou néo-colonialisme) et de l’exploitation économique (d’où aussi son caractère masculin chez Guyotat). Et vérité théologico-morale du désir : la prostitution dévoile le désir comme lieu même de la genèse de la morale, de la honte et du regard de Dieu. D’où le « don poétique » comme une unique solution pour échapper à cette double impasse. Mais cette solution est purement négative. La poésie de la prostitution ne peut être qu’un martyr de la langue et du désir, tout comme les prostituées sont les martyrs de l’exploitation des corps. D’où son caractère absolument insupportable pour le surmoi révolutionnaire et le surmoi catholique de Guyotat : cette poésie est un choc qui tisse en deçà de toute belle forme et de tout discours articulé les noces contre nature des désirs sublimés et des désirs abjects.

Du même coup, de la lecture ou mieux encore de l’écoute (tant ce sont là davantage des cris et des coups que des mots) de ses œuvres, on sort toujours hébété, défait, broyé. Car oui, il faut dire la prostitution mais il faut la dire par-delà toute respectabilité, dans l’écart le plus grand avec toutes les bonnes consciences, libérales mais aussi révolutionnaires ou catholiques. Guyotat n’est pas un entrepreneur de la joie publique. C’est sa gloire mais c’est aussi pourquoi on est à un moment ou à un autre obligé de le laisser et de continuer ailleurs. Par lassitude ou par inaptitude à supporter trop longtemps la transsubstantiation marxo-catholique de gitons algériens en Marie-Madeleine sacrées et bafouées.

interlude : légèreté et mensonge du désir

« Mais Pierre que fais-tu aussi de la gaieté ? » Voilà le point où l’on se détache toujours, nécessairement et avec un lâche soulagement de Guyotat. La prostitution, c’est aussi la gaieté du désir. Que cette gaieté soit fausse, ne tienne pas, recouvre trop souvent des abîmes de souffrance et d’oubli de soi, est assez évident. Mais ce n’en est pas moins gai. La gaieté n’a que faire de la vérité. Et le désir non plus. Il faut donc essayer de saisir aussi cet autre lieu du désir dans lequel la prostitution évo-que non la honte et la culpabilité, mais son envers : l’innocentement et l’égaiement du désir par un acte sans gravité (puisque le corps prostitué est justement pure apparence et pure fausseté) et sans dette (puisqu’on paie justement pour l’éteindre).

Dans Ada ou l’Ardeur, au chapitre III de la deuxième partie, Nabokov narre, non sans maintes rigolades étouffées, l’histoire d’un vieil architecte hollandais et richissime décidant de réaliser le projet intitulé « Villa Vénus » mis par écrit par son petit-fils juste avant son décès accidentel pour « tromper les premiers tourments du sexe » et consistant à établir « sur les deux hémisphères de notre monde callipyge » un réseau de luxueux bordels nommés « floramors ». Suit une merveilleuse description de ces dits floramors exubérants : solides putains expérimentées, jeunes vier-ges, petits minous, de toute race, de toute forme, et de toute langue pour satisfaire les goûts les plus divers d’une aristocratie internationale, riche, perverse et sans scrupules. Ces pages sont d’une légèreté et d’une drôlerie merveilleuses à un moment où le narrateur peu autonome (puis-que sans cesse corrigé par l’auteur et par Ada) ne va pas très fort dans son amour absolu et empêché. On est aux antipodes de Guyotat : ces floramors sont l’exact négatif du 16 ter de la rue d’Alger ; là tout portait l’atrocité indicible de l’exploitation moderne et raciste du sexe, ici tout suinte un mauvais goût et un parfum de faux étrangement délicieux : les décors rococo, les belles de jour bunueliennes trouvées à foison, le charme confortable et doucereux d’un entre soi ; là, les corps croulent sous leur poids de sang, de sperme, de lourds secrets, ici les corps sont simulacres infiniment légers et contradictoires, donc sans souci de vérité : offerts car vendus, honorés car possédés ; là, le langage est brutalisé, désarticulé, ici il est joué, déplacé, anacoluthisé, mot-valisé — floramor, mon Dieu, quelle farce… Bref, à l’éprouvante pesanteur de la vérité de Guyotat succède l’égayante légèreté d’un immoraliste faux de partout mais tellement plus aimable. Il y a bien un autre lieu du désir de prostitution, celui où tout se transfigure : la culpabilité en inno-cence, l’exploitation en jeu, le martyre de la croix du désir en douce jouissance.

Quel est donc cet autre lieu ? Au chapitre suivant, Nabokov entame : « Qu’est-ce qu’un rêve ? » Cet autre lieu où la prostitution s’innocente, n’étant plus l’atrocité de la violation des corps mais le remède à un mal bien plus grand (l’amour), c’est le rêve. Est-ce alors à dire que l’on revient à la tristesse de nos fantasmes initiaux, indifférents au sort réel de tous ces corps si souvent violés sous couvert de se vendre ? Oui et non. Oui, car Nabokov à certains égards ne fait que filer les vieilles lunes de la littérature libertine. La prostitution y semble réduite à la forme fantasmatique du désir sans souci ni du réel ni de l’autre, à savoir : dérive (on passe de bras en bras renvoyant le désir à son origine pulsionnelle aveugle) ; substitution (le propre du désir étant de manquer d’objet) ; circularité (puisque le public de ces villas Vénus se retrouve dans ses commanditaires comme dans ses officiants) ; causation (le désir est toujours causé, il relève toujours d’une politique de l’offre). C’est pourquoi il ne s’agit ici que d’un interlude : la vérité du fantasme n’est pas la vérité du désir humain. Mais non, car Nabokov dans le même temps prend absolument garde de distinguer précisément le rêve du fantasme : les floramors sont un rêve et non un fantasme car ils sont immédiatement farcesques, en dérision d’eux-mêmes, « rapiécés de détails grotesques » écrit-il, et donc sont appelés naturellement à s’éteindre et non à se répéter indéfiniment et dans le plus grand sérieux. Autrement dit, les rêves de prostitution, à condition d’être assez singuliers et créateurs, n’ont pas à se couvrir de la honte et de l’horreur qui incombent au fantasme devant la réalité de sa mise en scène car ils ne partagent pas avec cette dite réalité, à la différence du fantasme, le même esprit de sérieux, de répétition, et d’appauvrissement. Le rêve n’a de richesse que de lui-même, puis s’efface, sans prétention à féconder le réel : Ada, plus tard, ne fera que s’en amuser — tout cela ne compte pas.

seconde vérité du désir : liberté et vénalité

Fin de l’interlude, revenons aux choses sérieuses. Avec toutefois une nouvelle demande : n’est-il pas possible de garder cette légèreté du rêve au cœur même de la vérité de la prostitution comprise atrocement comme vérité du désir ? Peut-être. Mais pour ce faire, il faut revenir à la Bible en la matière, c’est-à-dire à Sade. Peut-être pas tout Sade. En tout cas pas le Sade expérimenta-teur privé du fantasme, celui brouillon et bavard jusqu’à l’ennui de Justine et Juliette, de la Nouvelle Justine et des Cent vingt journées  ; mais le Sade politique et philosophe de la Philosophie dans le boudoir et de Français, encore un effort. Cette opposition entre deux Sade est sans doute un peu arbitraire et sans vérité chronologique tant les deux dans la lettre et le temps des textes s’entremêlent souvent, mais elle vise à nommer ceci : le premier s’intéresse au fond peu à la prostitution, il n’en fait qu’une étape vers le crime qui est sa grande affaire ; le second, au contraire, met la prostitution au centre et la pense en-dehors du crime : l’enjeu n’est plus de faire l’apologie transgressive (et facile : la transgression est toujours facile quoiqu’on s’en extasie) du vice, mais de concevoir une réglementation de la jouissance qui la renforce sans la nier. Or là est bien le rôle central de la prostitution : le crime et le vice abolissent toute loi, même pas jusqu’à la mort, mais jusqu’à l’ennui de la mort ; la prostitution bien comprise, au contraire, peut rehausser le sens et le prestige des lois.

Cette « bonne compréhension » d’une juste institution de la prostitution, Sade l’énonce en ter-mes très simples : « droit de jouissance égale sur toutes les femmes et sur tous les hommes », c’est-à-dire prostitution universelle. Cette universalité à instituer de la prostitution doit alors s’entendre en plusieurs sens car Sade prend au pied de la lettre les slogans révolutionnaires de son temps pour les pousser jusqu’au bout de leur logique. Premièrement, il montre avec force et même prescience (le libéralisme économique étant encore naissant) que si la prostitution est centrale dans la question de l’institution politique du social, c’est bien pour deux raisons. D’une part parce que le politique ne s’institue que du sans valeur, de l’inestimable, sans quoi il n’y a plus que de l’économique, une réglementation immanente des échanges, et plus de politique, plus de République — or, quoi d’autre que la jouissance libre pour constituer un tel inestimable quand on se veut radicalement athée ? D’autre part, quoi d’autre que la prostitution libre pour incarner une telle jouissance libre ? Celle-ci seule en effet permet de nommer cette vérité insupportable et vraie du désir : son but (la jouissance) n’a rien à voir avec la gratuité — c’est toujours une affaire de négoce. Comme le dira plus tard Stendhal, dans De l’Amour : « Telle trouve à se vendre qui n’eût pas trouver à se donner. » Deuxièmement, il prend au pied de la lettre l’idée ré-publicaine de droit : le droit n’est droit que s’il est contraignant pour tous ceux et celles qui y sont soumis, leur assurant ainsi une unique liberté par la loi. C’est donc à l’État républicain d’obliger les récalcitrants à se soumettre à cette loi universelle de prostitution. Troisièmement, il prend au sérieux l’idée de nature dans la notion de « droits naturels » : la nature laissée à elle-même veut tout et n’importe quoi à même le corps de l’autre — le premier droit naturel c’est donc le droit de jouir comme on l’entend du corps de l’autre. Quatrièmement, il pousse jusqu’au bout la notion d’« égalité » devant le droit : non seulement la prostitution doit être réciproque entre les sexes — les femmes ont autant le droit que les hommes d’avoir des maisons de débauche où n’importe quel homme de leur choix peut leur être soumis à loisir —, mais nul n’a le droit de posséder un être libre en régime d’égalité : le scandale ce n’est pas la prostitution c’est l’esclavage, le mariage et l’amour. Cinquièmement, enfin, une telle position assume une vision réaliste de la liberté : si l’on se veut l’ami de la liberté, il faut admettre le despotisme potentiel de chacun — « tout homme est un despote » disait-il déjà dans la Nouvelle Justine, tout l’enjeu étant, non de s’y résoudre ou de le dénier, mais de concevoir une institution de la liberté qui sache faire avec. Or, seule l’institution universelle de la prostitution le peut, reconnaissant l’essence despotique de la liberté privée, tout en la condamnant socialement à l’éphémère et à la réversibilité. CQFD.

Est-on alors plus avancé par rapport à notre point de départ ? Oui, en tout point. Résumons comment. La prostitution est-elle la vérité du désir ? Oui, même si c’est une vérité monstrueuse et parce que c’est une vérité monstrueuse. Peut-on concilier l’abjection de l’exploitation des corps et le rêve libertin de la libre et joyeuse vénalité des corps ? Oui, en concevant, comme Sade, les deux dans un rapport de présupposition réciproque. Y a-t-il donc une politique possible de la prostitution ? Oui, puisque la prostitution est au cœur de nos désirs et de nos échanges marchands : il faut à nouveau permettre aux putes d’occuper les centres-villes sous le contrôle et la protection ni de proxénètes privés ni d’un libre choix utopique, mais de l’État. Bref, grâce à ce « bon » Sade, tout est solutionné et le penseur abstrait est content : il a à la fois un rêve et un programme. Quant aux prostituées réelles, elles sont sans doute toujours dans le froid, la périphérie, l’opprobre public et la répression policière.