prostitution et immigration, une histoire conjointe

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Entre mobilité contrôlée, enfermement administratif et refus de citoyenneté, le traitement infligé aux prostitué-es immigrés semble s’inscrire dans la continuité des politiques coloniales. À vouloir faire de leur situation une simple illustration de l’oppression généralisée subie par les femmes, on s’interdit de saisir la façon dont rapports de classe, de genre et de race se combinent dans ces trajectoires singulières. Retour sur une enquête.

Nos travaux de recherche nous ont amenés depuis 1999 sur des terrains multiples (en France, Lyon, Marseille et Toulouse, ainsi qu’en Autriche, en Italie et en Espagne). Notre travail se fait en collaboration avec les associations de terrain (Cabiria et Grisélidis en France, Maiz en Autriche…) et selon la méthodologie de l’observation participante.

histoire ancienne, chiffres peu sûrs

Au XIXe siècle, mobilité, genre et prostitution étaient déjà étroitement associés ; dans un contexte de mobilité nationale européenne ou extra-européenne, les allers-retours d’un emploi de domestique, vendeuse, modiste ou ouvrière à l’exercice de la sexualité vénale pouvaient se produire au gré des conditions du marché du travail ou des intérêts économiques des femmes. La majorité des pays d’Europe étaient alors réglementaristes : l’exercice de la prostitution était légal et contrôlé dans les maisons closes. Alain Corbin a montré que la « traite des blanches » était liée à l’essor général des migrations ainsi qu’à l’expansion européenne, et coïncidait avec de vastes mouvements d’émigration, en particulier depuis les pays du Sud de l’Europe, l’Empire austro-hongrois et l’Empire russe.

En 2000, le chiffre de 500 000 femmes victimes de trafic chaque année en Europe a été avancé par l’ONU ; ce chiffre correspond au nombre d’entrées annuelles irrégulières annoncées par Europol sur la même période, ce qui signifierait que toutes les entrées seraient le fait de femmes victimes de trafic… Les différents services de réhabilitation des victimes (Acsé — Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances — pour la France, IOM — International Office for Migrations — au niveau international) font état de 100 à 200 femmes rencontrées dans chaque pays de l’espace Schengen par an. Selon nos propres données — qui ne peuvent pas non plus prétendre à une solide fiabilité — le nombre d’entrées de personnes non européennes de l’Ouest pour le travail du sexe dans l’espace Schengen pourrait aller de 26 000 à 35 000 entrées par an, soit entre 5 % et 7 % des entrées irrégulières annuelles estimées par Europol. Depuis la loi sur la sécurité intérieure (LSI) de 2003, ce sont entre 4 000 et 5 000 travailleurs du sexe (dont 90 % de migrants) qui ont fait objet de mesures de police, qui vont de l’interpellation à l’expulsion.

le mythe d’une prostitution duale

À la faveur du débat sur la traite des êtres humains (TEH), on distingue souvent dans le milieu de la prostitution les « anciennes » et les autres, ces dernières étant celles dont on suppose qu’elles sont des victimes de trafic. Les « anciennes » seraient des Françaises qui n’auraient rien à voir avec la migration. Une première méprise procède d’un mode de classification binaire entre les Françaises et les étrangères, calqué sur l’idée des prostituées libres et celles qui sont sous la contrainte de proxénètes ou de réseaux de trafiquants. En fait, comme pour la population générale, il y a eu dans la prostitution des apports successifs liés à la migration ; les travailleurs et travailleuses du sexe, dont l’arrivée remonte à 20 ou 30 ans — ou plus — sont à leur tour devenu-e-s des « anciennes ». À Marseille par exemple, une part importante des « anciennes » qui ont investi le quartier traditionnel de la prostitution sont des femmes arrivées d’Espagne dans les an-nées 1960-1970.

C’est au début des années 1970 que la migration en France des personnes latino-américaines pour le travail du sexe a débuté, avec les transsexuel-l-es et les travestis du bois de Boulogne à Paris. Les femmes latino-américaines et de la République dominicaine sont arrivées un peu plus tard, et plutôt en Espagne, en Autriche et en Suisse. Les Équatoriennes, femmes et transgenres, sont quant à elles arrivées après la crise économique et la dollarisation du pays à la fin des an-nées 1990. Leurs modes migratoires sont assez autonomes : elles réunissent les moyens nécessaires au voyage auprès des proches et de la famille ou s’endettent auprès des banques, et ral-lient un point de contact avec une personne connue ayant migré quelque temps auparavant. Parfois des intermédiaires proposent leurs services (payants) pour faciliter le départ et l’installation.

géographie, histoires

Les Algériens et Algériennes sont arrivés au début des années 1990, plus particulièrement après les troubles politiques de 1992. Des femmes qui ne pouvaient plus travailler dans les administrations, le commerce ou les usines, à cause de la violence qui s’exerçait contre elles, et qui avaient des charges de famille, se sont exilées à Marseille où elles n’ont souvent pas eu d’autre possibilité que la prostitution de rue. Des hommes, plus jeunes, sont allés à Paris, Lyon ou Marseille travailler comme travestis. Tou-te-s sont venu-e-s de manière indépendante. La différence entre les hom-mes et les femmes réside dans le fait que les femmes, plus âgées, ont des charges familiales plus lourdes ; certaines d’entre elles, parallèlement à leur activité de prostitution, sont aussi commerçantes.

On peut distinguer deux épisodes migratoires pour les femmes d’Afrique subsaharienne. Les premières sont arrivées vers 1995 (Ghana et Cameroun) et ont très vite développé des stratégies pour être régularisées. Elles ont souvent plus de vingt-cinq ans, travaillent de façon indépendante, et ce qu’elles gagnent sert à investir dans leur pays d’origine et à assurer la scolarité des enfants. Certaines ont fondé une famille en France, d’autres ont réorienté leur carrière professionnelle, se lançant par exemple dans le commerce ethnique. Les secondes sont arrivées à la fin de l’année 2000 (Nigeria, Ghana). Elles ont eu recours à des passeurs, du fait de la fermeture des frontières de l’Europe. Certaines sont passées d’abord par l’Espagne ou l’Italie, après un périple dans différents pays d’Afrique subsaharienne qui les a menées au Maroc. D’autres ont eu la « chance » de pou-voir prendre un avion depuis une ville africaine et sont arrivées dans une capitale européenne. Elles ont en majorité moins de vingt-cinq ans. Leur décision de quitter leur pays d’origine s’est faite de manière autonome, parfois avec l’assentiment (ou la pression) de la famille. Certaines sont par-ties en sachant qu’elles allaient travailler dans l’industrie du sexe en Europe, d’autres ont été abusées sur la nature du travail qu’elles devraient effectuer. Une fois arrivées, elles doivent rembourser une dette (50 000 € en moyenne) ; nombre d’entre elles s’acquittent de la seule partie de la dette qu’elles estiment acceptable, puis s’arrangent pour disparaître de l’entourage de leur créancier ou pour le convaincre de ne pas recouvrer le reste. En règle générale, ces femmes expriment de la satisfaction à être en France au regard des conditions de vie qu’elles ont laissées.

Les femmes d’Europe de l’Est ont commencé à venir en France vers 1998, selon des configurations diverses. Elles négocient essentiellement avec des agences de passeurs qui ont pignon sur rue dans leur pays d’origine. Certaines ont des liens d’amitié ou de solidarité avec ceux que la loi désigne comme leurs proxénètes, d’autres ont été trompées par des individus isolés qui profitent du contexte « favorable » aux trafics, d’autres sont parties avec un fiancé en qui elles avaient confiance. Soulignons qu’aujourd’hui la pratique du « fiancé » a fait long feu : si les premières femmes qui ont quitté leur pays après la chute du mur de Berlin faisaient preuve d’une certaine naïveté dans l’élaboration de leur projet migratoire, ceci n’est plus vrai aujourd’hui. Le modèle migratoire dominant est contractuel.

paroles d’invisibles

Depuis 1999, nous avons rencontré des centaines de travailleurs du sexe migrants. La plupart des travailleuses du sexe étrangères que nous rencontrons disent clairement qu’elles tentent de fuir les contraintes sociales, politiques et économiques qu’elles subissent dans leur pays, et préfèrent partir même si elles sont diplômées ou qualifiées. Beaucoup d’entre elles disent vouloir changer la perception que leur famille pourrait avoir d’elles, et être reconnues comme personnes pourvoyeuses de ressources, ce qui à terme leur rapporte un certain pouvoir.

La plupart des travailleuses du sexe ne se considèrent pas à la marge de la société, mais comme des commerçant-e-s ou des professions indépendantes ; elles travaillent, aspirent à gagner de l’argent et, grâce à ce capital économique, à vivre des vies ordinaires et confortables (« sex work is work » clament-elles). Ce sont des personnes et des groupes qui vivent à l’intérieur de la société, en partagent les principales valeurs mais sont contraintes de rendre invisible leur existence.