l’engagement de la prévention

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Le risque premier auquel la prostitution expose, c’est l’ombre. L’ombre où se déploient des inter-ventions policières, l’ombre de la relation inégale au client et à ses exigences, l’ombre des servi-ces sociaux qui, voyant le, la prostituée, ne voit plus l’usager ou l’ayant-droit. Récit, sous la forme d’un dialogue entre le directeur du GPAL (Groupement de prévention et d’action lillois) et d’une chercheuse en sociologie, d’une lutte pour un peu de lumière.

Cet article, écrit à une main, celle de la chercheuse, se lit à deux voix, rendant compte pour partie du dialogue initié il y a une dizaine d’années avec le directeur d’une association, le GPAL (Groupement de prévention et d’action lillois). Une rencontre professionnelle et amicale, soudée à un moment (en 1998) où les pressions policières locales ont été très fortes et soudaines, conduisant les uns et les autres à sortir de leurs positions ordinaires. La chercheuse ne pou-vait plus se retrancher derrière la seule rupture épistémologique et le registre non normatif, même si cette posture est tout aussi efficace pour construire des modèles permettant de sortir des représentations essentialisantes [1]. Le travailleur social, quant à lui, était interpellé dans sa pratique traditionnelle de colloque singulier. Ils ont alors tenté de construire un mouvement de solidarité inédit, via un collectif d’associations et de prostitué-es, rencontrant la presse, des élus et des fonctionnaires d’État (commissaire central, Préfet, procureur…) pour tenter de défendre les droits des personnes. Collectif à l’efficacité toute relative (articles dans les journaux locaux et dans Le Monde peu renta-bles face à la logique de « nettoyage » des quartiers gentrifiés) mais dont les effets se sont portés sur le long terme : travail sur la reconnaissance des personnes prostituées par le travail en parité avec elles ; modifications dans les pratiques de certains professionnels ; participation de la chercheuse au conseil d’administration de l’association pour l’élaboration de passerelles…

Par la restitution d’une partie de ces échanges, il s’agit ici de rendre visibles les inflexions majeures des pratiques ordinaires de certains travailleurs sociaux, qui ont transformé leurs modalités pratiques et routinières d’intervention, modifié leurs rapports aux autres, décalé leurs relations avec les personnes prostituées et avec les institutions, en vue d’agir sur les conditions de vie des premiè-res, mais également de manière plus ambitieuse pour travailler sur les représentations.

Le GPAL est, dans sa définition originelle, un club de prévention. Sa pratique professionnelle ordinaire consiste, dans la lignée classique de la prévention spécialisée, à accompagner des jeunes, sans mandat, sur le mode de la libre adhésion, et dans l’anonymat. Et à s’appuyer sur des partenariats qualifiés pour ces accompagnements, en fonction des problématiques rencontrées. C’est à l’occasion de la rencontre avec des jeunes femmes concernées par la prostitution que l’équipe s’informe sur les compétences existantes, afin de les mobiliser pour mieux agir. Et c’est tout naturellement que la rencontre se fait avec le Mouvement du Nid, d’autant qu’il est particulièrement présent sur la ville de Lille, et dispose d’une parole forte et étendue du fait de ses liens anciens avec la mairie de la ville.

Pour autant, l’expertise du Mouvement du Nid apparaîtra vite réductrice. Visant l’abolition de la prostitution, elle résume par trop cette activité à sa seule dimension d’exploitation, réduisant les prostituées à une condition d’esclavage, invalidant par suite leur parole. C’est ce constat qui poussera l’association à la rencontre d’interlocuteurs complexifiant l’approche par les perspectives de la santé communautaire. Il faut alors les chercher sur d’autres territoires : à Paris, le Bus des Femmes ; à Lyon, Cabiria.

Les approches de santé communautaire sont venues chambouler tout ce qui nous avait formés en tant que travailleurs sociaux. Le sida a permis de repenser les approches classiques. C’est ce qui s’est passé également dans le champ de la toxicomanie. On est passé d’une approche visant l’abstinence à des approches plus pragmatiques, grâce aux traitements de substitution. Ces deux phénomènes conjoints ont, par rebond, eu des effets sur la manière de penser la prostitution.

Ces associations de santé communautaire dont le GPAL pouvait s’inspirer en partie sont nées à la toute fin des années 1980, financées souvent dans un premier temps par l’Agence française de lutte contre le sida, dans le contexte de cette pandémie qui a joué un rôle important dans la re-définition des pratiques professionnelles et militantes. En effet, de nouveaux financements et in-tervenants, ancrés dans une histoire épidémiologique de réduction des risques et de santé communautaire, se sont emparés des termes du débat, jusque-là définis par les approches abolitionnistes, ou du travail social classique, pour en redessiner les contours en laissant une grande place à la notion de parité [2]. Et par ail-leurs, les failles qui se sont introduites dans le modèle théologique de « l’abstinence républicaine » [3] et ont conduit à la mise en place de traitements de substitution concernant l’usage de drogues sont venues également brouiller le modèle homologue, théologique, de la conversion des prostitué-es.

S’ensuit alors pour l’équipe une période de tâtonnements. Comment tenir à la fois l’inscription dans la lignée du travail social et la rénovation de certains de ses cadres, sans pour autant entrer en militance ? Comment rester dans les cadres définis par les financeurs (Conseil Général), et par ceux de l’identité professionnelle traditionnelle des travailleurs sociaux façonnée par les approches abolitionnistes, tout en les enrichissant pour changer les représentations et les modes d’action ?

Cet enrichissement et cette complexification amènent l’équipe lilloise à rejoindre « l’action à bas seuil d’exigences » de l’association Aides, qui arpente déjà les trottoirs lillois pour distribuer du matériel de prévention. Cette action s’inscrit dans la perspective de la réduction des risques, offrant donc un accueil inconditionnel aux usagers de drogues et / ou aux personnes se prostituant, sans exigence de contrepartie (notamment, celle qui consisterait à arrêter la pratique à risques en question). C’est le point de départ d’une première action, d’abord timide, puis de plus en plus extensive (proposition d’une plus grande palette de services) et intensive (captation d’une plus grande part de l’énergie dont dispose l’association).

En 1997, elle participe à la réflexion collective suscitée par le Préfet délégué à la sécurité de la région Nord-Pas-de-Calais, qui rassemble en groupes de travail les acteurs concernés à différents titres (police, justice, travail social, associations…) pour une pluralité d’approches. Un travail motivant puisqu’il s’agit de rassembler les forces autour d’une même table, non pas pour produire nécessairement du consensus, mais pour confronter la pluralité des points de vue (la répression du trafic, mais également la prévention, la réinsertion, les approches pragmatiques, « la prise en compte de la personne », pour reprendre l’un des intitulés), et tenter de les tenir ensemble dans leur conflictualité, pour déboucher sur des préconisations sanitaires et sociales.

Reste que le principe de la parité ne semble pas encore pouvoir y trouver sa place.

Pour nous, en tant que travailleurs sociaux, mais aussi tout simplement en tant qu’individus, c’était profondément choquant. On n’avait pas forcément envie au départ de s’engager idéologiquement, mais dans ces groupes de travail, on a pu entendre des gens, en mesure de fixer les règles, tenir des positions qui ne nous semblaient pas tenables. Alors qu’on percevait qu’il était pour-tant possible de se nourrir des grandes idées de la santé communautaire, où on imaginait concevable de construire des dispositifs pour que les personnes prostituées puissent parler en leur nom propre, dire des choses qui pouvaient nous aider à penser. On a défendu cette idée-là, que des femmes prostituées viennent dans les commissions. Mais il n’y avait pas de place pour elles. Trop de discrédit sur leur parole, une disqualification forte a priori. On avait réussi à salarier une animatrice de prévention sur la base de ses compétences acquises dans le monde même de la prostitution. Elle avait donc une expertise en partie liée à ce qu’elle avait appris en se prostituant. Elle est venue avec nous dans ces commissions. Mais elle n’a pas pu se présenter totalement. C’était trop difficile, pas entendable par les institutionnels présents. Et puis, ce n’était pas non plus facile pour elle de toute façon de tomber le masque [4]. Elle a pu être utile dans les débats, parce qu’elle avait une analyse fine des situations, une pertinence spécifique, mais l’efficacité de sa prise de parole ne tenait que tant qu’elle occultait une part de son identité sociale.

Et surtout, difficile de poursuivre cet engagement dans les débats alors que c’est finalement l’approche répressive qui tient le haut du pavé. En effet, dans le même temps, tandis que les tra-vaux de la commission se déroulent, une action policière massive et violente dans ses formes s’engage dans le Vieux-Lille, vitrine touristique de la ville, et quartier fortement « gentrifié » ces dernières années.

C’était ubuesque : on travaillait dans des commissions pour tenter une approche multidimensionnelle. Un rapport institutionnel écrit par une fonctionnaire d’État, Christine Van Holderbeke, signalait l’importance de l’approche pragmatique comme alternative au monopole du mouvement du Nid. Et sur le terrain, les actions policières étaient menées avec pour seule fin de reléguer encore davantage les personnes prostituées, et venait mettre nos actions en péril en fragilisant le lien établi avec les personnes exerçant sur les trottoirs.

Alors que jusqu’alors nous n’avions abordé la prostitution que de manière secondaire, on s’est dit, maintenant, il faut y aller frontalement. Et donc, nécessairement, s’engager, depuis notre identité de professionnels, à modifier les approches traditionnelles du travail social ; faire un travail de fond pour proposer des alternatives au cadre d’analyse trop restrictivement abolition-niste ancré au-delà de la politique municipale, chez les fonctionnaires d’État, à la Ddass, à la Préfecture.

Et on a créé Entr’Actes, pour spécifier et qualifier notre action dans le champ de la prostitution, qui va au-delà de notre action de club de prévention tout en lui étant liée.

En quoi consiste notre travail ?

On cherche principalement à créer des espaces de validation et de qualification de leur parole.

On a quotidiennement une action assez classique d’accompagnement social et sanitaire, dans une perspective de bas seuil d’exigences à l’accueil (sans contrepartie exigée). On a commencé avec un bus qui circule et qui va à leur rencontre. Puis on a entendu la nécessité d’avoir un lieu fixe d’accueil où il est possible de rencontrer dans de meilleures conditions un médecin, des infirmières, des esthéticiennes, un avocat, et de disposer de matériel de prévention. Actuellement, on est aux prises avec une forte opposition de riverains contre notre installation dans un nouveau local, dans le Vieux-Lille. Les craintes de l’altérité se cristallisent de manière violente. D’autres lieux d’accueil, ailleurs (pour usagers de drogues notamment) ont vécu les mêmes oppositions. S’il est difficile de concilier des intérêts contradictoires sur de mêmes espaces urbains, on s’efforce de construire des espaces de dialogue. Mais ici, le dialogue est rompu.

On accompagne quotidiennement les personnes dans leurs démarches, en travaillant à déconstruire le stigmate auprès de nos partenaires. Il s’agit le plus possible de permettre l’accès aux servi-ces de droit commun à des personnes disqualifiées et reléguées. Mais ce sont bien des fonds privés qui nous ont permis de démarrer initialement nos projets (le Sidaction).

On cherche à construire le maximum de supports pour les personnes. On s’efforce de travail-ler sur leurs droits trop souvent bafoués (permanences juridiques, avec un avocat ; soutien avec l’aide juridictionnelle suite aux verbalisations permises par la pénalisation du racolage). On cherche à élaborer des outils pour leur donner de l’assurance dans la relation aux clients. On a ainsi pu produire des visuels, avec des logos institutionnels, que les prostitué-es pouvaient donner aux clients pour mieux ¬fonder, dans une relation trop souvent déséquilibrée du fait de leur fragilité, l’imposition du préservatif. Ces visuels étaient repris de la campagne de prévention qu’on avait menée auprès des clients via une campagne d’affichage sur les bus des transports en commun de la ville.

On essaie de s’inscrire dans les réseaux nationaux de réflexion et de discussion. On participe, à notre mesure, aux actions nationales. Nous avons accompagné les prostitué-es à la manifestation contre la loi de sécurité intérieure (LSI), en 2002, devant le Sénat. Nous étions au total peu nombreux. Une quinzaine de personnes, surtout des étrangères, qui avaient bien saisi que la loi était un moyen non pas de les protéger contre les réseaux mafieux, comme la rhétorique institutionnelle semblait le dire, mais un moyen de les précariser, de les fragiliser, de les renvoyer chez elles, ce qu’elles ne souhaitent pas nécessairement.

Gail Pheterson [5] a la même analyse : les lois sur la prostitution ne condamnent pas les discriminations et les sévices subis par les per-sonnes prostituées, mais visent avant tout à limiter et contrôler leurs initiatives économiques et géographiques.

De notre côté, nous avions fait notre propre banderole : « Les travailleurs sociaux contre la LSI, aux côtés des personnes prostituées. » La LSI a assez peu mobilisé notre profession. Les usagers et les associations de santé communautaire ont été bien plus présents. En tant que professionnels on se sent assez seuls, et pour autant, on n’est pas forcément sur les mêmes registres de prise de parole que les militants, même si notre réflexion et nos modalités d’intervention s’inspirent de leurs analyses. Il y a des ponts, des passerelles, mais nous sommes tout de même un peu à dis-tance.

En 2005, on était à l’Assemblée nationale, pour faire le point, deux ans après son application, sur les effets de la loi Sarkozy, à l’initiative de Femmes Publiques, et à l’invitation de députés Verts.

Notre boulot, aujourd’hui, c’est d’essayer de poser les bases d’une réflexion de fond, pour sortir de la logique de gestion de l’événement, au gré des pétitions des riverains, des poussées de fièvre électorale... Alors pour cela, on essaie de se positionner dans les lieux de formation des travailleurs sociaux mais également médico-sociaux, pour proposer des analyses complexes de la question. On s’efforce d’amener des réflexions de fond dans des commissions comme celles du Contrat local de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD) [6] pour éviter la répétition sans fin du traitement du fait divers, avec la police comme intervenant principal, sollicitée au premier chef pour calmer les doléances des riverains. On travaille également beaucoup sur la question de la prostitution des mineurs, car personne ne pilote la réflexion.

Ce qui est très paradoxal, c’est la place de l’usager qui prend tant d’importance dans la plupart des lieux de l’action sociale et médico-sociale (loi 2002-2 rénovant l’action sociale et médico-sociale qui promeut le droit des usagers), qui nous concerne directement, mais qui pourtant perd tout son sens quand on découvre que les usagers ont cette activité spécifique : celle de se prostituer. Et là, la loi ne permet plus de fonder la validation de cette place, de cette parole. Ça perd nettement de son sens, puisque la loi n’est pas suivie d’effet, et tend plutôt à devenir un outil de contrôle social, et de rationalisation budgétaire.

L’engagement de cette association pour des propositions alternatives s’intensifie, mais doit composer avec un contexte local où l’approche répressive, relancée par des mouvements de protestation d’habitants, s’appuie sur un mouvement plus général et national de criminalisation de la pauvreté formalisé par la LSI depuis 2003. Ces dispositions fragilisent les personnes prostituées, d’autant plus quand elles sont étrangères. Elles viennent cristalliser la tension dans laquelle se trouvent depuis longtemps les personnes qui exercent l’activité de prostitution, dans un contexte d’intervention sociale privilégiant l’approche misérabiliste et moralisante : entre statuts de victime et de délinquante, il reste peu de place pour travailler sur la question des droits.

Notes

[1Cf. à ce propos Louise Toupin, et son appel à penser de manière proprement sociologique la prostitution comme un travail sexuel. Elle formalise ce qui a pu constituer notre propre cheminement théorique : sortir des visions essentialisantes et réifiantes, écrasant la subjectivité des acteurs, et engendrant par suite des effets épistémologiques cer-tains. Ainsi, c’est bien sur un registre épistémologique et non militant qu’est posé le problème de la compréhension de la prostitution.

http://cybersolidaires.typepad.com/ameriques/files/AnalyserAutrementLaProstitution.pdf

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[2Lilian Mathieu, « Une profession inachevée : animatrice de prévention en milieu prostitutionnel », Sociologie du travail, vol. 42, n°2, 2000, pp. 263-279.

[3Alain Ehrenberg, L’Individu incertain, Paris, Calmann-Lévy, 1995.

[4Cf. l’article de Claire Carthonnet dans Vacarme n°25, automne 2003, et également les difficultés à tenir une action collective de type syndical, impliquant visibilité et représentation, pour un groupe dont les membres cherchent l’invisibilité (Vacarme n°42, hiver 2008).

[5Le Prisme de la prostitution, Paris, L’Harmattan, 2001.

[6Ces commissions sont animées par l’élu municipal en charge du Contrat Local de Sécurité, elles font travailler ensemble le Parquet, la police nationale, la police municipale, les bailleurs sociaux, les présidents de quartier, les différents intervenants sociaux. Elles sont censées permettre une approche complexe et multidimensionnelle.