Vacarme 46 / Vacarme 46

Refuser la violence

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« Nous pouvons aussi nous efforcer de produire une culture publique et des politiques publiques différentes, qui ne considèreraient pas que le fait de subir des violences imprévisibles ou le fait de réagir avec agressivité constituent la norme de la vie politique. » Judith Butler, Vie précaire.

L’année 2008 s’est achevée sur une succession de faits divers, décrets, projets de loi, décisions de justice, interventions de la police, qui font horreur. On y voit nos libertés disparaître une à une dans une accélération vertigineuse : 16 NOVEMBRE, Tarnac, Corrèze : inculpation au nom de la législation anti-terroriste, de neuf personnes qualifiées de membres d’une « cellule invisible d’ultra-gauche, mouvance anarcho-autonome » pour « association de malfaiteurs en vue d’une entreprise terroriste », à la suite d’incidents sur le réseau TGV. 19 NOVEMBRE, collège de Marciac : descente de gendarmerie dans les salles de classe pour une recherche de stupéfiants. Fouille des adolescents, brutalité et menaces des agents accompagnés de chiens. 22 NOVEMBRE, parking de l’Hôtel de Ville de Nanterre : interpellation d’un garçon de douze ans. Aux employés de la médiathèque qui connaissent l’enfant et s’inquiètent, les trois policiers rétorquent qu’il a été « pris en train de courir » et n’a sans doute « pas rien à se reprocher ». L’enfant rentrait en effet chez lui en courant. 24 NOVEMBRE, pour la première fois depuis sa création, condamnation de l’association Droit au logement par le tribunal de police de Paris. 12 000 € d’amende pour « dépôt ou abandon d’objets embarrassant la voie sans nécessité » : il s’agit des tentes qui ont abrité 374 familles de mal-logés, fin 2007, rue de la Banque à Paris. 24 NOVEMBRE, Grenoble : descente de police dans une école maternelle et primaire. Trois enfants contraints de quitter l’école en pleine classe. Renvoi de la famille Kurtishi en Allemagne, après une nuit au centre de rétention administrative de Lyon. 28 NOVEMBRE, Le Raincy : interpellation à 6h40 à son domicile de Vittorio de Filippis, journaliste, membre de la direction de Libération menotté mains dans le dos, devant ses enfants, emmené au Tribunal de Grande Instance, fouillé au corps et mis en examen pour « diffamation ». 1ER DECEMBRE, relance par Frédéric Lefebvre du projet de détection précoce dès trois ans des « troubles du comportement de l’enfant » pour faire face à la délinquance. Projet d’amendement pourtant retoqué en 2006 après une mobilisation massive. 2 DECEMBRE, annonce par Nicolas Sarkozy d’un « Plan de sécurisation des hôpitaux psychiatriques » imposant à la psychiatrie d’enfermer à vie les marginaux, fous, malades potentiellement dangereux, ravalant psychiatrie de secteur et psychiatrie généraliste à un appareil répressif. 3 DECEMBRE, rapport Varinard remis à la ministre de la Justice : 70 propositions pour un nouveau « Code de la justice pénale des mineurs ». Le seuil de responsabilité pénale serait fixé à 12 ans. 11 DECEMBRE, rapport du criminologue Alain Bauer à Michèle Alliot-Marie sur les fichiers de police, préconisant un fichage des suspects mineurs à partir de 13 ans et un fichage selon dix types « ethnico-raciaux » (caucasien, africain/antillais, asiatique...).

Une chose est désormais certaine, nous sommes tous concernés. C’est peut-être une bonne nouvelle : il devient difficile d’ignorer les mesures prises au prétexte qu’elles ne touchent que certaines catégories de population. On peut aussi s’interroger sur cet emballement. Dans le contexte de crise financière et économique dans lequel nous nous trouvons, et alors que les effets sur l’économie réelle commencent à peser sur tous les citoyens, il est sans doute plus facile d’affirmer une autorité et de donner à voir une forme d’efficacité en prenant des mesures spectaculaires dans le champ répressif.

Mais ce qui se joue là n’est pas qu’une affaire d’affichage politique : au passage, la réalité s’en trouve redéfinie et semble peu à peu nous échapper. La surveillance, le contrôle, la répression chaque jour dotés de nouveaux outils, banalisent de nouvelles pratiques. Les discours politiques en portent la marque : dans le champ éducatif, législatif, dans le soin, de profonds changements de terminologie ravinent insidieusement la langue, l’émoussent, et par d’incessants tours de passe-passe, tendent à nous rendre sourds et muets devant la violence qu’elle énonce.

Mike Davis avait « prophétisé » les émeutes de Los Angeles de 1992. Comment aujourd’hui refuser d’être réduit à la violence, par la violence ? Une autre sortie est-elle possible ?

Il est vrai que depuis les mobilisations contre la Loi de sécurité intérieure en 2003, les mouvements associatifs d’ampleur restent limités, du moins de la part des défenseurs des droits et libertés que nous nous étions habitués à voir se mobiliser. Et les personnes inculpées en novembre à Tarnac n’ont pas été choisies au hasard : ce sont aussi leurs engagements politiques qui ont fait d’elles des cibles d’accusation. On voit la difficulté des mouvements traditionnels à agir dans un contexte où les entraves à leurs actions et réactions, où à leur simple existence, se multiplient.

Pourtant, les résistances citoyennes ne manquent pas. De l’essaimage militant de Réseau Éducation Sans Frontière aux mobilisations à répétition sur Internet, de la dénonciation du fichier Edvige, aux occupations d’établissements scolaires, aux enseignants, chercheurs, soignants en lutte, d’autres formes de contestation ne cessent de s’écrire et de voir le jour.

Faisons alors le pari, avec Mike Davis, d’un horizon où il est « tout simplement impossible de ne pas avoir confiance dans l’idée que les gens ordinaires peuvent changer le monde ».