Vacarme 16 / Chroniques

le train (extraits)

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Il arrive que nous soyons très nombreux à dormir dans le même compartiment. Qu’y faire ? C’est un événement qui se reproduit à intervalles irréguliers, et qui demeure imprévisible en vérité.

Dans la nuit la chaleur augmente, l’espace clos s’épaissit de toutes les haleines réunies. Je sens peu à peu mon visage se laisser modeler par ces souffles tièdes et denses ; ma chair enfle, et mes doigts, devenus gourds. On entend par intermittences une protestation, un soupir appuyé.

À l’évidence, chacun souhaite être ailleurs. Tous les autres sont moites, anguleux et lourds, sentent trop fort. Qu’y faire ? Attendre patiemment le matin qu’aucune aube n’annonce, mais trois coups qu’un contrôleur toque contre la porte qui coulisse.

– Bonjour Messieurs-dames !

À la tête légère aperçue dans l’interstice, la voix aimable, chacun se redressant voudrait dire un mot, se plaindre d’une situation imméritée, mais aussitôt renonce. Le contrôleur sifflotant toque déjà chez les voisins, dans le couloir silencieux des voyageurs se dégourdissent les membres en bâillant.

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Je risque d’oublier et de replonger dans des mauvais rêves. L’ai-je dit, déjà, la cadence du train est berceuse, on s’y laisse ballotter comme un nouveau-né, et peut-être même pas, peut-être reparti bien vite dans les limbes : ni nouveau, ni né. Toujours le même enfant dormant qui fait demi-tour avant d’advenir. Retourner dans les tièdes obscurs limbes silencieux où l’on voltige blotti pour l’éternité avec les morts-nés et, dit-on, tous les petits enfants non baptisés. Je ne veux pas imaginer ce que l’on s’y murmure, quels infimes secrets s’échangent là.

Grande personne, personne grandie, la naissance loin derrière, mes membres ont pris beaucoup trop de place pour revenir à ces coquilles. J’aurai beau me plier, me tapir, me recroqueviller, jamais plus je ne serai minuscule, une graine volante par exemple, qui frôle doucement et s’éloigne invisible de la table de pierre du Titan qui est posté sur la route et guette les voyageurs – il n’a pas vu passer la graine infime. Dès qu’un malheureux approche, hop, il le saisit de sa gigantesque poigne et le flanque sur sa table : s’il est trop grand et que son corps dépasse, voilà que le monstre scie toutes les extrémités. À l’inverse, lorsque la victime est trop petite, on l’étire de tous côtés, jusqu’à ce que ses membres touchent les bords de la table. Évidemment personne n’est à la bonne taille, la taille de l’étal. Je sais que l’odieux Titan croit bien faire, et qu’il accomplit consciencieusement sa mission de mesure infernale – il se lamente même : pourquoi les gens sont si mal faits ? Je le vois, il opère à l’entrée d’une caverne où dans l’obscurité s’entassent tous les ossements. Que font les voyageurs en ce pays maudit ? Je le vois aussi : contrée nue, sans un arbre ni une ombre, seul le tracé rectiligne de la route, à gauche la petite éminence que constitue l’antre du monstre. Une lumière égale, grise, qui n’indique aucun moment particulier du jour. Cela cependant a lieu toujours à la même heure, au même instant de tristesse du voyageur, quand il croit la route trop longue pour lui, le monde trop vaste ou trop petit, car c’est la même chose.

On me dira que calée dans mon compartiment je ne crains pas les mauvaises rencontres, l’espace est clos sans vertige, sans démesure possible, on me le dira et je sursauterai je me lèverai d’un bond, m’arrachant les cheveux, oui, me cognant dans ma colère les genoux contre la banquette, et me cassant la figure contre la vitre. Qu’allez-vous imaginer de ma cellule, aboierai-je, la prenez-vous pour coquille d’escargot carapace de tortue habitacle choisi de bernard-l’hermite ? Ne me voyez-vous pas chavirer et rechavirer sans cesse, le cœur visité par des hôtes démesurés qui viennent boire mon sang quand ça leur chante ? Qui me manufacturent et me recalibrent à leur guise si je ne me défends pas à mains nues ? Ignorez-vous que l’épuisant corps à corps n’a pas lieu que chez les voisins ?

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Le temps était long, et toutes sortes de sociétés secrètes se réunissaient çà et là pour essayer de décider des mesures à prendre. Je fis quelque temps partie de l’une d’entre elles. Comment cela avait-il commencé ? J’avançais dans les couloirs en regardant les voyageurs avec la plus grande incompréhension : leur cécité ne semblait pas le moins du monde les gêner. Voilà ce que je me disais à part moi. Les gens de la société étaient-ils donc clairvoyants à mes yeux ? Que distinguaient-ils derrière nos parois, qui les remplissait d’allégresse – et leur joie s’exprimait parfois en des éclats bruyants, des chants grâce auxquels on pouvait suivre leur progression d’un compartiment à l’autre. J’écrasais mon visage contre la vitre, qui se recouvrait de buée, mon reflet se brouillait. Il était question de pourfendre les ténèbres extérieures, celles-là même où se cognait mon front. Cela avait sans doute commencé ainsi : moi la tête butée dans un coin, me rongeant les doigts sur la banquette, et à mes oreilles le chœur céleste qui s’éloignait dans le couloir, si clair quelques instants auparavant par-dessus le bruit de la machine. Je ne réfléchis plus rien, fis coulisser la porte et me précipitai dehors en larmes. J’ai suivi la procession, oui, celle-là comme les autres, en regrettant amèrement de chanter si faux. La société était alors en deuil, et dans le compartiment où ils se rassemblaient on avait tendu de grands rideaux de drap noir. Par une étrange coïncidence, naquirent à ce moment là dans les compartiments voisins deux enfants, ce qui acheva de me bouleverser. Mis à part des portées de chatons, je n’avais jamais connu d’êtres aussi jeunes et démunis de tout – encore étaient-ils plus démunis que les chatons, qui savaient déjà ramper tout seuls jusqu’aux tétines en se poussant les uns les autres. Pour rendre service à l’une ou l’autre des jeunes mères, je suivais mes processions un bébé dans les bras en chantonnant, éperdue de gratitude lorsqu’un sommeil paisible le prenait. J’allai d’émerveillement en émerveillement, tout s’inscrivait dans mon cœur et y reposait, ma reconnaissance était sans bornes : comment avais-je pu vivre jusqu’à présent dans un tel oubli ? À présent chaque nuit j’étais éveillée jusqu’à ce que soit consumée la bougie qui brûlait auprès de ma couchette, dans un nouvel état de vigilante oraison, les membres bien étendus sans nœuds sous les draps, les paumes des mains tournées vers le haut (ce qui demanda beaucoup d’effort au début) : mon corps était abandonné à la grâce. Lorsque la flamme bleuissait s’agitait en tous sens puis s’éteignait, que la fumée montait verticalement en dégageant sa délicieuse odeur, je me demandais longtemps où s’en était allée l’énergie lumineuse présente une seconde auparavant.

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Avant de parler toute seule, j’avais été très bavarde. C’est lorsque tous mes arguments se retournèrent contre moi comme des banderilles – et je me vis soudain tituber en meuglant, oui – c’est alors que j’élus domicile dans le réduit. Qu’est-ce que c’était avant d’être mon antre, sans doute un local qui avait servi au personnel ferroviaire, peut-être que les contrôleurs y changeaient de tenue, y ôtaient leur casquette pour faire un somme – il y avait là une sorte de divan qui se repliait – je ne sais pas exactement, mais il y avait longtemps que l’endroit était désaffecté quand j’y pris place. À la tiédeur des compartiments surpeuplés succéda soudain un air presque froid. Je me laissai choir sur l’étroit divan en gémissant.

Après quelques semaines d’abandon – je n’avais vu personne ni parlé – je m’étonnai de ne pas apercevoir les premiers signes de ma métamorphose. Qu’attendais-je ? Un corps lumineux, des charismes nouveaux – parler le langage des bêtes, repérer les quatre points cardinaux, trouver une source… De toute évidence les conditions ne sont pas réunies, me consolais-je. L’instant d’après je me sermonnais durement : femme de peu de foi ! Puis je passais la journée debout sur le divan les yeux fermés, parfois sur un pied. Il y avait longtemps que je jeûnais, ce qui avait produit amaigrissement, faiblesse générale et tendance à l’insomnie ; je m’en promettais obscurément des joies futures et indistinctes.

Je ne connus pas d’illuminations, je tâtonnais comme auparavant, l’obscurité était même plus intense dans le réduit, mais le silence produisit son effet. Mes bavardages passés, j’en étais sûre, m’avaient fait perdre tout contour, toute tenue, m’avaient comme effilochée en filaments verbeux, grisâtres, réseau qui me liait. Le silence dissout les filets, fit peu à peu apparaître une consistance ténue mais solide, dure comme un os – qui donc ne pouvait que s’attendrir. C’était un progrès, mais la solitude avait ses revers, toute rencontre était devenue effarante.

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Un jour la famille au complet vint s’asseoir dans le compartiment. Je me tassai dans un coin, d’autant plus gênée que je m’aperçus tout de suite que ce n’était pas la mienne. Mais ils ne faisaient pas attention à moi, ce n’était même pas la peine de faire semblant de lire. Ils avaient cherché un lieu de réunion et s’étaient engouffrés là, croyant le lieu désert. Pourquoi ce rassemblement, je n’en devinai rien sinon que la plupart ne s’étaient pas vus depuis des années. Il y avait bien là trois ou quatre générations, il fallut un temps infini avant que chacun ne soit installé à sa place, et moi coincée contre la fenêtre je ne pouvais plus me faufiler vers la sortie sans provoquer de désordre dans ce bel agencement. Celui qui me parut être l’aïeul promenait sur tous les autres un regard mécontent – cependant son iris bleu était terni par l’âge, ce qui voilait l’œil furibond d’une tristesse diffuse, lointaine surtout. Son épouse semblait lasse, chiffonnait entre ses doigts un petit mouchoir brodé en répondant par de multiples inclinaisons de tête à toutes les salutations que lui adressaient les membres de la deuxième génération. Ceux-ci s’empressaient autour des aïeux en frémissant, échangeaient entre eux des nouvelles, présentaient des enfants et des petits-enfants (parfois nouveau-nés). On voyait, à leurs regards entendus et à leur souci que les choses se déroulent harmonieusement, qu’ils étaient les instigateurs de la réunion. Les époux, épouses et fiancé(e)s tentaient avec plus ou moins de succès de manifester leur déférence envers les aïeux, mais certains ne parvenaient pas à cacher leur malaise. Il y eut des éclats de rire appuyés lorsqu’ils commencèrent à évoquer les souvenirs heureux : et le jour où – la fois où ?… Exclamations ponctuant chaque récit, hurlements de joie lorsqu’un souvenir défaillant était reconstitué grâce à la mémoire de chacun, même les aïeux commençaient à sourire. Certains jeunes semblaient s’ennuyer au-delà de toute expression, certains demeuraient figés, comme un petit animal qu’on vient de capturer, paralysés par l’effroi. En somme j’avais le sentiment que tout le monde se trouvait dans un état de tension extraordinaire. Je me demandais si un drame allait survenir, puis je compris qu’il n’en serait rien. La circonstance était plus que solennelle, elle était unique et chacun saurait contenir jusqu’au bout le flot tumultueux de ses émotions pour ne pas rompre la belle harmonie de la réunion. Une fois rentrés dans leurs compartiments respectifs ils auraient tout le loisir de jeter leurs chaussures contre le plafond et de déchirer leur chemise en gémissant, de joie et de chagrin mêlés. Seuls les enfants, de plus en plus agités, donnaient des signes croissants d’exaspération. Un petit garçon se mit à hurler parce que son frère le poussait subrepticement de la banquette, un autre, grimpé dans un filet à bagage, balançait ses jambes de plus en plus fort au-dessus des têtes et manqua assommer l’aïeule. Ce fut le signe du départ ; tout le monde se leva, il y eut une grande confusion d’embrassades, d’accolades, un brouhaha, je ne vis plus rien pendant quelques minutes, puis soudain tout le monde fut dehors excepté les aïeux assis immobiles à leur place sur la banquette d’en face. Depuis le début de la réunion ils n’avaient pas dit un mot, et maintenant leurs yeux pâles n’exprimaient plus rien de compréhensible. De toute évidence ils ne me voyaient pas. Et soudain, j’en eus la chair de poule, c’est moi qui ne les vis plus. La banquette en face fut inexplicablement vide. Je restai quelques instants pétrifiée puis le cœur battant je me précipitai dans le couloir désert. Le sifflotement familier d’un contrôleur invisible eut bientôt raison de ma frayeur.

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Un jour par semaine, que je nommais le dimanche, je revêtais ma robe, la blanche au buste damassé, qui se boutonnait dans le dos et qui avait eu autrefois les manches-ballon, je les avais supprimées en prenant de l’âge, à la place j’avais cousu un liseré de dentelle pour arrêter le bord découpé des manches, courtes maintenant et un peu évasées. La jupe s’arrêtait au-dessous du genou, et je portais des collants de couleur blanche ou chair. Trop ancienne sans doute – depuis j’avais forci et grandi – l’étoffe était tendue à la poitrine et à la taille – en conséquence je me voûtais un peu – on remarquait moins ainsi mes seins gonflant le tissu au risque qu’il craque. Pour ce qui est du ventre je le rentrais, avec les épaules voûtées on aurait dit que j’avais reçu des coups (c’est ce que je surpris une fois en contemplant mon reflet). Finalement c’est la jupe que j’aimais le mieux, seule pièce du vêtement où j’étais à l’aise, corolle évasée, souple, mystérieuse – triangle de mousseline équilatéral que formait pour moi la partie inférieure du corps des femmes.

La revêtir était une longue opération délicate exigeant des contorsions. Une fois vêtue d’abord je ne bougeais guère, palpitante et oppressée sous l’étroitesse du buste. J’étais en nage, et le tissu picotait ma peau. Puis je reprenais mon souffle, j’allais et je venais dans le compartiment, les yeux sur le reflet, virevoltant à chaque coin. Au bout d’un long moment j’étais prête à sortir. Je poussais brusquement la porte et d’un bond j’étais dehors.

J’attendais adossée à la cloison du compartiment, les yeux baissés sur mes chaussures pointues, vérifiant distraitement si mon pied y entrait bien. Puis peu à peu je me laissais glisser, lentement le long de la paroi, jusqu’à ce que les fesses sur les talons je fusse accroupie, la jupe étalée autour, comme presque une femme-tronc jaillissant d’un cercle blanc de pétales. Le menton levé je souriais, rêvant de jonchées de fleurs, de giroflées, de feuilles éparses, d’Ophélie couchée dans la rivière.

(mais mon ventre me faisait mal, ma respiration était entrecoupée, les coutures de la robe gémissaient !)

Qu’importe ! Selon l’usage il fallait souffrir.

(les genoux faiblissaient, les fourmis s’annonçaient dans les veines des jambes)

En ces dimanches de cérémonie personne ne passait dans le couloir. Par d’imperceptibles battements de cils je répondais à des saluts courtois mais fantastiques. Parfois de légers hochements de tête. Personne ne passait mais je demeurais là consciencieusement ce que j’estimais toute une après-midi. Puis une couture craquait pour de bon, je me lassais.