Vacarme 16 / Processus

« Celui que l’image délaisse n’existe pas » entretien avec Baba Hama, délégué général du Fespaco

Il y a une dizaine d’années le cinéaste tunisien Férid Boughédir évoquait l’idée de « synthèse heureuse » à propos de Yeelen (La Lumière) réalisé en 1987 par le malien Souleymane Cissé. Profondément ancré dans une dimension politique et culturelle africaine, le film obtenait le prix du Jury à Cannes et rassemblait 340 000 spectateurs en France, laissant espérer une percée des cinémas africains. Mais l’engouement autour de quelques films fut de brève durée. En 2001, les commentaires à propos de la dernière édition du Fespaco, le principal festival de cinéma africain qui se tient tous les deux ans à Ouagadougou, étaient plus que pessimistes, évoquant un cinéma sinistré, au sein duquel même les cinéastes de réputation internationale ne parviennent plus à travailler. Que deviennent Souleymane Cissé (Le Vent, La Lumière, Waati), Ousmane Sembène (Camp de Thiaroye), Idrissa Ouedraogo (Yaaba, Tilaï), Gaston Kaboré (Wend Kuuni), Désiré Ecaré (Visages de femmes), Henri Duparc (Bal Poussière), cinéastes qui ont acquis une stature internationale ? Dans Les cinémas d’Afrique noire, Olivier Barlet décrit ce paradoxe : « Les succès des films africains ont fragilisé cette cinématographie : la pression se fait plus forte sur les contenus et la politique d’aide, répondant au besoin occidental d’images du Sud, tend vers une adaptation aux normes de qualité internationales. »

La production cinématographique africaine a toujours été dépendante de bailleurs de fonds occidentaux. Le mode de financement des films africains est une jungle inextricable dans laquelle les cinéastes dépensent trop, beaucoup trop d’énergie. Enfin les aides financières du Nord finissent par créer de multiples contraintes dont certaines sont de nature véritablement néocolonialiste. L’aide à la production est un vrai parcours du combattant pour les cinéastes : multiplication des interlocuteurs, des conditions d’attribution, des règles d’utilisation, des contreparties. Si le Portugal et la Grande-Bretagne n’ont jamais mis en place de soutien institutionnel à la production cinématographique africaine, les interlocuteurs de l’Afrique francophone les multiplient. Au schéma relativement simple qui prévalait – le ministère de la Coopération français gérant les aides aux cinémas africains, le ministère des Affaires étrangères faisant de même avec le reste du monde – a succédé le Fonds Cinéma Sud géré conjointement par le ministère de la Coopération, le ministère des Affaires étrangères et celui de la Culture via le CNC. À cela il convient d’ajouter l’Agence de la Francophonie qui a remplacé l’ACCT, l’ex-Agence de coopération culturelle et technique. Dans la plupart des cas, les cinéastes sont dans l’obligation de proposer également leurs projets à l’Union européenne dans le cadre du Fonds européen de développement (FED), premier bailleur de fonds du cinéma africain, voire à la Communauté française de Belgique et à l’Office fédéral de la Culture suisse. À côté de ces institutions, il faut souligner l’action de partenaires semi-institutionnels comme l’ATRIA (Association Technique de recherches et d’informations audiovisuelles), la Fondation Hubert Bals de Rotterdam, le Centro Orientamento Educativo (COE) à Milan, la fondation Montecinemaverita du festival de Locarno, le Programme d’incitation à la coproduction Nord-Sud du Canada, sans oublier certaines chaînes de télévision européennes (Arte, Channel 4, ZDF).

Il faut comprendre qu’aucun de ces systèmes de subvention ne fonctionne de la même manière : certaines aides ne sont pas cumulables entre elles, d’autres, au contraire, dépendent de l’accord d’un autre bailleur ; certaines exigent que le film soit tourné dans telle ou telle langue ; parfois l’aide financière doit être dépensée auprès de prestataires (location de matériel, laboratoires, producteur) du pays qui accorde l’aide ; engagement écrit d’un diffuseur, aval des autorités du pays où le film est tourné sont d’autres exemples des contraintes liées au financement d’un film, des aides dont le montant varie largement, de 20 000 francs pour les premières à plus d’un million de francs pour les plus importantes. Enfin ce difficile cheminement n’est pas sans effet sur les œuvres elles-mêmes qui passent et repassent entre les mains de comités de lecture.

Baba Hama occupe la fonction de délégué général du Fespaco (Festival Panafricain du Cinéma et de la Télévision de Ouagadougou) depuis 1996. Ce journaliste formé à l’école de Lille a été secrétaire général du ministère de la Culture et directeur de la radiodiffusion nationale du Burkina Faso. Il est aussi romancier et dramaturge. Financements de la production, contraintes liées à l’aide, distribution du cinéma africain constituent les axes de cet entretien avec un délégué général embarrassé par les critiques à l’égard de la dernière édition, qui, aujourd’hui, exprime le désarroi d’une cinématographie en déshérence.

Cela vous agace d’entendre parler de « cinéma africain ». N’existe-t-il pas des traditions régionales, nationales différentes ?

Parler d’un cinéma africain est une commodité de langage. Je penche plutôt pour l’hypothèse d’une « cinématographie africaine » qui se se singularise d’une part par ses modes de financement et de production, d’autre part par ses préoccupations et ses ambitions qui sont entre autres de promouvoir la culture africaine et de contribuer au développement économique, social et culturel du continent. Ces vocations ne sont pas partagées par tous les pays africains au même degré. Il est donc abusif de parler d’un cinéma africain parce que dans la réalité, il s’agit de plusieurs cinématographies, reflets des sociétés qui les sécrètent. Les communautés africaines, si elles partagent certaines valeurs sacrées, n’en demeurent pas moins différentes, dans la réalité de leurs rites par exemple : on ne se salue pas de la même manière, on n’exécute pas les rites funéraires de la même manière. Ce sont des éléments qui ressortent dans l’esthétique de ces différents cinémas, tout comme les langues utilisées.

Quelles sont les missions du Fespaco ?

Après les Journées cinématographiques de Carthage créées en 1963, le Fespaco né en 1969 est l’aîné des festivals africains de cinéma. Il joue un rôle de premier plan dans la promotion du cinéma africain en se présentant comme la vitrine de la production cinématographique africaine. En dehors de la compétition, nous ne procédons à aucune restriction sélective de participation. Les projections sont publiques ; d’autres se tiennent dans les stades ce qui fait du Fespaco un événement extrêmement populaire, une fête du cinéma réunissant pendant une semaine plusieurs dizaines de milliers de spectateurs. Au plan des statuts, le Fespaco est un établissement public à caractère administratif sous tutelle du ministère de la Culture. Il est animé par des agents publics mis à la disposition du festival par l’État burkinabé. J’ai moi-même été nommé par le gouvernement. L’organisation et le fonctionnement du Fespaco sont entièrement pris en charge par l’État. Il constitue aujourd’hui un pôle de référence du cinéma africain qui a contribué à faire connaître la plupart des grands cinéastes du continent. Par ailleurs, ce festival est l’une des rares occasions pour les cinéastes africains de rencontrer leur public. Enfin le Fespaco a pour mission de sensibiliser le public burkinabé avec des cinémas mobiles qui voyagent à travers les villes et villages et d’animer la Cinémathèque africaine de Ouagadougou.

Qu’en est-il de cette cinémathèque ?

Même si dans plusieurs pays africains existent des centres d’archives, elle est la seule cinémathèque d’envergure en Afrique subsaharienne. Sa vocation est largement panafricaine depuis sa fondation en 1995. Nous sommes affiliés à la FIAF, la Fédération Internationale des Archives du Film. Son rôle est de conserver et restaurer le patrimoine cinématographique africain. Ce travail s’effectue à plusieurs niveaux : pour les petites dégradations, nous avons les moyens de les traiter directement à Ouagadougou ; si un film est plus difficile à restaurer, nous devons négocier des financements avec des partenaires pour faire effectuer des tirages de nouvelles copies auprès de laboratoires occidentaux. Nous travaillons beaucoup avec les archives du film de Bois d’Arcy en terme de formation du personnel de la Cinémathèque, mais aussi d’appuis techniques et matériels.
Le fonds de la cinémathèque se constitue de deux manières. Nous demandons à tous les cinéastes contemporains de déposer une copie de leur film pour en assurer la conservation. Et la Cinémathèque prospecte à travers le monde afin de rapatrier à Ouagadougou des copies de films réalisés par des cinéastes ou documentaristes africains ou de films sur l’Afrique datant de l’ère coloniale.

À propos de la dernière édition de février 2001, les médias se sont alarmés de la « pauvreté artistique » des films sélectionnés.

La sélection s’effectue de deux manières : d’abord les cinéastes proposent d’eux-mêmes leur production ; d’autre part, le comité de sélection visionne des films en Afrique mais aussi dans les festivals internationaux. À propos de la qualité des films, je tiens d’abord à rappeler que notre philosophie est d’être une vitrine et donc de présenter à l’attention du public l’ensemble de la production africaine, bonne ou mauvaise. Au niveau de la compétition officielle, je suis responsable des choix du festival. Pour ce qui concerne cette dernière édition, la production n’était effectivement pas quantitativement ni qualitativement suffisante.

Pour comprendre la faiblesse de la production africaine, nous souhaitons évoquer d’abord les modes de financement des films africains.

Il faut distinguer le cas de cinéastes travaillant dans des pays où existent des infrastructures de production cinématographique comme le Burkina Faso avec une direction nationale de la cinématographie capable de proposer non seulement un personnel qualifié, mais aussi du matériel adéquat, et les nombreux pays où aucune infrastructure n’est en place. De façon générale, la quasi-totalité des pays africains ne disposent pas de budget suffisant qui permettraient à un réalisateur de boucler le financement de son film. C’est aux réalisateurs de se tourner vers des bailleurs de fonds occidentaux. Dans la zone francophone, ces partenaires sont principalement le Centre National de la Cinématographie, le Fonds Cinéma Sud du ministère des Affaires étrangères, l’Union européenne et de rares producteurs indépendants.
Ce sont des budgets fabriqués avec des bouts de ficelle, des montages financiers fragiles faits avec des participations multiples et difficiles à rassembler. Chaque partenaire financier n’intervient bien souvent que lorsqu’il a l’assurance que tous les autres participants au plan de financement ont donné leur accord de principe. Voilà de manière schématique le parcours de combattant du cinéaste africain.

Depuis cinq ans, les films africains sortis en France se comptent sur les doigts d’une main. Ce déclin est-il imputable à une crise de la production en Afrique ? Le cas échéant, peut-on mettre cette crise sur le compte d’une diminution des subventions versées par les pays du Nord, en particulier la France ?

Entre 1985 et 1995, l’Afrique subsaharienne produisait plus d’une dizaine de longs métrages chaque année. Aujourd’hui force est de constater que le rythme n’est plus le même. Mais je ne pense pas qu’un pays comme la France consacre moins d’argent à produire des films, je crois plutôt qu’il y a un plus grand nombre de films à aider du fait de l’apparition de nouveaux talents et que la cagnotte n’est pas infiniment expansive. Depuis que le mur de Berlin est tombé, la notion de Sud a pris des proportions moins classiques. Le Sud est devenu un peu plus grand… Donc il y a un plus grand nombre de projets soumis aux mêmes guichets. En conséquence, on finit par avoir l’impression de saupoudrage… Dans tous les cas, je sais qu’un certain nombre de partenaires, je pense au Fonds Sud, se posent des questions : faut-il aider de jeunes cinéastes ou les projets de réalisateurs renommés et donc plus porteurs pour une carrière internationale ? On ne peut s’attendre à ce que les bailleurs de fonds européens multiplient à l’infini le montant des subventions. Mais c’est vrai que beaucoup de vocations naissent et qu’à partir de là, la concurrence s’installe.

S’il ne tenait qu’à vous, quel type de projet faudrait-il privilégier ?

Le cinéma africain souffre d’un grave problème de diffusion. Au point que certains prétendent qu’il est voué à rester un cinéma de festivals. Quand on parle de projets porteurs, on parle de diffusion en Occident : paradoxalement, le marché du cinéma africain se trouve être ailleurs que sur le continent. C’est un paradoxe lié à l’état même des infrastructures de diffusion et d’exploitation d’une part ; d’autre part au monopole qu’ont certaines firmes dans l’exploitation des films, qui ne permet pas au cinéma africain de trouver sa place. On a parfois le sentiment que les cinéastes africains doivent rechercher la notoriété d’abord en Occident avant qu’elle ne se répercute dans nos pays. De mon point de vue, les cinémas africains devraient d’abord s’adresser à un public africain et doivent se battre pour trouver leur public. Regardez l’Inde, c’est un cinéma qui se suffit à lui-même, parce que c’est un cinéma fait par les Indiens pour les Indiens.

Qu’en est-il des contraintes imposées par les pays du Nord  ? Jusqu’en 1992, les productions africaines aidées financièrement par la France devaient être tournées en français. Aujourd’hui cette contrainte a disparu, mais d’autres perdurent comme l’obligation faite aux cinéastes bénéficiant de subventions d’employer des techniciens français et de passer par une maison de production française, empêchant la possibilité de voir émerger une industrie cinématographique proprement africaine.

Dans le cadre de la francophonie, les débats ont abouti à accepter la coexistence des langues nationales africaines et du français. Les bailleurs ont compris que du point de vue de la direction d’acteurs, il est plus profitable d’utiliser la langue du terroir et de sous-titrer ensuite en français quand il s’agit de tourner avec des acteurs talentueux, mais qui maîtrisent mal le français. Au moins 85 % des films tournés aujourd’hui sur le continent le sont en langues nationales sous-titrées en français ou en anglais. Quant à la suite de votre question, il est vrai que les aides provoquent des risques. C’est un risque à courir, mais les réalisateurs n’ont pas d’autres choix que de passer par cette étape difficile ou alors de renoncer à ces aides et trouver l’énergie d’un financement endogène africain.

Mais que l’argent mis à la disposition d’un film africain soit géré par un producteur français, que celui-ci se retrouve ensuite détenteur des droits sur l’œuvre sans avoir mis un franc de sa poche est une forme de post-colonialisme mal déguisé ? Dans Les cinémas d’Afrique Noire, Olivier Barlet relate l’histoire de Fadika Kramo-Lanciné dont le film Le gros lot bénéficia des aides de la Coopération français et de la DDA suisse. Cette aide fut gérée et utilisée par une société française, la World Film Company, qui se déclara en faillite pour finalement resurgir sous un autre nom… On ne compte pas le nombre de procès entre réalisateurs africains et producteurs européens… Souvent la conséquence est de bloquer toute forme de diffusion d’un film.

Ce que vous dites est vrai et certains producteurs européens se sont conduits comme des voleurs, grugeant de manière éhontée des cinéastes africains. Mais il ne faut pas généraliser, c’est un problème d’individus plus qu’une faille du système. C’est aussi pourquoi se mettent en place aujourd’hui des productions gérées par des sociétés africaines, même si elles ont pour obligation d’être régies par le droit français. Il nous appartient – et quand je dis nous, je pense à l’ensemble des professionnels africains – de nous organiser pour mettre en place des structures viables qui ne soient pas des sociétés de production « boîtes à lettres », mais des structures travaillant à acquérir plus de crédibilité et d’expérience dans le monde de la production afin d’apporter aux réalisateurs des interlocuteurs crédibles. Cela dit la clause dont vous parlez mériterait d’être discutée, ce n’est pas un débat que nous voulons occulter : les organismes gouvernementaux français gérant les aides devraient se donner les moyens politiques et juridiques pour que des maisons de production régies par le droit sénégalais ou burkinabé gèrent une partie de ce patrimoine financier. Mais ils n’en sont pas encore là.
Le plus important pour le continent africain est de trouver des solutions endogènes de financement. Sinon la production africaine donnera l’impression d’être une cinématographie perpétuellement sous perfusion. Il faut que les États africains prennent des mesures incitatives pour permettre à des acteurs du privé de se lancer dans la production et l’exploitation. Sur le plan purement économique, il s’agit de faire comprendre aux opérateurs que le cinéma est une industrie au même titre qu’une autre et qu’aucune entreprise de ce type n’est sans risque.

Andrée Davanture, monteuse, figure de proue de la collaboration cinématographique entre le Nord et le Sud en tant que déléguée générale de l’ATRIA (Association technique de recherches et d’informations audiovisuelles) expliquait, en 1995, aux Cahiers du cinéma : « Les gens qui financent veulent – de façon implicite – se retrouver dans le film qu’ils financent. Et de la même façon, plus ou moins consciemment, les réalisateurs africains vont vers des films qui ont plus de chance d’être financés par l’Europe. Il y a des films africains, parfaits techniquement, qui donnent l’impression d’être amputés de leur imaginaire. » Souleymane Cissé parlait lui de « l’enfantement difficile » de Waati, expliquant que les coproducteurs du Nord conçoivent un cinéma africain calqué sur le modèle européen d’où moulinage des scénarios, des histoires, avec parfois même l’arrivée d’un co-scénariste européen.

Quand vous passez par un comité de lecture qui a son propre prisme de lecture, parfois déformant, il est certain que cela se répercute sur le scénario original et sur le contenu artistique d’un film. Comment pallier à cela ? Encore une fois, les professionnels africains doivent s’organiser davantage. Jusqu’à aujourd’hui les bailleurs de fonds n’ont comme interlocuteurs que les réalisateurs. Si existait une interface organisée, cela changerait les rapports de forces. C’est ce que tente de faire la Guilde des réalisateurs, une association réunissant de jeunes réalisateurs africains dont les traits communs sont de vivre en Europe et de partager le souci de s’entraider.

Camp de Thiaroye réalisé par Ousmane Sembène reçoit le Grand prix au festival de Venise en 1988. C’est un film qui n’a pas obtenu le moindre financement de la France parce qu’il évoquait l’histoire des tirailleurs du camp de Thiaroye après la guerre mondiale qui réclamaient une pension identique à celles des vétérans de métropole et furent massacrés. Il s’agit clairement de censure.

Des sujets restent probablement trop dérangeants. Mais vous citez un bel exemple, celui de Sembène qui tenait à son sujet et qu’il est parvenu à tourner grâce à une coproduction entièrement africaine réunissant la Tunisie, l’Algérie et le Sénégal. En sens inverse, il ne faut pas oublier que certains n’arrivent pas à tourner un film parce que s’exerce également une censure des États africains. Dieu merci, j’ai le sentiment que des films sont de plus en plus durs à l’égard de l’Occident. Il y a par exemple Lumumba de Raoul Peck ou le prochain film de Idrissa Ouedraogo qui racontera la résistance d’un roi africain aux premières heures de la colonisation. Il a existé un temps où l’on n’aurait pas financé des films qui allaient à l’encontre d’une certaine image de la France. Aujourd’hui témoigner de l’histoire passée est possible.
Les films présentés cette année au Fespaco s’inscrivent dans une perspective très africaine ; ils ne paraissent en aucune manière « décolorés » parce qu’ils ont été co-produits par les pays du Nord.

Revenons à la distribution. Pourquoi les cinéastes africains éprouvent-ils tant de difficultés à être vus dans leurs pays respectifs ?

Il y a surtout un problème de salles ! Il y a des pays où les seules salles capables de projeter des films sont celles de centres culturels américains ou français. L’autre problème est l’absence de billetteries : le réalisateur va hésiter par deux fois à confier son film parce qu’il ne sait pas s’il récupérera un peu d’argent, voire sa copie… sans parler de l’état de la copie. Un réalisateur malien m’a raconté qu’il vendait lui-même les billets à l’entrée d’une salle de Bamako qui projetait son film.
Pourquoi les rares exploitants se contentent-ils de séries B américaines ? D’abord ils ont signé des contrats avec des majors américaines qui leur fournissent des films. Il y a des cahiers des charges à respecter, vous êtes tenus de diffuser tel film pendant tant de jours ou de semaines. Il y a très peu d’espaces encore négociables pour un autre cinéma. C’est également aussi le fait de la nature de la production africaine. Tout à l’heure nous avons parlé des commissions d’aide. Dites-vous que toutes ces aides aboutissent dans bien des cas à permettre la sortie d’une seule et unique copie. Deux ou trois pour les plus chanceux. Comment voulez-vous intéresser un distributeur ou un exploitant de salles quand vous n’avez à lui proposer qu’une seule copie ? Cette copie est la prunelle de vos yeux et louer cette copie unique signifie : comment la rentabiliser dans une salle où le pouvoir d’achat africain fait qu’on ne peut pas faire payer l’entrée plus de dix francs français. Enfin dans le meilleur des cas, quand vous disposez de plusieurs copies, il manque le support promotionnel : pas de bandes annonce, pas d’affiches, pas de dossiers de presse.

Au point que des cinéastes engagent des bateleurs pour annoncer la projection de leur film dans un cinéma…

Bien sûr. Quand vous prenez un exploitant privé qui se voit proposer dix copies d’un film avec Jean-Claude Vandamme, 120 affiches, 200 affichettes et trois bandes annonce, il faut convenir que ce matériel gratuit lui permet de faire de la promotion et de rentabiliser l’exploitation du film. Notre cinéaste africain est contraint de concevoir lui-même l’affiche de son film, de faire appel à des crieurs de rue qu’il faut bien rémunérer. Ce film africain restera bien moins attractif. C’est de cela aussi qu’il faut parler quand on évoque l’absence de films africains sur les écrans africains. Quant au public, je ne crois pas qu’il déserte son cinéma. À la télévision par exemple, le public plébiscite les sitcoms africaines.

Cette année, le thème du Fespaco était « Cinéma et nouvelles technologies ». La vidéo haute définition pourrait -elle constituer une solution d’avenir ?

La réflexion la plus largement partagée est que la vidéo est moins coûteuse et pourrait permettre aux cinéastes de tourner plus fréquemment, en alternance avec le 35 mm qui garde ses lettres de noblesse. Mais cela peut permettre à des réalisateurs de ne pas chômer pendant cinq ans entre deux films. Pour revenir au cas d’Idrissa Ouedraogo qui travaille sur un projet lourd techniquement et financièrement, il a parallèlement produit un sitcom qui aujourd’hui connaît pas mal de succès dans plusieurs pays.
Il y a aussi ceux qui disent qu’avec la vidéo, nous tomberons dans les mêmes problèmes. On aura résolu un tant soit peu les problèmes de tournage grâce à un matériel plus léger, mais restera le coût des laboratoires qui manquent cruellement et dont les tarifs restent prohibitifs en Europe.
L’évolution technologique est inéluctable. Donc il faudra que les cinéastes africains, qu’ils le veuillent ou non, tiennent compte de cette composante. Cette évolution technologique, il ne faut pas seulement la voir du côté de la production, mais également de la diffusion. Ce n’est un secret pour personne que la télévision est aujourd’hui l’un des principaux marchés pour les films de cinéma. Nous avons beaucoup parlé de rentabilité aujourd’hui. Il faudrait que les Africains puissent occuper ce marché. À la télévision, les sitcoms africaines sont préférées à celles importées d’Amérique. C’est pourquoi certains pays comme le Ghana ou le Nigeria sont d’abord attentifs au développement de la vidéo en imaginant que ces productions ont plus de chance de circuler auprès des télévisions et d’être vues par un public important.

Les télévisions africaines travaillent-elles en collaboration avec le cinéma ?

Il y a une convergence des modes de production, mais peu d’entre elles font du cofinancement direct en terme d’argent frais. Cela passe plutôt par la mise à disposition de personnel et de matériel. En contrepartie, les chaînes bénéficient des compétences de réalisateurs de renom pour produire des téléfilms d’excellente facture. Le Mica, le marché télévisuel du Fespaco qui assure la circulation des produits réalisés par les chaînes de télévision africaines, est en plein essor. De plus, les télévisions ont été les premières à adopter le numérique dont elles pourront faire profiter le cinéma.

L’avenir du cinéma africain ?

Il se trouve dans notre capacité à faire un cinéma décomplexé, un cinéma que nous allons faire pour nous-mêmes. Si ça plaît aux autres après, tant mieux. En l’état actuel de nos moyens, il reste improbable de produire un cinéma conquérant qui plaise au reste du monde. Quand je parle de cinéma décomplexé, je crois que c’est un cinéma qui doit d’abord prendre conscience de ses propres capacités et de ses propres ressources. Il faut arrêter de penser qu’il faut faire des films qui aillent à Cannes, Berlin et Venise. Notre objectif doit être d’abord de reconquérir notre propre public. Faire un cinéma qui soit accessible au plus grand nombre et aller progressivement vers des solutions d’autofinancement qui permettront de mettre en place un vrai marché sur le continent. Après seulement le cinéma africain pourra prétendre à des productions à vocation extra-continentales. Autrement dit, il est difficile dans l’état actuel des structures et des systèmes de financement du cinéma africain de pouvoir sur le plan quantitatif être régulier, et sur le plan de la maîtrise de la philosophie des films, d’être entièrement autonome et ne pas subir l’influence de celui qui, en sous-main, tient les cordons de la bourse. Mais je ne dis surtout pas que le cinéma africain doive manquer d’ambitions artistiques, d’autant plus que nous avons un formidable patrimoine culturel et artistique à faire partager au monde. Et de ce point de vue nous n’avons aucun complexe à avoir.