Vacarme 16 / Arsenal

la stratégie du ridicule extraits du « sexisme ordinaire » (1979)

par

« Nous mourrons de n’être pas assez ridicules. » Il fallait s’appeler Rose Prudence, Annie-Elm, Catherine Crachat, Catherine Glaviot ou Pépita Régalo pour avancer un slogan aussi juste. Entre 1973 et 1978, ces filles géniales ont tenu la chronique du « sexisme ordinaire » dans les Temps Modernes, textes rassemblés sous le même titre aux Éditions du Seuil en 1979. Cet ouvrage est aujourd’hui épuisé, ce qui est parfaitement inadmissible. Nous exigeons sa réédition immédiate. Pour tromper l’attente, extraits.

Le rire qui tue

Il y a quelques années, un petit dessin circulait dans le mouvement des femmes au moment d’élections depuis longtemps oubliées : il représentait un pénis en érection apparemment dessiné de lointaine mémoire, de profil, dont le gland n’était autre que l’Assemblée nationale, un testicule s’appelant Majorité et l’autre Opposition. La légende en était : Leur seul Programme commun.

Il ne plut pas à toutes, certaines d’entre nous n’aimant pas nous voir singer les petits garçons qui inscrivent à tout âge de leur vie, sur tous les murs des cabinets qu’ils rencontrent (on se demande à ce propos si les toilettes de cabinets de ministre ressemblent à celles des universités ou des salles de garde des hôpitaux) l’empreinte qu’ils croient glorieuse d’érections somme toute assez banales.

La différence, c’est que ce n’était pas un sexe que j’avais dessiné, mais l’Assemblée nationale, et je n’étais pour rien dans le fait qu’elle ait cette forme.

Un autre dessin de la même époque représentait des électeurs en rang d’oignons attendant comme à la porte d’un BMC [1] devant l’isoloir(e), la serviette et le savon à la main, tandis que la légende, nettement plus obscure, proclamait : On n’est pas des femmes  ! Signé : les urnes.

Nous avons eu quelques élections récemment. Municipales. Des visages propres et nets ont fait leur apparition sur les murs de Paris. Tous masculins, sauf pour Lutte ouvrière qui, ayant si peu de chances de remporter une quelconque victoire, n’avait pas lésiné sur les candidates. L’écologiste du Ve arrondissement était jeune, joli et propret mais sa permanence, sous cet aspect des choses, ne lui ressemblait guère et avait de quoi faire reculer toute ménagère-née – ce que nous sommes, n’est-ce pas ? – tant on avait peur qu’en voyant arriver une femme, les militants ne lui mettent d’autorité le balai dans les mains. Les communistes faisaient un gros effort sur la jeunesse, allant même jusqu’à la tutoyer : Jeune, imagine le socialisme avec nous. On avait envie de répondre qu’il ne s’en remettrait pas, et qu’autant imaginer tout de suite comment l’arracher de leurs pattes et l’extirper de leurs cellules.

Quelques images d’Épinal surgies tout droit des fantasmes du Comité central concernant la jeunesse française proclamaient allégrement en couleur sur une autre affiche : J’ai choisi la liberté : je suis jeune communiste. Là, on n’avait pas de mal à imaginer les mêmes, quarante ans plus tard : J’avais choisi la liberté, j’étais jeune communiste – maintenant, je suis un vieux stal.

Ainsi de suite. Tout cela n’était pas bien grave : on vit encore quelque temps sur les murs les seules affiches un peu réconfortantes, celles où les écologistes avaient redessiné le quartier en y mettant des arbres un peu partout. Cela n’empêche pas qu’on en a arraché pas loin de leur permanence, car les maisons tombaient dru en ce début de décembre, fantômes vides la veille, tas de gravats le lendemain.

D’habitants, plus de traces.

Les (déjà) élus communistes du XIIIe arrondissement annonçaient réunion sur réunion pour réclamer « les logements sociaux » qui, selon eux, devaient remplacer les arbres et les petites maisons où l’on avait pu se parler jusqu’à l’expropriation. Je le sais, j’étais dans une de celles qui furent rasées il y a quatre ans du côté de Montparnasse, pour laisser la place à une « radiale » qui n’est toujours pas construite ; si vous passez par là, venez me voir ; j’ai laissé un peu de ma vie sous ce tas de pierres où poussent quelques herbes sauvages et poussiéreuses, derrière les clôtures blanches et rouges d’un chantier qui n’eut jamais lieu, sur le terrain vague où le cirque vient parfois s’installer, l’hiver, pour vous faire rire.

Car c’est bien de rire que nous parlons, et c’est bien de cirque [2] aussi, le cirque de cette Politique-là, celle des « élus » (on ne le leur fait pas dire : il s’agit bien d’un système élitiste !). Mais un cirque qui tiendrait plus du circuit des vingt-quatre heures du Mans côté publicité, et d’une émission télévisée côté belles paroles. Un cirque à notre mesure, en quelque sorte, très fin de XXe siècle !

Leur seul aspect commun

Votez les visions ! [3]

À l’émission télévisée des Dossiers de l’écran, justement, un certain 7 décembre 1976 après un joli film américain d’avant-guerre (d’avant celle que l’on prétend être la dernière) qui plut beaucoup, le film, à la girl-scout qui sommeillait en moi, quelques élus de l’Assemblée nationale et du Sénat se retrouvèrent autour d’un verre et d’un journaliste officiant ce soir-là comme médiateur entre la majorité et l’opposition. Du moins, on aurait pu le croire, puisqu’on nous dit qu’il y a une majorité et une opposition.

Mais ce qui me frappa d’abord, c’est que je n’arrivais pas à imaginer qui pouvait bien être dans l’opposition parmi ces beaux messieurs un peu alourdis par le poids des ans et des bons repas, le cheveu gris clair soigneusement peigné, ni ras ni bouffant, brillant d’une touche à peine de Pento Hair-Cream, l’air de bons papas-gâteaux oscillant entre l’onctuosité de l’évêque et l’aisance du truand. Ils parlaient longuement, posément, avaient admis quelques jeunes parmi eux, disons deux ou trois, qu’ils mettaient en avant, voyez comme nous les aimons nous sommes très contents quand ils prennent la parole au nom de notre groupe, mais si mais si, et les jeunes souriaient, remerciaient, on les reconnaissait à leur chevelure un peu plus foncée – pas plus longue, non, plus foncée – et à des effets de cravate audacieux, pas de femmes nues ni de petites fleurs, mais des carreaux, des pois, peut-être même des couleurs, je ne sais pas, ce ne sont pas les maigres émoluments du « Sexisme ordinaire » qui vont me permettre de m’offrir la télévision en couleurs, d’ailleurs Rose Prudence dit que les couleurs sont très laides...

Je compris vite que le meilleur moyen de savoir s’ils se trouvaient à gauche ou à droite était d’attendre patiemment que s’inscrivent sur l’écran, sous l’image de chacun, ses nom, prénom, qualité et position. Ainsi c’était M. Defferre qui clamait que ses administrés ne rataient pas une occasion de lui serrer la patte, bonjour monsieur Defferre, toujours aussi tendre avec les prostituées de votre ville, monsieur Defferre ? Toujours fervent partisan du moins de 10 % d’étrangers dans une population pour que règne la paix sociale(iste) ? Et M. Poher, M. Boulin, M. Champaix, M. Ballanger et les autres, tous messieurs forts joviaux, allèrent même jusqu’à inviter ceux qui n’étaient pas encore élus, les deux journalistes de service, à venir vérifier par eux-mêmes dans leur circonscription à quel point ils, les élus, étaient aimés de leurs électeurs. L’invitation fut lancée, reprise, notée, plusieurs fois, on parla encore un peu de tout et de rien, on jeta quelques piques au parti adverse, on déplora, certes, bien sûr, pourtant, voyez-vous…

Et l’on se fit couper la parole – si parole il y avait – brutalement par mon index rageur qui venait d’appuyer sur le bouton. Ainsi furent-ils.

Comme le dit le slogan publicitaire de I’école Berlitz : C’EST EN PARLANT QU’ON APPREND À PARLER. D’ailleurs non, M. Berlitz, ces hommes étaient le vivant exemple du véritable sens des mots dans ce monde-là : C’EST EN PARLANT QU’ON DEVIENT PARLEMENT.

À notre santé

Et pendant ce temps-là Le Monde, ce monde-là et son journal pour classes alphabétisées, intitule un jour au hasard (10 décembre 1976) « Le pessimisme des Français »… un article qui commence par : « Le pessimisme des chefs d’entreprise se confirme et s’aggrave à l’approche de la fin de l’année. » Et ne parle plus jamais d’autres Français. Et pendant ce temps-là on envisage de faire accéder toute famille décente à la propriété de sa cage à lapins  : pour aider les ménages modestes à accéder à la propriété, les HLM proposent la création d’une « aide en capital » (Le Monde, 10 décembre 1976).

Ces beaux messieurs ont sans doute aussi un programme commun TOUS FRANÇAIS, TOUS CHEFS D’ENTREPRISE, TOUS PROPRIÉTAIRES. Inutile de dire que cela suppose un quatrième terme, dont dépend la bonne marche des autres : TOUS CHEFS DE FAMILLE ! S’ils y parviennent encore, vu la raréfaction des spermatozoïdes [4] et la mauvaise volonté croissante de l’autre moitié du ciel, pardon, du paradis artificiel éclairé au néon que la société d’exploitation du Centre commercial veut nous faire prendre pour le ciel [5] !

Et puisque nous sommes dans les détails grivois et médicaux, nul ne saurait douter que de ce côté-là aussi on pense à nous.

Tout laisse à prévoir, en effet, que les vingt prochaines années verront un développement important des méthodes de prévention, et que les missions médicales d’ordre non curatif, mais social, ne cesseront de s’étendre. Difficultés scolaires, inadaptation sociale, délinquance, contraception, allègement des troubles de la ménopause, interruption de grossesse, chirurgie réparatrice des formes et des fonctions, rééducation physique ou psychique, diététique, lutte contre la pollution, conseil conjugal ou génétique, orientation professionnelle, hygiène de vie, urbanisme, éducation sanitaire et prévention, prennent et prendront plus encore une place importante dans un système de santé orienté primitivement vers une optique essentiellement curative (Mme le docteur Escoffier-Lambiotte, Le Monde, « Dossiers et documents », décembre 1976).

Bien sûr, il y a quelques amalgames fâcheux dans cette énumération, quelques rapprochements hâtifs, délinquance et contraception, par exemple, ménopause et – n’ayons pas peur des mots – avortement, quelques raccourcis à faire frémir du côté de la rééducation psychique ou du conseil génétique, mais ne craignez rien, Dr Frankenstein, tout se passera bien, les hôpitaux vont être humanisés et, comme on n’est jamais trop prudent avec les êtres humains, si enclins à l’agressivité – on se demande bien pourquoi –, autant mettre tout de suite en place les GRILLES DE CONTRÔLE DE L’HUMANISATION promises par Mme Veil (Discours de présentation du budget de la Santé, Assemblée nationale, décembre 1976).

Il faut dire que toutes ces bonnes gens dont nous venons de parler se prennent horriblement – le mot n’est pas trop fort – au sérieux, qu’ils croient véritablement que pour mener le monde, il suffit de gérer des budgets et un capital humain comme on gère des immeubles au Monopoly ou des puits de pétrole dans un quelconque autre jeu pour moins de dix ans ! Et que désormais tout peut être dit : si nous relisions aujourd’hui les discours d’un quelconque ministre d’Hitler, à quelques bavures et exagérations près, nous ne les trouverions pas pires que les déclarations d’un ministre moyen du gouvernement actuel, de l’Intérieur par exemple.

Et dire que c’est dans cette cacophonie que nous, femmes, voulons prendre la parole, dans ce monde-ci et dans aucune société future, qu’elle promette d’être démocratique avancée – ou reculée. C’est peut-être que nous n’y croyons plus guère, à leurs promesses. Que ce n’est pas avec du miel qu’on attrape les mouches du coche, et qu’une seule chose peut nous rassurer : c’est la certitude de n’être jamais assez ridicules, à vouloir gripper la machine avec le virus du fou rire et couvrir les discours de nos voix mélodieuses de faussets hystériques. Car comme dit Rose Prudence : nous mourrons de n’être pas assez ridicules.

Et pour nous souhaiter bon voyage antisexiste en cette année nouvelle, vous nous ferez, chères cancresses et cancres, nos sœurs et frères d’aujourd’hui – et non pas d’une société future –, en dix lignes ou plus, une rédaction sur le thème suivant :
Décrivez une grille de contrôle de l’humanisation.

À vos plumes, crayons et feutres, peintures et stylos, à vos imaginations  ! Et à notre santé.

Post-scriptum

Ce texte a été publié dans la revue Les Temps Modernes en janvier 1977.

Notes

[1Note à l’usage des femmes et de quelques réformés, BMC : bordel militaire de campagne.

[2Puis-je te signaler que les jeunes giscardiens tiennent congrès sous le chapiteau du cirque Bouglione ? Au programme : Barre, la fine fleur de la jeunesse giscardienne, fera un numéro désopilant d’équilibriste sur plan incliné, puis Dominati fera faire un tour de piste à quelques autruches mitées et affligées d’une sciatique. REMBOURSEZ, REMBOURSEZ ! (A.-E.).

[3Slogan lu sur les murs de Nice lors des élections de mars 1978.

[4À l’époque, les journaux faisaient grand bruit autour de la découverte alarmante d’une équipe de savants : les spermatozoïdes contenus dans le sperme du Français moyen se faisaient de plus en plus rares, et de plus en plus chétifs ; la race française moyenne était menacée (Le Monde, 19 février 1976).

[5Pardon petites soeurs de décrire de façon si pessimiste notre condition !