L’ethnisme est-il moins déshonorant que le racisme ?

par

« Guerres tribales » et « massacres inter-ethniques » : ces expressions journalistiques ont le double effet de fournir une interprétation aisée des conflits africains, et de nous en tenir à distance. La lecture d’un simple ouvrage rend l’oreille moins distraite à ces questions, et par là aux débats sur la françafrique. Rwanda, généalogie d’un génocide, de Dominique Franche, montre en quoi, pour ce pays, la « grille ethniste » est non seulement fausse, mais surtout inacceptable. Le génocide de 1994 n’était pas le paroxysme inévitable d’une guerre ethnique multiséculaire. Pourquoi, dès lors, nos hommes politiques et certains universitaires, relayés par les médias, l’ont-ils trop souvent décrit ainsi ?

Le drame rwandais a ébranlé [1]. Mais avons-nous tiré toutes les leçons du génocide ? La simple définition du mot proposée par Le Robert suffit à comprendre que le terme ethnie n’est pas applicable au Rwanda :

« Grec. ethnos « peuple, nation » – Ensemble d’individus que rapprochent un certain nombre de caractères de civilisation, notamment la communauté de langue et de culture (alors que la race dépend de caractères anatomiques). L’ethnie française englobe notamment la Belgique wallone, la Suisse romande, le Canada français. » Depuis que le mot race a disparu du lexique du pouvoir [2], un flou habile est entretenu autour de celui d’ethnie, ambigu et tellement plus politiquement correct. Mais il n’est pas seulement question de morale. Pour saisir la portée politique du glissement, le cas de Rwanda est à la fois singulier et exemplaire. Les recherches de l’historien-géographe Dominique Franche sont éclairantes. À partir de sa pratique du pays et des archives européennes [3], il a retracé une généalogie du génocide [4] qui décrit avec rigueur les logiques sociales de l’époque pré-
coloniale, ainsi que le rôle de la construction des fantasmes raciaux dans le drame qui, en trois mois, coûta la vie à près d’un million de Rwandais. Nous reprenons ici son travail, pour interroger les manipulations politiques auxquelles « l’ethnicité » donne lieu depuis l’indépendance.

Une opportune écriture de l’histoire

Les affirmations non fondées abondent sur le Rwanda, selon lesquelles les Tutsi seraient des Nilotiques ou Hamites [5] originaires du Nord, qui auraient conquis entre le Xe et le XVIIIe siècles les Hutu — des Bantous —, eux-mêmes arrivés au Rwanda après les Twa, présentés comme des « pygmoïdes ». Une invasion, pourtant récente, qui n’a laissé aucune trace linguistique, ni preuves archéologiques, ni tradition orale ? Des pygmées qui au début du siècle mesuraient déjà 1,59 mètre en moyenne ?

À en croire les politiciens rwandais hutu (qui ont exigé à la fin des années 1950 que l’appartenance « raciale » reste mentionnée sur les livrets d’identité) ou les exécutants du génocide (qui devaient se référer à ces livrets pendant les tueries), les Tutsi ne sont pas si facilement identifiables, malgré leur taille réputée élancée, leur peau plus claire, leurs traits fins. Quand bien même : qui en Europe, soutient encore que les Juifs forment une « race », au prétexte que certains d’entre eux sont morphologiquement identifiables ? Pourquoi le procédé dérange-t-il moins lorsqu’il s’agit d’Africains ? Sous le Premier Empire, sénateurs et pairs de France mesuraient en moyenne 12 cm de plus que les conscrits de 1817, soit exactement autant que la différence entre Tutsi et Hutu enregistrée en 1907 par l’anthropologue qui les compara. Preuve qu’il n’est pas nécessaire d’invoquer d’anciennes et hypothétiques migrations pour expliquer des différences morphologiques.

Hutu, Tutsi et Twa ne sont pas des races, pas plus que des ethnies. Le concept renvoyant à des différences linguistiques et culturelles, c’est donc qu’il n’existe qu’une ethnie au Rwanda : l’ethnie rwandaise, puisqu’il n’y a opposition ni de langue, ni de culture, ni de religion, ni de territoire, et ce d’autant que Hutu, Tutsi et Twa se répartissaient en dix-huit clans mêlant les trois catégories, et se réclamant d’un même ancêtre mythique. L’étude de la société rwandaise pré-coloniale montre qu’il n’y a pas non plus de castes au Rwanda, et que les catégories ne sont pas davantage des classes sociales ; même si l’on pouvait passer de l’une à l’autre, il n’existait pas de conscience d’appartenir à une même classe, y compris dans les régions centrales et méridionales, où le pouvoir dit tutsi, autour des lignages royaux, était le plus fort ; le terme est de toutes façons surdéterminé, impliquant entre les classes une lutte, à l’européenne.

Hutu, Tutsi et Twa existent pourtant bien dans la société rwandaise, tout comme au Burundi. Alors de quelle manière ? Il est fondamental de comprendre que le Rwanda de 1900 n’est en aucune manière un pays homogène, ni socialement, ni politiquement. L’organisation de la société y varie considérablement d’une région à l’autre, et comporte de nombreuses catégories sociales, dont la distinction Hutu, Tutsi et Twa n’est qu’un ingrédient parmi d’autres, que sont la profession et les appartenances régionale, clanique, voire lignagère. Un Rwandais pouvait selon le contexte répondre par l’un ou l’autre de ces éléments de l’identité sociale quand on lui demandait sa « catégorie », son bwoko.

L’opposition Nord-Sud est également capitale pour éclaircir ce qui s’est passé au Rwanda. En 1900, c’étaient avant tout les Tutsi reconnaissant la souveraineté du mwami (sorte de roi) Musinga, d’une part, et, d’autre part, des Hutu, Tutsi et Twa de l’est, de l’ouest et surtout du nord du Rwanda, refusant cette autorité, qui s’affrontaient. Le règne du mwami Kigeli Rwabugili (d’environ 1860 à 1895), a été marqué par de cruelles expéditions par lesquelles il a réussi à étendre son emprise sur la plupart des régions de l’actuel Rwanda. Mais l’autorité du mwami et celles de ses chefs tutsi banyanduga, maintenues par de périodiques razzias, demeuraient souvent limitées à la perception d’un pourcentage des récoltes ; il existait également de petits « royaumes » hutu. Les fractures de « la » société rwandaise étaient donc avant tout géographiques et politiques. Le placage de grilles occidentales, notamment l’analogie avec le modèle de la monarchie absolue et les modes européens de constitution de la nation, est porteur d’interprétations nuisibles.

On voit à quel point les propos tenus dans les médias sont éloignés de la réalité historique, même rapidement présentée. La guerre civile, au Rwanda et au Burundi, a débouché sur un génocide, c’est-à-dire l’élimination programmée d’une population désignée comme une race ou comme une ethnie par le pouvoir en place. Comment est-on passé d’une catégorie identitaire mouvante à une telle entreprise d’extermination raciste ?

Le travail de D. Franche nous remémore à quel point était forte en Europe la charge mythique de la région des Grands Lacs, associée aux « monts de la Lune » où naît le Nil ; pour Aristote, déjà, aux sources du Nil se trouvaient des pygmées vivant dans des cavernes. Beaucoup de missionnaires et d’explorateurs ont entretenu ces rêves, en quête de popularité, de dons, de colons, de vocations ou de financements. L’opposition « ethnique » au Rwanda a été créée avec la colonisation, en prenant pour socle l’interprétation de la Bible qui identifie les Noirs à la descendance maudite de Cham vouée à l’esclavage. Le mythe est conforté dès que l’on peut prêter à des Noirs une lointaine ascendance blanche ; or, aux dires des explorateurs allemands, étonnés de découvrir au Rwanda des royaumes structurés, s’y trouvaient des « nègres blancs ». J.-A. de Gobineau avait décrit une ancienne migration de Blancs en Afrique noire, due à la race des Hamites, les fils de Cham non maudits. Ainsi, quand l’explorateur John Speke décrit les Tutsi comme membres de la race sémito-hamite venue d’Éthiopie, régnant sans partage sur les Hutu, « pauvres nègres » de la race bantou, son hypothèse acquit rapidement force de certitude.

Un facteur supplémentaire d’explication se rencontre dans la facilité avec laquelle a été universalisée une grille d’interprétation du passé en conquêtes raciales. En 1560 apparaît, dans les Recherches de la France d’Étienne Pasquier, le mythe de la dualité nationale, qui donne à la noblesse française une origine franque, les roturiers étant eux des descendants des Gaulois ou Gallo-Romains. Dans Qu’est-ce que le Tiers État ?, en 1789, Sieyès retourna ce mythe contre les nobles ; s’il y a deux races en France, dont l’une, d’ascendance germanique, justifie ses privilèges par le droit de conquête, il faut chasser ces étrangers et « épurer la nation ». L’explication de l’histoire par les invasions étrangères est restée une école longtemps influente.

C’est l’historien Jean-Pierre Chrétien Voir notamment Jean-Pierre Chrétien, L’Afrique des Grands Lacs. qui a le premier opéré un rapprochement entre une certaine histoire de la France et celle qui a été enseignée au Rwanda jusqu’à la fin des années 1960. Pour D. Franche, la filiation est directe. En effet, pour expliquer des sociétés aux logiques fort différentes des nôtres, il était plus simple de transposer de tels schémas. C’est avec une formation historique dépassée et des grilles d’intelligibilité inapplicables que les premiers Pères Blancs vinrent évangéliser le Rwanda au début du siècle ; ils reprirent largement la « théorie » de J. Speke.

La transposition est ensuite passée dans les faits par les pratiques du pouvoir colonial, exercé conjointement par les administrateurs civils et les missionnaires (longtemps plus nombreux), pour se voir finalement réappropriée par les autochtones. En effet, pour compenser leur manque d’effectifs, les Allemands ont été contraints à prendre appui sur les structures de pouvoir locales, dans le cadre d’un système d’administration indirecte ; ce qui supposait de désigner les chefs du pays. Les missionnaires catholiques, eux, s’attachaient également à convertir en priorité les chefs. Au nom du « réalisme politique », Richard Kandt, Premier Résident allemand, privilégia un interlocuteur unique, le mwami. Quand en 1916 le Rwanda passa sous le contrôle des Belges, ceux-ci se tournèrent naturellement vers ceux qui habitaient depuis 1900 ces territoires inconnus : les Pères Blancs ou, plutôt, leurs supérieurs, dont le futur évêque Mgr Classe, favorable à la tutelle Tutsi.

Mais les Belges légiférèrent sur les moindres détails, et ne concédèrent aux chefs tutsi banyanduga que le rôle d’exécutants. Dans les années 1930 furent mises en place des circonscriptions administratives homogènes, avec une logique centralisatrice fort éloignée des anciennes chefferies, et à la tête desquelles ne furent nommés que des Tutsi issus des grandes familles de la cour, bientôt remplacés par leurs fils formés à l’école européenne. Le système reposait sur deux caractéristiques marquantes aux conséquences fortes : une collusion totale entre l’administration et l’Église catholique ; l’utilisation des chefs tutsis banyanduga comme simple courroie de transmission. Mais l’arrogance de ces derniers ne rencontrait plus les bornes des contre-pouvoirs naguère en vigueur. Face à leurs exactions, leur impopularité, méritée, se développa, alors même que les Européens gardaient eux le beau rôle (revoquer les chefs trop cruels, organiser les secours en cas de famine, soigner les malades…).

La construction des communautés de la peur

En 1931, pour recenser les contribuables, l’administration généralisa le livret d’identité, sur lequel fut portée la mention Hutu, Tutsi ou Twa. Même si la société rwandaise continua à penser l’identité sociale selon ses habitudes, les Rwandais commencèrent auprès des Européens à prendre l’habitude de se définir en ces termes. Mais la formation des élites revenait exclusivement aux catholiques : les enfants de grand lignage tutsi pouvaient apprendre l’idéologie « hamite » au Groupe scolaire d’Astrida, tandis que les autres élèves doués ne pouvaient se tourner que vers le seul séminaire, où ils étudiaient, coupés de leur famille, l’histoire du Rwanda des Pères Blancs. Dans cette société de tradition orale, c’est également par la puissance de l’écrit que les discours hypothétiques et indûment transposés atteignirent le rang des certitudes scientifiques : à cette époque, en effet, sont commandés par l’Église des ouvrages sur l’histoire du Rwanda qui feront longtemps référence [6]..

Dans les années 1950, la mauvaise acceptation de la domination tutsi se déclara publiquement. Les circonstances amenèrent les Belges à changer d’attitude, en préparant « la démocratisation » : arguant que les Hutu étaient les plus nombreux, et devant les spectres du communisme ou du protestantisme alors agités, les Européens décidèrent de renverser leurs alliances en faveur de l’élite hutu, formée au séminaire. Le mythe des origines des nobles tutsi se retourna contre eux : en 1956, les élections donnèrent la majorité aux Hutu dans les conseils de sous-chefferie, même si le système de scrutin indirect laissa les échelons supérieurs à l’élite tutsi. Les ingrédients de l’affrontement étaient réunis.

La suite est peut-être davantage connue. Ce que l’on a appelé « le problème social » du Rwanda fut présenté publiquement comme un problème racial avec la publication en mars 1957 du Manifeste des Bahutu, écrit avec l’approbation de Pères Blancs. Ce Manifeste énumère des demandes de réforme, contre la domination « hamite ». Alors que certains notables tutsi virent le danger, et rappelèrent aux administrateurs et aux missionnaires leurs responsabilités, d’autres réagirent par un texte méprisant, en légitimant leurs prérogatives par le droit de conquête. Une course de vitesse fut lancée entre les chefs tutsi qui cherchaient des appuis notamment auprès de l’ONU pour l’indépendance, d’une part, l’élite hutu et les « Tutsi modérés » d’autre part, qui voulaient d’abord s’affranchir du « régime féodal ». Plusieurs événements se soldèrent par des morts, des deux côtés, et le départ de quelques milliers de réfugiés tutsi.

À cette époque, cependant, le racisme n’est pas encore diffusé : il est faux de prétendre que les Hutu affrontaient les Tutsi, d’autant que la situation variait beaucoup d’une région à l’autre. Les élections communales donnent une écrasante majorité aux partis « défenseurs » des Hutu. L’indépendance est accordée en 1962, un an après la proclamation de la République. La révolution de palais est présentée comme une « révolution sociale », ce qui a l’avantage d’économiser à la Belgique et à l’Église catholique le procès du colonialisme. Les élites politiques réussissent à ce qu’un amalgame s’opère entre les anciens chefs tutsi (les Tutsi de lignages associés à la royauté devaient représenter une dizaine de milliers de personnes) et les autres Tutsi (environ 16 % de la population), qui pourtant avaient autant souffert que les Hutu du joug des privilégiés. Cet amalgame est rendu possible par la situation au Burundi, où des Tutsi gardèrent le pouvoir à l’indépendance : les massacres périodiques de part et d’autre de la frontière ont alimenté ce que D. Franche appelle « les vases communicants de la haine », enchaînements d’atrocités racistes et de massacres préventifs de peur de représailles, faisant un nombre toujours croissant de victimes au Rwanda comme au Burundi. Les deux groupes existent objectivement comme des communautés unies par une peur de l’autre qui débouche sur la haine. Mais le retour sur l’histoire du Rwanda montre que vont dorénavant continuer à désigner les Hutu et les Tutsi comme des « ethnies » viscéralement opposées ceux qui ont un intérêt politique à le faire.

Ce sont d’abord les concepteurs directs du génocide, les hauts politiques rwandais et leur entourage influent, qui ont cherché à tirer profit de l’exploitation de l’ethnisme. Le président Habyarimana, qui prit le pouvoir en 1973, et les membres de la mafia familiale (l’akazu), ont aiguillonné les peurs pour mieux pouvoir les utiliser en détournant l’attention des problèmes réels, tout en justifiant leur maintien au pouvoir par une soi-disant représentativité. Au Rwanda, la « menace » était à la fois intérieure et extérieure : plusieurs centaines de milliers de Tutsi vivaient en exil, auxquels le régime refusait le retour. Quand en 1990, le FPR (Front Patriotique Rwandais) attaqua le Rwanda, les Tutsi habitant au Rwanda furent présentés comme sa cinquième colonne, dispersée dans le pays ; la désignation d’un « ennemi commun » permettait de masquer la corruption des dirigeants, les dissensions régionales, et les graves difficultés du pays (manque de terre et de ressources naturelles, urbanisation très limitée, absence d’industrie et de services, nombre croissant de sidéens…). Les concepteurs du génocide surent prendre appui à la fois sur ces frustrations, le sentiment d’impunité (les précédents massacres n’ayant donné lieu à aucune action judiciaire), et la peur des représailles en cas de victoire du FPR. Un trait culturel rwandais aide ici à comprendre sur quel ressort social profond s’est appuyée l’entreprise d’extermination, aux côtés de la logique raciste : une tradition d’assimilation par proximité était très forte au Rwanda, qui permettait de considérer toute personne fréquentant un lignage ennemi comme lui appartenant et donc comme pouvant faire l’objet de châtiment, même après plusieurs générations. Pour qu’ils craignent la vengeance, le maximum de Rwandais devaient donc être impliqués ; les miliciens Interahamwe s’y employèrent par la menace [7] : le « travail », une fois commencé, devait être poursuivi jusqu’à sa fin.

Les médias de plus en plus sophistiqués et certains intellectuels rwandais ont diffusé des discours de haine et de terreur pour venir balayer les restes de la mémoire de la société rwandaise précoloniale, qui s’éteignait avec la disparition des derniers témoins directs. Ils ont été en partie relayés par des religieux, à différents niveaux ; jusqu’en 1990, l’archevêque de Kigali, proche du président, était membre du comité central du parti unique. Il est inutile de rappeler les collusions entre l’Église catholique, propriétaire de la plupart des écoles et premier employeur national via ses œuvres diverses, et un régime dictatorial pratiquant la ségrégation, dans le pays le plus évangélisé d’Afrique.

Un négationnisme français

C’est également en France que certains prêchent le discours ethniste, ponctuellement, car il participe d’un maquillage de l’aide apportée aux génocidaires, ou de façon plus générale, pour pérenniser les pratiques de la françafrique. Sur le cas du Rwanda, le négationnisme est courant, qui consiste dans le meilleur des cas en une perte du sens de la mesure et de la chronologie (par exemple lorsqu’est mis en balance le génocide avec les crimes de guerre), en l’occultation de la récupération du problème des réfugiés [8], ou à prétendre que l’anarchie rwandaise pendant la guerre civile a empêché toute analyse et action efficaces (comment pourrait-il en être ainsi d’un tel projet ?). L’évidence a été niée : eyes wide shut pendant [9], mais aussi avant le génocide, devant les rapports publics des ONG ou plus discrets des diplomates, et les mises en garde d’universitaires. La réaction inepte du Conseil de Sécurité de l’ONU au télégramme du 11 janvier 1994 du chef militaire de la MINUAR [10] permet à l’exécutif français de déployer le paravent de la « communauté internationale ».

Trop d’hommes politiques français déclinent et relaient la thèse ethniste. La première partie du rapport de la Mission d’information parlementaire chargée d’examiner les opérations militaires menées au Rwanda entre 1990 et 1994 contredit l’idée d’un ancrage historique des haines racistes ; pourtant, une large place est ensuite laissée aux discours qui invoquent les seules « traditions locales et populaires » et aux formulations plus ou moins adroites affiliées à une rhétorique piégée et outrancièrement simpliste. Robert Galley, pour ne citer qu’un archétype, précise ainsi dans son audition du 13 mai 1998 : « … Les Tutsi n’ont donc rigoureusement rien à voir avec les peuples de la forêt. Ces populations, malgré les mariages mixtes, sont complètement différentes. La réussite des élites tutsies en Europe […] et aux États-Unis, est là pour montrer qu’il s’agit d’un peuple, intelligent et fier, de très bons guerriers, qui n’a rien à voir avec ces hordes de pauvres bantous, incapables de résister à la poussée d’une armée moderne […] obéissant à une discipline comparable à celle qui caractérise les armées européennes. […] C’était une aristocratie et des esclaves. Tel avait également été le régime antérieur au Rwanda pendant des siècles. » Robert Galley n’est pas seulement député de l’Aube, comme se contente de l’annoncer le rapport Quilès : cet ancien ministre de la Coopération, qui fut à la tête des Volontaires du Progrès, était interlocuteur fréquent de Mitterrand sur la question rwandaise et président des amitiés franco-rwandaises de l’Assemblée nationale.

Les discours occultent la cruelle tactique de gouvernement qui joue des antagonismes, et divise pour mieux régner. Ainsi « monsieur Védrine a rappelé que la France avait participé à l’instruction de troupes issues d’une armée régulière, représentant 80 % de la population et que dans bien d’autres pays d’Afrique, la coopération militaire concerne probablement des armées beaucoup moins représentatives » lors de sa déposition. (La France est alors en « coopération » avec l’armée burundaise à État-major exclusivement tutsi.) C’est donc au nom du « réalisme politique » qu’aurait été maintenu au pouvoir un régime dictatorial, censé par sa « représentativité » avoir l’avantage de maintenir le pays dans une certaine stabilité. La France, qui a sauvé le régime d’Habyarimana en 1990 par l’envoi de parachutistes, n’a cessé de largement le soutenir par la suite, malgré sa grave dérive raciste : sur les quatre années qui précédèrent le génocide, elle finança le gonflement des effectifs de l’armée régulière de 5 000 à 30 000 soldats, et ne trouva rien à redire lorsque les nouvelles recrues étaient enrôlées pour des pogroms. Après l’attentat où Habyarimana trouva la mort, la France exfiltra les caciques de son régime avec l’opération Amaryllis, puis se mêla aux intrigues de la constitution du gouvernement intérimaire qui servit à maquiller le putsch des génocidaires, auquel elle donna une crédibilité en étant la première puissance à le reconnaître officiellement.
Les propos déforment la réalité du terrain pour laisser entendre de façon surréaliste que les massacres se déroulent sur le front, et non en retrait. « À Paris, la France continuait d’entretenir des contacts avec tous les protagonistes aussi longtemps que demeurait l’espoir de conclusion d’un cessez-le-feu », rend compte le rapport des propos d’Hubert Védrine. Les vues françaises sont relayées par le conseil de Sécurité de l’ONU, qui, il est vrai, aurait eu obligation juridique d’intervenir si le terme génocide avait été utilisé dans un de ses rapports (ainsi, plusieurs semaines après le début du génocide qui se déroulait sous ses yeux, Roger Booh-Booh en était-il encore à parler de « massacres inter-ethniques »). De plus, la présentation du FPR qui est faite en France est fortement tendancieuse – d’autant que celui-ci est soupçonné de recevoir l’aide des Américains – et la thèse du double génocide se répand. Roland Dumas, à l’occasion de son audition du 30 juin 1998, propose une comparaison implicite du FPR avec l’armée du troisième Reich (image reprise par Jacques Myard, membre de la Mission, qui parle de blitzkrieg), en déclarant que les Tutsi – car le FPR est assimilé aux Tutsi – étaient non seulement de bons guerriers mais aussi de bons stratèges, puisque lorsque la percée du nord a été arrêtée, ils sont passés par l’est, comme d’autres au moment de la guerre des Ardennes. La diabolisation précoce du FPR sert la cause des génocidaires.

Il est frappant de voir comment nombre de médias se sont fait l’écho des thèses favorables au développement de la politique extérieure de la France telle qu’elle est actuellement pensée. Par exemple, Jacques Isnard, le 5 juillet 1994, analyse : « Poussés par l’avance du FPR, les centaines de milliers de réfugiés sont aussi à surveiller dans la mesure où, comme on dit, un Tutsi peut être un rebelle potentiel. Quant aux combattants du FPR, nul ne conteste qu’ils sont bien armés, en particulier par l’Ouganda qui a continué à leur livrer des matériels ex soviétiques… C’est cette supériorité en armement et ravitaillement divers qui a permis à cette ethnie minoritaire de l’emporter progressivement sur les FAR. » Philippe Decraene, à qui furent longtemps confiées les affaires africaines du Monde, y écrivait déjà le 27 février 1973 : « Ici, on communique en kinyarwanda, langue des Hutu agriculteurs sédentaires bantous, réduits à merci par les pasteurs Tutsi géants venus des rives du Nil aux environs du onzième siècle. » Decraene est plus récemment responsable de la lettre confidentielle Marchés tropicaux, dont l’article du 9 avril 1993, « Négociations sans lendemain et exactions des Khmers noirs », colle à l’avis de l’exécutif français [11]. sur les négociations d’Arusha.
Enfin, plusieurs universitaires viennent renforcer des visions plus que contestables des événements. Certains, qui s’improvisent historiens du Rwanda, parlent de double génocide ou reprennent le schéma de l’invasion nilotique. Ainsi Pierre Erny publie dès 1994 Rwanda 1994, où il dénonce les exactions du FPR et met exagérément en relief l’assassinat par ce dernier de trois hommes d’Église. Il se fait l’écho d’une lettre de prêtres réfugiés à Goma, adressée au pape en août 1994, dans laquelle les ecclésiastiques en exil se disaient « étonnés de constater que la communauté internationale, voire même l’humanité tout entière, s’est laissée et se laisse encore tromper par la campagne, hélas malicieuse et mensongère, du FPR (…) Parler de génocide en insinuant que ce sont les seuls Hutu qui ont tué les Tutsi, c’est méconnaître que Hutu et Tutsi ont été tous les bourreaux les uns des autres. Nous osons même affirmer que le nombre de Hutu civils tués par l’armée FPR dépasse de loin les Tutsi victimes des troubles ethniques. » De même, le livre de Bernard Debré paru en 1998, et aujourd’hui épuisé, Le retour du Mwami : la vraie histoire des génocides rwandais reprend ces thèses insoutenables. Il est vrai que cet ouvrage a été plus qu’inspiré par un universitaire très controversé de Lyon III, Bernard Lugan, dont la réputation ne semble pas effrayer ceux qui assistent à ses conférences à l’Institut des Hautes Études en Défense Nationale, haut lieu de rencontre des acteurs du complexe militaro-industriel français. Pour ce directeur de publication de L’Afrique réelle, le bilan de la décolonisation est déplorable puisque, les Blancs à peine partis, « les ethnies africaines se livrent à des exactions tribales sorties de la nuit des temps ». D. Franche, notamment, s’indigne de l’irresponsabilité de ces « spécialistes », universitaires ou géopoliticiens, qui jettent de l’huile sur le feu ethniste : on ne fait pas un génocide sans théorie.
Grenades et mitraillettes ont été nécessaires pour encadrer les machettes, et l’on pourrait suggérer qu’il faut également de la théorie pour que l’industrie de l’armement reste florissante. Mais cette seule piste est bien maigre pour le cas du Rwanda. Par quoi alors expliquer l’implication des responsables français ? L’affairisme, les amitiés personnelles, le nationalisme alimenté par le syndrome de Fachoda ? Le Rwanda, qui ne comporte qu’une petite minorité de francophones, ne présente pas d’intérêt économique, mais jouit d’une situation géographique stratégique. Dans le cadre de la succession de Mobutu, le Rwanda pouvait se révéler une arrière-base de « l’empire français »… L’exécutif et la diplomatie semblent avoir jugé que maintenir sous la perfusion de la coopération militaire le régime d’Habyarimana était le meilleur moyen de préparer les crises à venir de l’Afrique des Grands Lacs. L’ignorance de nos décisionnaires a donc permis de faire quatre ans de guerre au Rwanda aux côtés de ceux qui préparaient le génocide. On voit se dessiner des éléments d’explication tant du maniement de la grille ethniste que de la facilité avec laquelle elle se propage.

Pour que les soldats français aient contrôlé avant le génocide les mentions portées sur les pièces d’identité des Rwandais, c’est que la grille trouve également des relais dans l’armée. L’idée selon laquelle les ethnies sont le fondement de toute vie politique en Afrique [12] faisait certainement office de fort simple explication à la situation du pays, pour justifier notre présence (la légitime défense contre une minorité rebelle) et motiver les troupes. À un niveau supérieur, ce sont les manœuvres d’un corps qui lutte pour son pouvoir qu’il faut analyser. Il est cependant difficile de prouver l’utilisation de l’ethnisme par l’armée (ou, faisons preuve de discernement, par une partie d’entre elle [13]), qui laisse peu de traces écrites. Le politologue Jean-Francois Bayart, directeur du Centre d’Étude des Relations Internationales (CERI), explique : « À l’État-major du président de la République, à la Mission militaire de Coopération et au ministère de la Défense, l’approche classique des troupes de marine, favorable à une instrumentalisation de l’ethnicité au service de la coopération militaire, dans la plus pure tradition coloniale, continuait à l’emporter. Ancien responsable de l’opération Manta [au Tchad], le général Huchon [justement installé au commande au moment des accords d’Arusha] était le porte-parole de cette vision, qui devait également jouer un rôle crucial dans la crise concomitante du Rwanda et dans la poursuite de la coopération militaire avec les armées mono-ethniques du Burundi et du Togo. » Il dresse un tableau éloquent des contributions d’officiers formés au moule africain : « Au fur et à mesure que la crise s’aggravait [au Rwanda], les militaires, et notamment la Mission de coopération militaire de la rue Monsieur, ont exercé une influence de plus en plus grande. Ils ont eu de plus en plus le monopole de l’analyse de l’information que l’on déposait sur le bureau du chef de l’État, allant jusqu’à créer le contexte médiatique dans lequel se prend la décision et qui éventuellement influe sur celle-ci : ce fut le cas en janvier février 1993, c’est la Mission militaire qui, à propos du FPR, entonne le thème des Khmers noirs [14], la défense de la francophonie, etc. […] Tous les signes annonciateurs [du génocide] ont été passés à la machine culturelle. » Cette machine culturelle repose sur une histoire française du mépris, multiséculaire.

Il faut du temps pour se déprendre d’un discours dominant et largement vulgarisé. Reste qu’il importe de s’intéresser à l’utilisation politique qui en est faite ; et d’en limiter l’extension : car comment combattre l’indifférence si l’on continue à parler de tribus ou d’ethnies quand cela ne s’applique pas ? L’examen de l’histoire du mot ethnie montre que si le substantif n’a pas officiellement de connotation raciale, il n’en est pas nécessairement de même de l’adjectif ethnique, qui signifie éthymologiquement « païen ». L’acception anglo-saxonne du terme laisse entendre que seuls les dominés ont une « ethnicité ». Le vocable a été longtemps réservé chez les scientifiques aux populations sans écriture, « primitives », aux peuples insuffisamment civilisés pour mener des guerres, tout court, et non des « guerres ethniques ». Il est vrai que les discours ethnistes offrent le mérite de la simplicité, nous rassurent sur nos propres sociétés, et absolvent des responsabilités. Mais, directement ou non, leur sont associées des idées racistes et/ou méprisantes.

Ne plus parler de tribus ou d’ethnies quand ces termes ne s’appliquent pas, c’est déjà entreprendre d’enrayer l’indifférence qui entoure les questions des relations de la France à l’Afrique. Un peu mieux connaître les réalités et l’histoire africaines, c’est aussi atténuer notre vulnérabilité aux manipulations politico-médiatiques en la matière. Chercher à savoir qui interpose la grille ethniste, et à quelles fins, c’est certainement commencer à en limiter la portée politique.

Notes

[1Sauf peut-être cet académicien qui, dépêché au Rwanda, s’amuse à avouer : « Je confonds toujours les Hutis et les Tutsus… Je sais que les plus grands, les plus petits les raccourcissent en les coupant à la hauteur des chevilles. »

[2J.-P. Gouteux a invité la rédaction du Monde « à parler de races et non d’ethnies » ; voir Le monde, un contre-pouvoir, L’Esprit Frappeur, 1999.

[3Ministères des Colonies ou des Affaires étrangères, Luthériens, Sœurs et Pères Blancs, etc

[4Dominique Franche, Rwanda, généalogie d’un génocide, Éd. Mille et une nuits, 1997.

[5En référence aux fils de Cham.

[6Pour remplacer Un royaume hamite au centre de l’Afrique jugé trop ardu, le chanoine L. de Lacger fut chargé de l’écriture de Ruanda ; ne parlant pas le kinyarwanda, il puisa largement au savoir du commanditaire de l’ouvrage, Mgr Classe et à ses schémas historiques tendancieux

[7L’ouvrage édité par la FIDH en 1999, Aucun témoin ne doit survivre, montre comment le gouvernement intérimaire a collaboré de manière décisive à l’encadrement du génocide grâce aux officiers de l’armée régulière, pour que les miliciens, gendarmes et bourgmestres entretiennent auprès du plus grand nombre la folie génocidaire. Beaucoup de Hutu s’y refusant furent ainsi victimes du génocide.

[8Voir Philippe Vasset, « Nourris, logés, armés », Vacarme n°4-5, septembre 1997.

[9Un article anonyme du Monde Diplomatique d’avril 1993 « Au Rwanda, les massacres ethniques au service de la dictature » défend qu’il est encore tout à fait possible de désamorcer une situation explosive.

[10Qui mentionnait des détails aussi précis que la présence de 1 700 miliciens Interahamwe, entraînés au camp des FAR, disséminés par groupe de 40 dans Kigali, prêts à tuer jusqu’à mille Tutsi toutes les vingt minutes.

[11Dont il a été proche ne serait-ce qu’en tant que premier civil nommé à la direction du Centre des études pour l’Afrique et l’Asie modernes par François Mitterrand (qui eu son épouse pour secrétaire particulière)

[12Notamment dénoncée par l’ouvrage de Jean-Loup Amselle et Elikia M’Bokolo, Au cœur de l’ethnie, ethnie, tribalisme et État en Afrique, La Découverte, 1985, réédité en 1999.

[13Les généraux proches conseillers du Prince sur les affaires de coopération sont pour beaucoup issus de l’ex- » coloniale » – infanterie coloniale – devenue infanterie de marine.

[14L’existence d’un document de 1962 prouvant un « complot Hima-Tutsi » – utilisé par les « services » français pour asseoir le mythe des « Khmers-noirs » et diffusé dans les médias parisiens –, a été démontée par l’universitaire Jean-Pierre Chrétien.